Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
Mon cher Rédacteur,
Votre collaborateur m’a
importuné et m’a mis en colère une fois de plus. Une fois
de plus il m’a mal posé la question, sujet de l’interview,
une fois de plus je l’ai chassé et une fois de plus il s’est
avéré que, à la suite de la question mal posée,
j’ai plus à dire sur le sujet que s’il l’avait bien
posée – une fois de plus c’est lui qui avait raison.
Il m’a demandé (après
que ses espions lui ont appris que j’étais présent à
Erdgeist de Wedekind[1] au Renaissance, avec Madame Orska[2]) mes impressions sur la pièce et
sur la comédienne.
Mes impressions ! Qu’est-ce que
je suis ? Un peintre paysagiste ou une plaque de cire sur lesquels le
monde extérieur laisse son empreinte, ou une plaque de photographe
sensible à la lumière, ou quoi ? Vous voulez peut-être
savoir, cher ami, l’effet qu’ont fait sur moi la comédienne
et la pièce ? Impression ! Elle a fait sur moi le même
effet que sur n’importe quel spectateur – elle m’a plu si
elle était belle, j’ai écouté si elle jouait bien,
j’ai eu peur si elle criait, j’ai tendu les oreilles si elle
chuchotait, je me suis attristé si elle pleurait, elle m’a
égayé si elle riait. Mes impressions. J’ai
l’impression que lorsque le prologue tire un coup de feu inattendu en
l’air, on est secoué – si vous appelez ça effet et si
vous appelez l’effet un succès, alors c’est une pièce
à grand effet en effet, et à grand succès. Voilà
mon impression – mais pour le savoir vous n’aviez pas besoin de
moi, vous auriez pu l’apprendre de quiconque dans l’assistance.
Mon cher ami, apprenez de moi ce que vous
voulez apprendre de moi. L’effet exercé sur moi par ce pauvre
Wedekind (pauvre parce qu’il est mort) et cette pauvre Orska (pauvre parce qu’elle est vivante) est vraiment
très secondaire, probablement indifférent à Wedekind comme
à Orska – du point de vue de
l’effet je ne suis qu’un parmi les centaines de milliers de
spectateurs ; et en ce qui concerne ma supposée faculté de
savoir mieux m’exprimer que d’autres, je devrais pour cette raison
relater l’effet au nom du public – je note modestement que ma
modeste faculté en question – anche io
sono…, c’est-à-dire étant également
musicien – est enclenchée d’habitude en moi par
l’effet exercé sur moi par la vie et la nature et non par
l’art. Donc ce que vous voulez savoir, mon cher ami, ce n’est
pas une impression mais la pensée et l’avis de cette impression.
La prochaine fois ne me demandez pas ce que je dis d’Orska
et de Wedekind – mais ce que je dis à Orska
et à Wedekind.
Bref, à propos d’Orska ça ne va pas être long. Je lui fais
savoir à elle qu’elle m’a satisfait, je constate
qu’elle se sert soigneusement et consciencieusement de son âme et
de son corps pour exprimer cette drôle de chose que l’auteur lui a
confiée. Elle ne veut pas fourrer son nez dans le métier de
l’écrivain, elle ne prend pas son autonomie pour
"caractériser" le personnage, elle ne "s’identifie
pas" à son rôle, mais elle le joue. Une brave actrice
talentueuse.
Face à Wedekind ma situation est
plus délicate. Wedekind n’est plus parmi les vivants ce qui met un
point d’interrogation à l’intérêt de toute
critique, non du point de vue de la piété, mais de celui de
l’utilité. Lui, le pauvre, ne s’amendera pas si je
l’avertis de quelques erreurs. Je dois pourtant le faire car le
spectateur à jugement incertain et à la pensée lente
pourrait aisément être induit en erreur par la pièce
– et le trouble et l’empathie avec lesquels il quitte le
théâtre, il pourrait facilement les confondre avec le sentiment
qui élève l’âme et que laissent les œuvres
importantes, voire les chefs-d’œuvre.
Que le spectateur se rassure, cette
pièce est mauvaise. Elle n’est pas mauvaise en ce qu’elle
"ne me plairait pas", car à la rigueur elle pourrait me
plaire, c’est un pur hasard qu’il se trouve qu’elle ne me
plaît même pas ; pourtant elle est mauvaise. Elle est mauvaise
comme le sont des poumons tuberculeux ou une automobile inutilisable, ou une
déduction mathématique qui conduit à un résultat
faux ; elle est tout simplement mauvaise, on peut prouver qu’elle
est mauvaise, elle est classiquement, superbement mauvaise, elle est
spectaculairement mauvaise comme une tumeur cancéreuse idéale que
le professeur montre fièrement à ses étudiants, en
disant : voici une tumeur qui a splendidement évolué, un
spécimen de choix.
Malheureusement je n’ai ni la place
ni le temps ici de faire une analyse afin de prouver que cette œuvre est
mauvaise. Tout ce que je peux faire ici c’est de vous rendre compte du
résultat, résumé en quelques points – mais si
quelqu’un souhaite me voir administrer la déduction
complète et la preuve que ce que je dis est juste, je suis à sa disposition.
Ici je ne ferai que poser les questions et y répondre.
1. De quoi parle cette
pièce ? La pièce parle de Lulu, une belle femme
désirable aimée de tous… disons : que tout le monde aimerait
heu… ; elle le sait mais elle n’utilise pas cet état de
choses pour distribuer bonheur et détente aux hommes mais pour les
désespérer et les tuer, en se sentant sûre de ne pas
être pour cela directement punissable.
