Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
le un et le zÉro
Dissertation
mathématique.
Par zéro nous
entendons le point de départ de la succession des nombres naturels,
d’où, en partant à droite, se suivent les quantités
positives.
Par un nous entendons la première
station de la suite des nombres naturels, en partant de zéro,
avançant vers deux ou trois.
Autrement dit, selon l’enseignement
de la suite des nombres naturels, nous entendons par zéro la
quantité qui, du un vers la gauche est aussi loin que vers la droite du
un jusqu’à deux. Dans une représentation graphique de la
suite des nombres naturels nous mesurons une même distance de zéro
à un que de un à deux.
Tous nos calculs, dans la mesure où
nous les appliquons à la pratique, se basent dans notre imagination sur
cette formule mathématique : de zéro on arrive à un
comme de un on arrive à deux. Jusqu’à présent la
mathématique n’a pas réussi à démontrer un
quelconque écart entre les deux différences quantitatives.
J’ai donc l’honneur
d’annoncer mon nouveau système mathématique qui, partant de
l’univers euclidien, passant par les systèmes de Bolyai[1] et d’Einstein, est appelé
à faire de la différence entre zéro et un l’objet
d’un examen plus approfondi et plus scrupuleux, avec un regard
particulièrement scrutateur sur sa différence substantielle par
rapport à la différence entre un et deux.
La personne qui recevrait mon postulat
hardi, annoncé sous cette forme paraissant compliquée, avec le
doute qui convient dans la science, je la rassure en lui disant que ma
découverte a été précédée non
seulement d’une réflexion spéculative, mais aussi
d’une recherche pratique approfondie dans le domaine en question. Avant
de formuler un avis en authentique savant se sacrifiant pour la science,
j’ai parcouru moi-même la région où j’avais
besoin de données – un peu à la façon de Livingstone
parcourant l’Afrique Centrale, ou de Darwin collectant des données
pour soutenir ses hypothèses concernant l’origine de
l’espèce humaine, ou de notre Vámbéry[2] qui pour rechercher quelques racines de
mots turcs et tatars n’a pas hésité à se rendre
pendant quelques années au pied de l’Himalaya, afin
d’être plus assuré. C’est à peu près
ainsi que j’ai également parcouru moi-même, poussé par
l’enthousiasme scientifique, les deux régions conduisant de
zéro à un d’une part et de un à deux d’autre
part, et dont les frontières sont vers le nord le Néant, ou comme
le nomment les indigènes, le fleuve Aucunement, vers le sud le Quelque
Chose, ou dans le dialecte des habitants locaux : la montagne Pas-si-haut, que les cartographes de tout temps ont
désignée de deux traits pointillés d’égale
longueur, semblablement à la topographie de la région polaire
avant Cook et Peary.
Quarante-six volumes déjà parus
et cinquante ouvrages à venir rendent compte des résultats de mon
voyage que le monde scientifique malheureusement, à ce jour, n’a
pas daigné honorer comme il l’aurait dû. J’aimerais
donc résumer en quelques phrases pour les écoles
élémentaires le résultat de ma découverte, en guise
d’enseignement et d’avertissement pour ceux qui quittent,
naïfs et ignorants, les rives du fleuve Néant, croyant que le
chemin qu’ils ont à parcourir ne dépasse pas la distance de
Un Quelque Chose à Deux Quelque Chose.
En effet, ils se trompent gravement. Tout
ce que la mathématique de la vie a constaté de progrès,
d’évolution, d’accomplissement de la volonté, de
l’endurance et du talent, tout ceci concerne le chemin entre Un Quelque
Chose et Deux Quelque Chose et Plusieurs Quelque Chose : les lois
établies par la morale, la philosophie, l’art et la
littérature sont effectivement valables pour cet itinéraire.
Entre les Un Quelque Chose et Deux Quelque
Chose existe la série des guides portant les étiquettes :
Sois Intelligent, Sois Prudent, Sois Prévoyant ; Travaille et
Vis ; Étire-toi aussi Longuement que le Permet ta Couverture ;
Rends-toi Utile jusqu’à l’Extinction de ton Lumignon ;
Sois Débrouillard et Combatif. Ceux qui respectent ces principes
parviendront à coup sûr jusqu’à la station suivante
de la suite numérique : de un à deux, de deux à
trois, de trois à cent millions de dollars.
Mais entre le Néant et le Un Quelque
Chose de telles étiquettes n’existent pas – et même
s’il y en avait cela ne t’avancerait pas, car par exemple tu peux
toujours essayer de t’étirer aussi longuement que le permet ta
couverture, simplement parce que tu n’as pas de couverture entre le
Néant et le Un – et tu ne peux pas te rendre utile
jusqu’à l’extinction de ton lumignon, car tu n’y as
pas de lumignon. Et entre le Néant et le Un il n’y a pas de borne
kilométrique – car cette route est semée de cadavres, en
tous sens, dispersés et entassés – car entre le
Néant et le Un se trouve « Ben, moi, je n’y peux
rien », « Excusez-moi, je n’ai pas le temps »,
« Écoutez, le directeur n’est pas
disponible » - car entre le Néant et le Un se trouvent le
meurtre, la folie et l’impuissance.
Entre le néant et le un se trouvent
la Panique et l’Intrépidité. Entre le néant et le un
se trouvent l’Instinct, la Religion, la Méchanceté et la
Rédemption. Entre le néant et le un se trouve la
Découverte du Monde.
Car les mathématiciens se sont
trompés – le chemin du néant jusqu’à un est
plus long que de un jusqu’à cent mille millions – ce chemin
est à peu près aussi long que celui de la vie
jusqu’à la mort.