Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
LE QUATRIÈme
État de la matiÈre
Thorsen ferma la
porte. Il était trois heures mais le ciel s’assombrissait
déjà, les rochers du fjord se dessinaient nettement sur le ciel
bleu acier.
Nous
étions au vingt-troisième étage du Laboratoire National,
sous la coupole vitrée du couloir circulaire, où l’on
travaille depuis cinq ans avec de l’air liquide. Depuis lors Thorsen dispose de cette partie du bâtiment ;
c’est là qu’il voulait achever et tester les
résultats de ses recherches de vingt ans. Douze mois se sont
écoulés depuis ma dernière visite – le changement
m’a étonné. L’homme doux, réservé,
à la parole timide a disparu, ses gestes sont devenus fermes, sa voix
presque crûment sûre et d’airain. Une sorte
d’indifférence optimiste a pris la place du regard anxieusement
curieux avec lequel il avait coutume de scruter mon visage pendant ses
explications.
Sa
façon d’accélérer le pas devant moi, ne me regardant
guère en poussant les instruments, les tables montées sur roues
: je n’ai pas résisté à l’envie de lui
en faire la remarque. Il éclata de rire.
- Bien
observé, C’est particulièrement juste, dit-il avec un
"regard anxieusement curieux".
Un
professeur qui pendant qu’il explique jette ce regard sur son
élève, a de bonnes raisons de s’angoisser : il
n’est probablement pas tout à fait sûr de son affaire, il ne
comprend pas entièrement ce qu’il voulait faire comprendre.
- Tu
veux dire… qu’aujourd’hui tu expliquerais autrement… ? – ai-je risqué.
Il
me regarda, il afficha un sourire entendu.
- Aujourd’hui
plus besoin d’explications.
- Ah !...
- Il
y a huit jours oui… plus aujourd’hui.
- Donc…
à la place des explications ?
- À
la place des explications – la preuve.
Il
se frotta les mains, me regarda de biais. Il se mit encore à rire,
d’un rire ouvert, sain.
- Ce
qui est curieux… c’est que la chose m’intéresse
beaucoup moins… tous ces vingt ans, avec ces hésitations, ces
tentatives, des idées fixes tournant autour d’une seule
pensée… tout se réduit à un travail de détail
insignifiant, tout devient une rêverie oisive par rapport à cette
unique semaine – c’était tout au plus… une sorte de
préparation…
Je
le regardai sans comprendre.
- Vingt
années de travail, tu dis… un travail insignifiant ?…
La formidable théorie de
l’énergie matière – une spéculation infantile ?
- Doucement
– un peu plus peut-être que cela. En tout cas c’est une
vérité si simple, si naturelle, quasiment triviale – le dur
labeur de vingt années, résumé en quelques phrases !
Oui – il est certain qu’entre la vieille folie atomique et
l’acceptation de la réalité électronique il a fallu
un peu de temps. Mais penser à tout ce que j’aurais pu
m’épargner si alors, il y a vingt ans, quelqu’un
s’était planté devant moi et avait exprimé la chose
telle que je la résume aujourd’hui – en trois axiomes !
Si quelqu’un m’avait dit simplement :
« énergie et matière ! –
balivernes ! ». On possédait déjà la
certitude que la plus petite
partie, l’indivisible ne
peut pas elle-même être matière, corpuscule. Mais à
propos de l’électron,
la plus petite charge électrique, ce non-sens désignant une propriété existante de
quelque chose d’inexistant (une charge électrique ! En soi,
comme si tu disais : voici un homme qui s’approche – sans
homme !), on parlait encore de ce centre d’énergies comme de braves cubes de béton dont le corps de la
matière "serait bâti".
