Frigyes
Karinthy :
"Qui m’a interpellé ?"
trouble momentanÉ
d’esprit
Une jolie petite étude de Fabre, le
génial entomologiste, rend compte de résultats négatifs
concernant le suicide du scorpion : ses expériences ont
catégoriquement réfuté la superstition selon laquelle il
existe sur la terre un autre être vivant à part l’homme qui,
en cas de danger fatal raccourcit la souffrance de la mort en mettant fin
rapidement à sa vie. Par là même est tombée la dernière
justification de l’hypothèse sur le suicide des animaux : le
suicide reste définitivement le triste privilège de
l’espèce humaine.
Dans cette dissertation miniature ce
n’est pas le problème du suicide que je souhaite traiter. Cette
question surgit ici uniquement parce que l’étrange méthode
psychologique qui généralise tout de nos jours, se retrouvant en
contradiction avec elle-même, d’une part désigne comme
âme seulement l’activité intellectuelle et
sentimentale de l’individu humain et, d’autre part, sur la base de
la science de l’évolution, elle déduit quand même
cette activité de notre essence animale, tout en identifiant
l’âme à la raison. De cette façon elle ne peut
logiquement chercher la cause psychique du suicide ailleurs que dans le
négatif du grand instinct commun de la survie : la crainte de la
mort. Effectivement, selon cette logique un suicidaire "fuit la mort vers
la mort", ou plus exactement il "échange une mort
pénible et difficile contre une mort rapide et facile" – et
si les animaux ne se tuent pas, cela provient de ce qu’à
défaut de logique et de discernement ils n’ont pas le moyen de
choisir. De cette façon le suicide deviendrait un privilège
humain justement parce qu’il est une conséquence de ce qui
distingue l’homme de l’animal : c’est-à-dire que
le premier est un être vivant logique et discernant. En effet,
après une petite réflexion il apparaît alors évident
qu’en fin de compte tout suicide proviendrait de la peur devant les
peines et les souffrances de la mort. Quelqu’un qui, condamné à
mourir de faim se tire par exemple une balle dans la tête, fuit tout
autant une mort pénible et également certaine que
l’amoureux sans espoir qui met fin à sa vie dans
l’hypothèse (lui paraissant absolument certaine à ce
moment) que sans l’accomplissement de ses désirs, de toute
façon il n’aura qu’à faner, dépérir,
s’étioler psychiquement et physiquement et mourir d’une mort
longue et pénible parce que privé des conditions de la vie. Seul
un homme se sachant mortel peut se suicider, un suicide sans la conscience
de la mort n’existerait pas – le suicide serait donc le
résultat d’un processus de discernement, un acte humain logique.
Tout cela serait parfait si le bon sens
général n’était pas en contradiction flagrante avec
cette savante explication. En effet selon l’opinion
générale un suicidaire – et particulièrement le
suicidaire des chagrins compliqués et des souffrances psychiques –
non seulement n’agit pas logiquement et de façon digne des
êtres humains, il agit en dépit de tout bon sens et de façon
incompréhensible, et il n’existe pas d’autre explication
à son acte que celle selon laquelle il l’aurait commis dans un
"trouble momentané d’esprit". Je me hâte
d’observer d’ores et déjà que l’explication
scientifique esquissée plus haut est tout aussi fausse que "ce bon
sens général" tant admiré.
Je peux en finir plus facilement avec
l’explication scientifique, quelque surprenant que paraisse le point de
vue d’où je l’attaque, la conception
d’où elle part n’étant vulnérable qu’en
un seul point.
Ce point est la question de la peur de la
mort, dont découle toute l’explication. Nous avons en principe
pris finalement l’habitude de chercher la base de toutes les peurs dans
la crainte physique de la mort. Aussi, si nous avons peur de la douleur
physique, c’est parce que l’état anormal du corps qui se
signale par la douleur peut mettre la vie en danger. La douleur psychique,
résultant d’atteintes à nos intérêts vitaux,
à nos conditions vitales, serait également une angoisse devant la
mort – la peur de la mort engloberait toutes les autres peurs,
d’où nous pouvons conclure que rien ne serait aussi redoutable en
soi que l’ensemble de toutes les choses redoutables, la mort.
