Frigyes
Karinthy :
"Qui m’a interpellé ?"
"intÉressant…"
Je vais tenter de régler ses comptes
à ce terme – je l’ai si souvent rencontré, chaque
fois il m’a inquiété : j’aimerais savoir
pourquoi ? Qu’entendons-nous par ce terme, pourquoi l’utilisons-nous ?
Que trouvons-nous intéressant ?
Je ne l’ai jamais spécialement
apprécié. Dans un discours construit, lorsque je me concentrais
sur ce que je disais, j’essayais de l’éviter. Vainement. Il
s’est tellement propagé, s’est tellement ancré dans
l’usage courant qu’on ne peut plus vivre sans lui. Maintenant que
je suis en train de chercher une épithète caractéristique
par laquelle justifier pourquoi je lui consacre un chapitre à part, je
n’en trouve pas d’autre que lui-même ; j’ai le
sentiment que je ne pourrais pas capter autrement l’attention du lecteur,
qu’en l’assurant que le terme "intéressant" est un
terme intéressant, et il est intéressant de
l’analyser. Naturellement cela implique de ma part une attention accrue
pour ne pas tomber dans le piège le plus manifeste de la
déduction logique : je ne dois pas mêler par hasard la
notion à définir aux notions déterminantes.
Au demeurant je peux rapidement
régler ses comptes à mon antipathie, simplement parce que je
n’aime pas ce terme, je le trouve foncièrement vulgaire. Nous le
prononçons à tout bout de champ, par courtoisie, par
curiosité – quelqu’un qui aime le langage
châtié, aura obligatoirement ses oreilles blessées,
offensées par l’irresponsable légèreté avec
laquelle il est administré.
Mais pourquoi ? Il existe bien
d’autres adjectifs ou adverbes, depuis que nous nous signalons les uns
aux autres ce qui est commun en nous : les vécus et les impressions
tant extérieures qu’intérieures partagés par tous,
nous les utilisons peut-être plus fréquemment que celui-ci, sans
que je les sente rabâchés.
Depuis que…
Voici la première
caractéristique tangible.
Pendant des millénaires le mot
"intéressant" a été utilisé beaucoup
moins souvent, et quand il l’était, il ne l’était pas
au sens qu’on lui donne de nos jours. Le mot
"intéressant", censé décrire et
caractériser des phénomènes dans la littérature et
dans l’usage commun, est devenu indispensable depuis une centaine
d’années. Lisez des livres anciens, reconstituez d’anciens
dialogues ou discussions dans le style de ces livres et des traditions –
vous n’en trouverez aucune trace. Il serait difficile
d’écrire un livre historique dans lequel, mettons, Savonarole ou
Ferenc Rákóczi[1] auraient exprimé l’avis que
certains événements sont "très
intéressants". Pourtant les gens émettaient de tout temps
des avis, et même il y eut des temps où l’avis émis
était plus important que les choses elles-mêmes. Comment les gens
pouvaient-ils exister sans le critère intéressant ou
inintéressant (ennuyeux) qui compte tant aujourd’hui ?
Quelqu’un qui a bien compris la
question posée, ne peut attendre après cela une analyse
idéologique ou étymologique de l’intérêt.
Ce que nous souhaitons apprendre dans le cadre du présent exposé,
ce n’est pas ce qui intéresse les gens en général, sub specie æternitatis – mais seulement savoir, et
ceci pour en tirer une moralité, pourquoi et depuis quand nous utilisons
cette distinction qualificative ? Du fait qu’il s’agit
d’un usage récent de ce terme, on peut conclure qu’il est
venu et s’est répandu dans le cadre d’un changement,
et nous ne suivrons peut-être pas une fausse piste si nous le mettons en
rapport avec l’essor des transports au dix-neuvième siècle
et celui du journalisme aussi.
