Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
crime et conscience
(Méditation innocente
à l’occasion d’une amnistie.)
Méditation,
entends-tu, Monsieur l’assassin, méditation et non pas
action… Tu n’as rien à craindre, Monsieur l’assassin
qui sais très bien au fond de toi que
l’adjectif "innocent" du sous-titre est en
réalité un pléonasme : dès qu’il
s’agit de méditation, cela ne peut pas être nuisible.
Contrairement à toute logique qui présente les activités
humaines comme le résultat final de la réflexion et de la
compréhension, cela suppose entre la pensée et l’action une
certaine relation formelle, un troisième élément, l’observateur
non méditant mais non agissant non plus, qui regarde d’ici cette
magnifique époque, voit de plus en plus clairement qu’entre
méditation et action, entre tête et main, il existe (s’ils
existent) des rapports complètement différents de ce que toute
réflexion antérieure avait permis de supposer.
La conclusion était donc fausse, le
résultat, la comparaison avec la réalité, ne colle pas. Il
y a une erreur – mais où est l’erreur ? Peut-être
en ce que l’on avait cherché la relation entre la
méditation et l’action, or dans la réalité cela
n’existe pas : dans la réalité il existe des gens de
méditation et des gens d’action ; ces deux groupes de gens ne
sont pas cause et effet l’un de l’autre, ils ne se déduisent
pas l’un de l’autre, mais ils sont deux systèmes solaires
universels indépendants, autonomes, ordinairement ils diffèrent
même un peu l’un de l’autre ; malgré tous ses
efforts, voyez-vous, notre brave logicien n’arrivera pas à les
superposer avec des conjonctions "donc" ou
"c’est-à-dire" ou autre, comme deux propositions
subordonnées. "Le raisonnement est la mort de l’action",
ainsi raisonne Lucifer (dont on prétend qu’il savait
raisonner et agir à la fois – mais ce n’était pas un
homme vivant !), et cette constatation en tant que telle est parfaitement
juste. Ce qui cloche c’est que cette constatation engendre deux
enseignements. Moi par exemple, pour ma part (tout au moins en ce moment-ci),
de ce que "le raisonnement est la mort de l’action" je tire une
conclusion : allons-y, raisonnons et à bas l’action. Mais
Monsieur l’assassin à qui je dédie affectueusement mes
modestes pensées, en déduit tout aussi légitimement :
allons-y, agissons et à bas le raisonnement – et aussi celui qui
raisonne. C’est pourquoi j’ai l’honneur de signaler que
contrairement à monsieur l’assassin je suis innocent puisque moi
(pour le moment) je veux bien le laisser agir, si lui, il veut bien me laisser
raisonner : je demande donc ma relaxe.
Mais il y a aussi autre chose, en
l’occurrence la question de la punition et du châtiment.
C’est-à-dire dans la mesure où la chose va au procès
entre moi et Monsieur l’assassin et un de nous deux est mis dans son
tort, comment le défendeur paiera-t-il le plaignant ? Car moi, pour
ma part, dans la mesure où la sentence me serait favorable – mon
avocat, Maître Esprit de Modération m’encourage de nouveau
beaucoup ces temps-ci – j’aimerais beaucoup soulever la question
des frais du procès : en effet, jusqu’ici c’est moi qui
ai tout payé, Monsieur l’assassin n’a daigné y
contribuer de l’ombre d’un sou.