- Mais
alors…
- Bien
sûr, mais alors… Je sais, inutile de me le rappeler, je n’ai
pas oublié la tâche que je m’étais
imposée… "La matière n’est qu’une des manifestations de l’énergie qui, elle, est
une réalité plus globale, plus générale :
telle la neige, la lumière, l’électricité… Un
phénomène équivalent à ces derniers." Bien
sûr ça devient plus plaisant ainsi… le dé a un peu
roulé : ce n’est pas l’énergie qui est une
propriété particulière de la matière – c’est la
matière qui est l’une des diverses
propriétés de l’énergie. – Mais comment se
retransforme-t-elle en énergie ?!… Car la ficelle de toute
cette ineptie de radium devient tout de même tôt ou tard trop
grosse !…
Il
s’approcha de moi, se mit à tirailler un bouton de mon manteau
– chez lui cela a toujours été un signe de la plus grande
vivacité.
- Eh…
Te rappelles-tu le jour où je t’ai parlé des états
de la matière ?
- Absolument…
L’énergie… en tant qu’un des états de la
matière…
Il
éclata de rire comme si on le chatouillait. Ses yeux
étincelaient.
- Bravo !…
Tu te rappelles bien : c’est mot à mot ce que j’ai
dit ! Fou que je suis, je ne me suis pas rendu compte à quel point
j’étais près de tomber dans le mille de la réalité
avec ce mot simple… Il aurait suffi de parler et réfléchir
encore un peu plus simplement, oublier un peu plus ce que depuis le premier
cours de physique de la première de mon lycée j’ai appris
et j’ai médité – et très vite, peut-être
déjà là devant toi, j’aurais prononcé le mot.
Tout simplement, tout naturellement, comme on dit air ou bien eau ou bien rêve.
- Le
mot ?… Quel mot ?
- Le
mot : état de la matière.
- Mais
tu viens de le prononcer.
- Oui,
mais trop prudemment, en tâtonnant, en le faisant précéder
d’un des.
- Un des… Comment aurait-il fallu ?
- Ainsi :
le quatrième. Trois états sont connus : le
gazeux, le liquide et le solide.
- Je
ne te comprends pas… Donc… l’énergie…
l’énergie… serait à considérer… comme un
quatrième… état de la matière…
Il
éclata d’un rire bruyant, savoureux, tapageur.
- "Serait
à considérer !" "Énergie !" Quels
mots ! Le glossaire des rêves lunatiques de la métaphysique
spéculative !… Si tu savais à quel point je me fiche
de "l’énergie" !… C’est la matière qui m’intéresse – que l’on peut toucher,
tâter, flairer, dans laquelle on peut s’allonger !…
Je
ne savais pas quoi répondre, je le fixai bêtement.
- Ben…
je ne sais vraiment pas… de quoi tu parles…
Il
alla jusqu’à la croisée, regarda dehors, tambourina avec
les doigts, sourit bizarrement. J’ignore pourquoi, c’est le visage
de mon père qui me vint à l’esprit, lorsque aux
veillées de Noël, l’index sur les lèvres, il nous
signalait l’approche d’une surprise. Brusquement il se retourna.
- Écoute,
dit-il avec une feinte légèreté, est-ce que tu vois le
trottoir en bas dans la rue ?
- Je
le vois.
- Des
voitures parcourent la chaussée à toute vitesse. Si ma
mémoire est bonne, la chaussée est pavée de cubes de
granit.
- C’est
juste.
- L’automobile
s’est avérée être un bon moyen de locomotion, bien que…
En tout cas, avoue que tu serais surpris si de là-bas, depuis
- Tu
veux dire – si la mer inondait la rue ?
- Pas
du tout ! La gondole viendrait dans la rue.
- Sur
des roues ?
- Une
gondole, sur roues ? Imbécile ! Comme ça, comme le font
les gondoles, elle glisserait, à moitié enfoncée dans la
matière dans laquelle elle circule… Le gondolier se tiendrait
à la poupe, il tremperait rythmiquement son aviron.
Je
ne comprenais toujours pas.
- Il
le tremperait ? Dans quoi ?
- Mais
sous la surface de la rue, dans les cubes de granit. La gondole glisserait en
tanguant, à demi immergée, entre les pavés, et les vagues
lapidaires soulevées clapoteraient autour d’elle en bruissant
quand l’aviron y pénétrerait. Alors, qu’en
dis-tu ?
Je
haussai les épaules.
- Que
je suis devenu fou… Ou que mes yeux me jouent un tour… Ou que
c’est un mirage…
Il
resta pensif.