La piste paraît bonne. Le journalisme
est ce moyen de communication dont non seulement le maintien, mais la condition
et la base de la création est l’hypothèse que les gens ne
sont pas intéressés seulement par ce qui est en rapport direct
avec ce qui les intéresse
personnellement, mais il existe une sorte de curiosité, pas encore
une attirance et plus une indifférence, un intérêt pour des
histoires arrivées à d’autres qui nous ressemblent, ce qui
pourrait être exprimé par le terme
"commérage" : autrement dit des faits divers –
alimentation et condition de la naissance du journalisme en tant que moyen
véhiculaire ; des nouvelles légères à
l’égard desquelles il ne vaut pas la peine de prendre position par
acquiescement ou désapprobation, avec joie ou indignation, avec
compassion ou colère, avec foi ou dénégation, autrement
dit avec un jugement moral, n’ayant rien à voir avec les
catégories évoquées. Elles méritent tout au plus
une courte méditation, une attention éphémère,
comme autant d’épisodes qui interrompent ou colorient la
tragédie de l’existence ou la vie humaine. Le mot
"nouvelle" au sens premier du terme désigne un
événement, un petit événement tellement
insignifiant qu’elle paraît "neuve" même quand elle
se répète pour la centième fois car chaque fois elle se
laisse oublier, contrairement aux affaires importantes de la vie dont nous
savons par des expériences pénibles, voire fatales qu’elles
ne sont pas nouvelles : il y en a eu et il y en aura, par la
volonté de lois à poigne d’airain. Les premiers recueils de
nouvelles, ou journaux, sont apparus au milieu du dix-huitième
siècle, ils ne sont autres que des libelles amusants rapportant des
rumeurs et des commérages, des événements qui ne
possèdent pas de terme spécifique pour les décrire, ils
empruntent donc une désignation vague : ainsi naît la notion
"d’intérêt".
La nouvelle prend forme et elle
prétend vivre dans ses propres limites étroitement
taillées. Mais, au cours des cent cinquante années suivantes, son
géniteur et son enfant, le Journal, s’étend, dans des
proportions effrayantes mais de façon naturelle, il remplit chaque
espace, devient l’un des facteurs décisifs et déterminants
de la vie civilisée : un véritable pouvoir vital dirigeant
et orientant des destinées. Et l’étroite notion
"d’intérêt" avec son mince et plat contenu est
contrainte de s’étendre avec lui, de façon pas du tout
naturelle – parce que sa nature ne supporte pas ces
proportions : il enfle maladivement, il revêt une forme anormale et
il écarte les saines normes morales.
Le lecteur me comprendra peut-être si
je mets en regard deux "faits divers" des journaux. L’un est
publié, mettons, à Paris au dix-huitième
siècle : la chienne de Madame Lavallière a mis bas six petits
chiots. L’autre à New-York, la semaine dernière : des
insurgés chinois ont massacré trois cent mille personnes. Nul ne
contredira que la première information est tout au plus intéressante,
alors que – et c’est là que ça cloche ! –
aucun lecteur ni journaliste d’aujourd’hui n’oserait nier que
la deuxième information était plus ou autre
qu’intéressante. Personne ne l’oserait, oui, c’est le
mot juste ! Car nous sentions bien obscurément et avec angoisse
qu’il faudrait penser, sentir, dire, faire autre chose à la
lecture de cette nouvelle. Pourtant, que présente le journal, serviteur
et maître de l’opinion publique ? Des centaines de milliers de
personnes ont été massacrées – cent mille personnes
ont péri dans un tremblement de terre – il a tiré une balle
dans la tête du séducteur – une jeune fille s’est
suicidée. Cent mille personnes… c’est effroyable…
Effroyable ?!... ça
ne peut pas être effroyable puisque c’est intéressant !
Oui, c’est intéressant – puisque si ça ne
l’était pas, on ne fabriquerait pas de journal, on ne
l’imprimerait pas en énormément gros caractères, pour
attirer tous les regards et pour vendre le journal. Cent mille personnes
– à quel point c’est intéressant, rien ne le
prouve aussi bien que deux cent mille, ce
serait encore plus intéressant ;
si non pas cent mille, mais deux cent mille personnes avaient péri dans
le tremblement de terre, le journal serait imprimé en encore plus
gros caractères et sortirait vingt à trente mille exemplaires
supplémentaires, pour la plus grande satisfaction de
l’éditeur. Il a tiré une balle dans la tête du
séducteur serait encore plus intéressant s’il avait
tiré des balles dans la tête de deux séducteurs. Le
suicide d’une jeune fille, c’est intéressant.