La pensée par ailleurs sublime de
l’amnistie, qu’elle avantage un côté ou l’autre,
laisse dans l’âme un arrière-goût acerbe. Quelle en
est la raison ? La raison en est apparemment qu’elle mesure à
la même aune les deux types de crimes : celui que nous commettons
à cause d’un raisonnement erroné
et celui que nous commettons par un acte erroné. Ce faisant elle se
place du côté des raisonneurs mais en même temps elle leur
nuit car elle raisonne mal. Les deux types de crimes ne peuvent pas être
mesurés à la même aune. En effet, entre un homme qui
raisonne et un homme qui agit, la différence est beaucoup plus grande
qu’entre raisonnement et action. On peut résumer à peu
près comme suit l’idée de base de l’amnistie :
"d’accord, je ne te frappe pas, c’est Dieu qui te
frappera !" Jusque-là c’est correct, nous, raisonneurs,
savons bien que Dieu a l’habitude de frapper, nous
l’expérimentons sur nous-mêmes en tant que châtiment
de nos raisonnements erronés – nous l’appelons entre
nous : remord, éveil de conscience, autoaccusation. Si
c’est nous qui sommes dispensés de punition pour notre
raisonnement erroné, l’affaire est close car nous, justement par
notre caractère raisonneur, nous récolterons la punition divine,
la reconnaissance de notre sottise, et le but de la grâce, l’amendement,
sera ainsi atteint. Mais est-ce que cela se passe également ainsi dans
le cas du monsieur agissant, Monsieur l’assassin ?
L’expérience est différente.
L’édifiant propos lumineux du génie se fraie en vain un
chemin à travers l’embrouillamini des faits et des
réalités ; le châtiment intérieur de
Raskolnikov pour avoir tué la vieille ne stigmatise pas et
n’effraie pas l’assassin mais seulement le penseur, qui est fautif,
car lorsqu’il a voulu agir, il s’est égaré sur un
terrain qui n’était pas fait pour lui. Le châtiment de
Raskolnikov est celui du génie égaré de l’âme
duquel il a jailli – ce n’est pas une loi morale de validité
générale. Le remords n’est pas la vertu originelle instinctive
de nous tous – sur ce point la science analytique n’a pas
cherché au bon endroit. Cela fait des années que j’observe
nos petits Raskolnikov, je n’ai vu en eux aucune trace de rupture
d’équilibre intérieur, de dysharmonie interne, sinon
parfois quand ils étaient menacés par le même type de
châtiment : la même action que le crime qu’ils
avaient commis. Ces Raskolnikov sont des âmes harmonieuses, chacune de
leurs paroles affiche la figure souriante de la confiance en soi et de
l’amour-propre : ils ne sentent pas "le vide entre leurs
idéaux", puisqu’ils n’ont pas d’idéaux. En
même temps ils tapent avec une condescendance bienveillante
l’épaule des sophistes imbéciles, qui les magnifient, comme
ils méprisent superbement le philosophe hésitant qui hoche la
tête avec désapprobation en raison "de leur acte". Ce
sont autant de Raskolnikov sains, aux joues rebondies. Il est à craindre
que la clémence elle-même change peu leur attitude fondamentale
qui leur prescrit au moment décisif "l’action
agissante", l’action que les Saintes Écritures appellent mauvaise
action, la distinguant de la bonne action basée sur la
non-action. La loi morale du châtiment intérieur,
compréhension et repentir nous concerne, nous qui, en
réalité, n’en avons pas tellement besoin – à leur
intention, mais pour nous, dont la tâche consiste à édifier
une morale sociale, une atmosphère morale à part,
qui le contraindrait à la crainte et à l’angoisse
salutaires auxquelles nous parvenons par le biais de la rupture de
l’équilibre intérieur.
Je ne parle pas de châtiment digne ou
de vengeance, et je ne préconise pas de refuser la grâce aux
criminels. Je réclame seulement une petite distinction formelle :
que vérité et affection et sentence (qui sont en fin de compte
des enseignements) soient dosées selon la personnalité, le
caractère, la capacité de compréhension de chacun –
un bon maître explique la même leçon différemment,
s’il veut de bons résultats, au talent mathématique de
compréhension rapide et au champion de gymnastique à
l’esprit obtus. Bref : clémence au révolté
contre la loi, simplement et virilement, sans hésitation (qu’il
règle le reste dans sa conscience). Mais l’assassin, si
j’étais le dispensateur des clémences, avant de le
relâcher, je tremperais son nez nombre de fois dans le sang versé,
comme celui du chien dans sa propre déjection, puisqu’on a beau
raisonner, assassins et chiens ne comprennent rien de la parole et
n’apprennent pas sans cela la fine différence de nuance entre le
milieu de la salle et un recoin sombre, entre bonne foi et mauvaise foi, entre
raisonnement et action, entre amour et haine.