- Surtout
si tu découvrais que le canot, au fur et à mesure qu’il
s’approche… Se rapetisse… Pas le contraire, comme
l’exigeraient les lois de la perspective… Et le temps qu’il
arrive ici, sous la fenêtre, il disparaîtrait… Au demeurant,
tu te dirais que ce canot et cet aviron doivent être des objets bigrement
durs pour fendre et éclabousser la pierre autour d’eux… Sans
la faire exploser…
- Thorsen, je ne vois pas où tu veux en venir.
- Je
t’ai seulement posé la question : croirais-tu que tu verrais
la réalité si tu voyais cela ?
- Au
diable ! Bien sûr que non, je ne le croirais pas !
- Non ? !…
Il
fit une pirouette sur lui-même, s’éloigna de
- Reste
là où tu es… Ne bouge pas, regarde seulement ! –
me cria-t-il impérieusement. – Observe, mais tais-toi !
Une
sorte de boule brillante, scintillante, éblouissante apparut un court instant au bout de la pince.
À côté de Thorsen il y avait un
guéridon métallique, et dès que mon ami le savant eut
sorti la boule du réservoir, il la lâcha aussitôt sur la
tablette du guéridon. Au même instant la boule disparut.
- Viens
ici !
J’accourus
au guéridon, nous nous penchâmes au-dessus.
- Que
vois-tu ?
- Un
trou.
- Regarde-le
bien.
- Un
canal tubulaire… non pas tubulaire, plutôt conique… qui se
rétrécit vers l’intérieur… à
l’endroit où la boule à disparu…
- Mais
tu as bien vu qu’il n’y avait là aucun trou
auparavant ?
- Je
l’ai vu. La boule…
- Elle
a traversé la table métallique… pourtant bien
épaisse… Mais où est-elle allée ?
Je
cherchai sous la table.
- Je
ne la vois nulle part.
- C’est
normal. Regarde, pendant qu’elle a traversé ce guéridon
– tu peux observer le rétrécissement du canal – elle
a perdu les trois quarts de son volume. Elle a disparu avant d’atteindre
le sol.
J’ai
regardé la table, sous
- Alors ?…
– me pressa-t-il en riant.
- Quoi
alors ? – bégayai-je. – Je n’y comprends rien.
- Tu
es un peu lourdaud. Eh bien, un petit morceau… de la matière dont était fabriquée
la gondole… s’est
immergé sous la surface de la table métallique…
C’est tout.
Quelques
minutes plus tard, assis sur le canapé, j’étais encore sous
le choc, Thorsen faisait les cent pas devant moi, il
parlait vite, comme un professeur faisant son cours et attendant impatiemment
la sonnerie de fin. Je me rappelle qu’il guettait même sa montre.
- Bon,
écoute… Mais écoute bien comme si tu étais assis au
dernier banc à côté de moi, en classe de première.
Tu dois oublier tout ce que tu as appris depuis. Quelle était
déjà la dernière leçon ?
- Les…
les états de la matière…
- C’est
ça. Je t’écoute.
- Ben…
Il existe trois états de la matière… pour tous les
éléments… selon le comportement des molécules les
unes envers les autres…
- Commence
par en haut… par les températures les plus élevées.
- L’état
gazeux de la matière… est l’état où les
molécules se repoussent…
Le corps se répand, remplit toute la place disponible… les
molécules se repoussent dans toutes les directions… Puis
l’état liquide… les molécules sont neutres, ni ne s’attirent ni ne se
repoussent… sinon dans une faible mesure, nécessaire pour la capillarité… Dans cet état le corps garde
son volume… mais ne garde pas sa forme… il prend la forme du
récipient… Enfin la troisième possibilité… aux
températures les moins élevées… lorsque les molécules
s’attirent… le corps est à l’état solide…
il prend une forme autonome, il la garde… il résiste aux
changements de forme…
- C’est
fini ?
- Fini.
- Tu
as dit : enfin la troisième possibilité. Il
n’y aurait donc pas d’autre possibilité ?
- Pas
à ma connaissance.