C’est encore plus intéressant si la jeune fille était merveilleusement
belle et fabuleusement riche.
C’est ainsi que le journalisme
génère l’antonymie entre "intéressant" et
"pas intéressant". L’homme européen,
éduqué dans l’atmosphère créée par le
siècle du journalisme commence à oublier que cette opposition n’est
pas une sentence véritable, naturelle, du sens et des sentiments,
c’est une fausse formulation, un substitut, un succédané,
le remplacement des notions naturellement opposées que jadis nous
appelions bon et mauvais, correct et incorrect, à
suivre ou à réfuter. Nous distinguions ces notions
entre les événements, conscients de l’aspiration au
bonheur : "devons-nous lutter contre la possibilité de leur
réitération ou devons-nous les favoriser ; devons-nous
détruire ou construire, vouloir ou ne pas vouloir ?" En un
mot : tirons-en un enseignement.
"C’est
intéressant !", préférons-nous dire
aujourd’hui en hochant à peine la tête – et ce
hochement, geste de la dénégation, de l’évacuation, est très
caractéristique de cet état d’âme avec lequel nous
voulons nous débarrasser du sentiment de responsabilité
qui, apparemment, jaillit tout de même, et avec lequel nous devrions
accueillir la nouvelle de tout ce qui arrive à notre prochain :
la responsabilité que nous devrions assumer, au minimum dans
l’acquiescement ou la désapprobation si déjà nous ne
voulons pas l’assumer dans l’action, l’aide à porter
ou la punition. "C’est intéressant !", disons-nous,
pour n’avoir à décréter ni bien ni mal, ce qui
trahirait et avouerait notre conviction, religion, caractère,
personnalité, en l’assumant, une fois entrés en relation
avec l’événement.
C’est intéressant,
disons-nous, et sur nos visages apparaît la caricature de
l’Européen d’aujourd’hui, cette incertitude ni chaude
ni froide, ni gaie ni triste, dans laquelle on ne peut plus lire la tragédie
individuelle – ce visage dans lequel l’œil n’est
plus le miroir de l’âme, il n’a plus rien à
refléter, puisque l’âme ne se dessine plus dans les contours
de la désapprobation ou de l’acquiescement. Il a perdu
désormais sa relation naturelle avec l’événement
extérieur, lorsqu’il a dégradé à un niveau
accessoire la fatalité, l’avertissement du Destin qui couve en lui
et qui nous concerne tous.
En effet, après un peu de
réflexion sincère il apparaît évident que le
journal, produit et géniteur de l’intérêt, cet amas
d’or qu’un optimisme fallacieux prend pour
l’écriture de l’histoire contemporaine, souligne non pas
la substance des événements du monde, pas même son contenu,
il ne souligne pratiquement que leur chronologie, je dirais
presque la partie statistique de ce qui, du point de vue du contenu interne
de l’événement, n’aurait de valeur parmi les vivants
que pour quelques mathématiciens originaux, des entomologistes qui
s’ennuient, si nous n’avions pas pris l’habitude de trouver
"intéressant" tout ce que nous servent les journaux. Il y a
sept ans, pendant la grippe espagnole, les journaux communiquaient jour
après jour le nombre des morts, puis au fur et à mesure de la
décroissance de l’épidémie ce chiffre se mit enfin
à diminuer. Naturellement parallèlement à la diminution du
nombre des morts l’importance et la longueur des articles traitant le
sujet diminuaient également (la chose devenant de moins en moins
"intéressante") ; mais mon propos est autre, je veux
parler du communiqué qu’un typographe a composé un beau
jour vers la fin et que les journaux ont publié le lendemain. Le
communiqué se disait fier de faire savoir que grâce à Dieu
l’épidémie vivait ses derniers jours et que probablement le
lecteur serait rassuré d’apprendre que selon le rapport des
autorités ce jour-là une seule personne seulement serait
décédée de la grippe espagnole. La nouvelle
réjouissante était rédigée de façon si
suggestive qu’on voyait presque le visage réjouit et satisfait de
la victime, chantonnant et sifflotant : « youkaïdi, youkaïda,
l’épidémie s’en va, plus qu’un mec va crever ce
soir, chouette c’est moi ! ». En effet, le sujet
n’étant plus assez "intéressant" mais différent,
le journal ne s’est pas rendu compte que l’événement
marquant de ce jour était cette unique mort
et non pas le fait qu’il n’y en aurait pas d’autres.