2. Qu’est-ce qui en sort ?
Il en sort qu’elle ne subira pas de punition directe, les hommes
désespèrent et meurent tandis que Lulu s’en sort
victorieusement.
3. Quels sont les hommes à qui
Lulu a affaire ? Lulu a affaire à de vrais hommes, parmi eux
un artiste que l’auteur, lui-même artiste, avait manifestement
imaginé comme un excellent homme, autrement dit il se croit excellent,
autrement il n’écrirait pas de pièces.
4. Mais alors qui est Lulu ?
D’après l’auteur Lulu est "l’esprit de la
terre", cette force satanique nuisible qui détruit l’homme
dont la vocation est le beau et le grand.
5. Mais qui est l’être
humain ? L’être humain est bisexuel, soit masculin soit
féminin. Donc quelqu’un qui détruit un homme,
détruit l’homme et la femme. Mais cela voudrait dire que Lulu
n’est pas une femme parce que si elle l’était, elle
détruirait elle-même. Ce qu’affirme la pièce, que la
femme détruit l’homme, est donc faux. L’homme est
détruit par Satan et pas par la femme. Mais Lulu est
présentée dans la pièce comme la femme la plus
réelle, que tous les
hommes désirent quand il s’agit d’amour : elle est
belle et désirable, alors que Satan est laid et repoussant. Mais si
Satan est beau et attirant, en quoi est-il Satan ? Il en est tiré
la conclusion que la vraie femme qui n’est pas satanique est laide et
repoussante – mais une laide et repoussante n’est pas une femme.
6. Mais alors que voulait
l’auteur avec sa pièce ? Voulait-il présenter une
belle femme attirante, dans le but de montrer que cette belle femme attirante
est vile est repoussante ? Il voulait montrer cela à qui et dans
quel but ? Aux hommes pour qu’ils s’en préservent ?
Si les hommes sont sincères avec eux-mêmes, ils sortent du
théâtre avec la pensée qu’ils ont vu une belle femme
attirante et qu’il serait bon… heu… si c’était
possible, mais malheureusement ce n’est pas possible. Aux femmes ?
Si les femmes sont sincères avec elles-mêmes, elles sortent du
théâtre avec la pensée qu’il serait bon de ressembler
à cette Lulu si elles ne sont pas telles – mais si elles sont
telles, elles se voient justifiées et elles s’en veulent de ne pas
avoir été plus mauvaises que ce qu’elles étaient.
Bref, tout le monde sort du théâtre en colère et de
méchante humeur ; pas abattu, pas frappé de remords, pas
amendé, pas transcendé, pas riche de découvertes et de
nouveaux projets, pas apaisé, pas tourmenté : seulement de mauvaise
humeur et seulement en colère. Mais comme nous pouvons supposer que cela
ne pouvait pas être le but de l’auteur, quel était donc son
but ? Cela, on ne peut pas le savoir puisque le but n’a pas
été atteint. On ne peut pas savoir vers où était
orientée sa flèche car elle est tombée dans la gadoue.
7. Étant donné que son
but reste inconnu, son intrigue est banale et ennuyeuse, son message est obscur
et chancelant, ses indications sont erronées, ses moyens brutaux, son
effet est désagréable et déprimant – qu’est-ce
alors que cette pièce, mis à part son soi-disant succès en
Allemagne et son importance révolutionnaire (ce qui n’a pas sa
place ici car nous traitons un problème littéraire et non
social) ?
Ni l’esthétique ni la
philosophie ne peuvent répondre à cette dernière question,
elles ne peuvent que retourner la paume des mains et hausser les
épaules. Nous sommes contraints de nous adresser à la psychologie
pratique, celle que nous connaissons tous, malades et bien portants, par
expérience intérieure – la psychologie pratique tranche le
nœud gordien. Puisqu’une femme comme cette Lulu ou n’existe
pas ou si elle existe, les choses qui lui arrivent ou qui l’entourent ne
sont ni tragiques, ni comiques, par conséquent elles ne valent rien ni
du point de vue de la philosophie ni de celui du drame, ni de celui de
l’esthétique. Étant donné qu’une personne
psychiquement saine ne peut se complaire d’un pareil spectacle, ni
s’en instruire, étant donné que cette pièce ne rend
personne ni plus intelligent, ni meilleur, ni plus beau, ni plus
débrouillard, ni plus faillible, ni plus heureux, ni plus malheureux,
d’un point de vue littéraire il ne s’agit donc que
d’un pur effort vain et stérile, sa valeur est égale
à zéro. Après élimination de l’inutile il
reste une constatation psychique glaciale, c’est-à-dire que cette
pièce est l’auto-infection sans honneur de l’instinct sexuel
d’un homme frustré en des visions forcées et
volontairement excitées – devant le public. La science appelle
cette chose exhibitionnisme – le langage commun appelle cela
impudeur, non par indignation morale – pas pour défendre la
morale, pas parce que l’impudeur est immorale – mais dans la
défense de la beauté, car l’impudeur est laide.
[1]
Frank Wedekind (1864-1918). Dramaturge allemand. Lulu de Alban Berg s’est
inspiré de deux pièces de Wedekind dont "Erdgeist"
("L’esprit de
[2]
Maria Orska (1896-1930). Actrice d’origine
russe. Elle s’est suicidée sur scène en 1930 pendant la représentation de "L’esprit de