- Réfléchis.
Les molécules du liquide ni ne s’attirent ni ne se repoussent
– et pourtant le corps garde son volume. Les molécules du corps
solide s’attirent – et pourtant le corps solide garde son volume,
tout comme le corps liquide. À droite de ces deux se trouve le corps
gazeux – dont les molécules se repoussent, et le corps gazeux se répand aussi,
en augmentant son volume. Eh
bien ? Ne pourrait-on pas imaginer encore autre chose – comme possibilité – à gauche des deux autres états ?
- Ce
serait un état… - balbutiai-je.
- Eh
bien ? Eh bien ? – me pressa-t-il.
- Un
état dans lequel… les molécules…
s’attirent… tout en…
- Oui ?
-…
pendant que… le corps… se rétrécit… il baisse de volume…
- C’est
bien, tu commences à revenir à toi. Maintenant prépare-toi
au cours suivant – au quatrième état de
- Et
les atomes… les électrons…
- Ta
question est tout à fait pertinente. Alors voilà, nous savons
qu’un électron n’est pas un corps mais un corpuscule – il n’est d’ailleurs pas infranchissable – rien ne contredit donc que les électrons fusionnent… que le corps tout entier, tel qu’il est, disparaisse – ou se transforme
en énergie.
- Le
corps… se transformerait… en énergie ?
- Mais
oui, si tu veux… Mais avant de le faire, d’abord il traverse le quatrième état de
- Face
à face ?
- Face
à face.
- Donc
– cette boule que j’ai vue tantôt…
- N’était
qu’un morceau de plomb ordinaire – dans le quatrième
état. Il se rétrécit et il disparaît – mais
pendant que dure ce processus, sa dureté, je dois utiliser ce mot aussi longtemps
que nous n’en avons pas trouvé un autre, est si grande qu’il
traverse le diamant, comme une pelle dans l’eau ou comme l’eau dans
l’air.
- La
découverte, comment s’est-elle faite ? – demandai-je
plus tard dans sa chambre.
Il
ne répondit pas tout de suite, il réfléchissait, son
visage paraissait maintenant distrait et pensif, il ne restait plus grand-chose
de sa vivacité électrique précédente.
- Eh
oui, finit-il lentement par répondre, par hasard… comme toutes les
découvertes… par hasard… Je sais seulement que la diminution
de la température n’était pas seule à jouer…
ça n’aurait pas suffi… bien que j’aie atteint mille
degrés en dessous de zéro… Il y avait aussi autre
chose… et c’est justement…
- Eh
bien ? – le pressai-je.
- Mais,
je l’ignore ! – explosa-t-il enfin… - Je l’ignore,
même si tu m’infliges le supplice de
- Mais
où ?… Qu’est-ce que c’est devenu ?
Il
sursauta.
- Tu
ne comprends pas ?… Je l’ignore !… Je ne le sais
pas !… Je n’en ai pas la moindre idée !… Je
ne sais rien… tout ce que je sais…
Il
alla à la fenêtre, regarda dehors.
- Tout
ce que je sais…, murmura-t-il pour lui-même, c’est ce que
savait Galvani… quand la cuisse de grenouille s’est
contractée sur le fil de fer tendu…
Je
me suis approché de lui à
- Galvani,
chuchotai-je, mais déjà il se doutait… qu’il avait
saisi quelque chose… que la divinité mystérieuse
s’était rendue… celle qui zigzague dans la foudre au
firmament orageux… et que l’on adorait comme une puissance inconnue
jusqu’alors…
Il
me regarda.
- Et
de nos jours, il n’existe plus de telles énergies inconnues ?
– regarde !…
Les
faisceaux lumineux de l’aurore boréale se tressèrent en une
couronne, avant de se redéployer en un éventail gigantesque.
- Regarde…
ces rayons se répandent… plus c’est loin… plus
c’est grand… plus ça s’approche… plus
c’est petit… ça disparaît en touchant le sol…
exactement l’envers de ce qu’enseigne la loi de la
perspective…
- Le
quatrième état de la matière… balbutiai-je.
Le
firmament flamboyait de mille couleurs.