Plus grave, la prolifération
maladive de "l’intérêt" a contaminé le
système d’encadrement de la culture, sa critique esthétique
et éthique méthodique, en relâchant le frein censé
donner une forme à la culture. Les arts, le monde des fictions, supporte
plus facilement ce déchaînement et s’en sort mieux ;
naissent quelques "tendances" folles, quelques "genres"
farfelus tels le simultanéisme[2], le dadaïsme, le surréalisme,
outrés de l’impotence de la critique d’art qui
s’efforce de substituer la perversité sénile de
"l’intérêt" à la notion du beau et du laid. Je le répète donc, l’art
s’en sortira, et tout finira par revenir dans son train-train habituel.
Mais le même processus produit dans le domaine de l’éthique,
contrôle des actions humaines, des phénomènes
autrement plus dangereux. La guerre mondiale nous a montré ce qui se
passe si nous essayons de poser des exigences différentes, autres que
bonnes ou mauvaises, pour juger les actions humaines. Des conceptions pour le
moins "intéressantes" ont vu le jour, telles par
exemple : assassiner des hommes consciemment et méthodiquement
serait une des conditions du progrès, le suicide est un sacrifice utile,
la voie la plus sûre vers notre succès est que les citoyens
défendent l’armée et non l’inverse et enfin, last but
not least, la "théorie raciale" elle-même, remède
le plus radical sous forme de décapitation.
Dans ce dernier excès c’est
dans l’application pratique de la "théorie raciale" que
cet esprit qui a commencé par la recherche enthousiaste des secrets de la
nature a atteint son point culminant et a parachevé son œuvre avec
la glorieuse victoire du journalisme. Et nous pouvons peut-être nous
arrêter sur ce point. Recherche de la nature, théorie de
l’évolution – autrefois autant de contraintes
intérieures, d’impératifs, au service du Grand But. Au
siècle du journalisme elles sont devenues des fins en soi, avec leurs
résultats prodigieusement "intéressants" : qui
donc s’en préoccupe, à quoi sert, à quoi est bonne
ou à quoi est mauvaise la science ? "Les secrets de la nature
ont été dévoilés !" – pour le
journaliste ce n’est pas plus que ça – sur une page les
secrets d’une actrice, sur l’autre ceux de la nature, du
créateur – le journaliste se sent à l’aise dans tous
les boudoirs ; et le monde lui-même est une gigantesque grille de
mots croisés dont nous révélerons les réponses au
prochain numéro. Le secret du monde, le secret de l’âme
– autant de secrets, autant de devinettes ; et la psychologie
analytique est un des acquis "des plus intéressants" de
l’époque, elle nous révèle la genèse de
l’âme qui capte tout cela. Qui s’intéresse
à ce qu’elle est devenue, après avoir
été générée ? Qui
s’intéresse à la Règle sous le signe de laquelle
nous avons commencé à la rechercher, qui se demande pourquoi
nous devons savoir tout cela ? Les secrets de la main et du pied et de
l’œil et de l’oreille ont été
révélés. Nous connaissons l’utilité de chacun
– qui s’intéresse à l’utilité du
tout ?
Et maintenant que je pense à la
Grande Encyclopédie, je pose ma plume, désespéré.
Jamais à la présente époque je n’apprendrai si
l’œuvre poétique que j’ai écrite a
été belle, si l’action que j’ai menée a
été bonne, et une angoisse me prend, il ne vaut pas la
peine de poursuivre cette analyse. L’éditeur auquel je la
transmets, le lecteur qui s’y plonge et va jusqu’au bout si elle
lui plaît, et qui veut exprimer ses louanges, dira : c’est
"très intéressant" ce que vous dites de
"l’intéressant".
Mais s’il vous plaît, pour
l’amour du ciel, je ne voulais pas dire ce qui est
"intéressant", je voulais dire ce qui est vrai.
Vrai ?!... De quoi
s’agit-il ?!...