Cette conclusion est incorrecte, donc elle
ne peut être justifiée par aucune expérience.
J’affirme qu’il existe quelque chose que nous craignons davantage
que la mort physique – et là je ne fais allusion à
aucune discipline morale ou transcendante, ni à
"l’honneur", ni à des "impératifs
catégoriques" ou autre notion synthétique similaire ; car
ces dernières, si je veux, je peux à leur tour les démonter
en éléments menaçant ou soutenant mon existence, les
mêmes causes produisent les mêmes effets. La réalité
est beaucoup plus simple.
Il n’est nécessaire
d’être ni trop lâche ni trop nerveux pour éprouver la
scène imaginaire suivante. Il fait nuit. Je suis réveillé
par des craquements de la porte et je crois entendre un bruit de pas monotones
depuis la chambre voisine. Je m’assois dans mon lit, mon regard fixe la
porte. Celle-ci s’ouvre lentement, prudemment.
Mon cœur palpite :
qu’est-ce que ça peut être ? Supposons que ce soit un
cambrioleur, avec un couteau à la main, il vient pour me poignarder dans
mon sommeil. J’ai de bonnes raisons d’avoir peur, c’est ma
vie qui est en danger – et pourtant, cette peur a une autre coloration,
cette peur contient aussi quelque chose d’autre, quelque chose de
plus que si la même scène se produisait de jour, même
étant totalement sans défense, asservi à la mort, entre
les mains d’assassins, au champ de bataille ou dans une cage aux lions.
Supposons qu’avant de me réveiller j’aie fait des
rêves embrouillés, insensés – les images habituelles
de la logique du sommeil ; mettons que je me sois rencontré
moi-même ou bien un cher visage familier se serait transformé
devant mes yeux en un visage inconnu, ou encore un objet lourd se serait
hissé en l’air ou passé à travers le mur. Et
maintenant voici le fait : la porte s’ouvre, quelqu’un
entre.
Chacun séparément doit se
poser la question et y répondre : se sentirait-il rassuré,
sa crainte cesserait-elle si dans l’ouverture de la porte apparaissait
non pas un cambrioleur en chair et en os avec un couteau à la main pour
le poignarder, mais, mettons, une effroyable silhouette transparente avec deux
têtes et les bras levés ; ou bien la poignée s’abaisserait
et la porte s’ouvrirait – et personne n’entrerait ?
Ou bien encore, s’il se voyait lui-même entrer et
s’approcher, ou si tout à coup son lit se mettait à se
soulever, ou si à cette heure de minuit le soleil se mettait un instant
à briller, ou tout objet qu’il toucherait disparaissait au
même instant ?
Tous ces phénomènes ne
menaceraient nullement sa vie, néanmoins sa crainte, non seulement ne
cesserait pas mais très probablement augmenterait, à un tel
degré qu’il échangerait volontiers cette crainte accrue
contre celle qu’un vulgaire danger de la mort fait naître dans un
organisme vigoureux.
Cette distinction n’est pas la
divagation d’une imagination atteinte de neurasthénie, mais une
conclusion tirée de l’expérience ordinaire et les
réflexions qui en découlent. Chacun sait qu’il y a eu et
probablement il y aura des hommes plus ou moins courageux ou carrément
lâches face à la mort. Moi-même j’ai vu mourir des
gens bien portants ou malades et je peux en témoigner. Mais on n’a
jamais vu ou entendu parler d’un homme se comportant bravement face
à un fantôme, s’il l’a effectivement reconnu en tant
que tel. Des légendes et des traditions relatent même des cas
où des héros méprisant la mort, des tyrans redoutables
finissent par être brisés et deviennent lâches et humbles
devant une Vision – ou encore des criminels endurcis se sont
dénoncés spontanément, craignant moins la peine de mort
méritée que d’être poursuivis par l’Ombre de
leur victime.
Mais que sont ces Fantômes et ces
Visions ? Le lecteur lève sur moi un regard étonné et
me soupçonne de vouloir sournoisement introduire des
éléments occultes dans sa pensée. Je me hâte de
dissiper ses inquiétudes. Le Fantôme et la Vision sont des
instants de frayeur de notre conscience éveillée, lorsque nous
sommes contraints de croire que notre vie psychique, fondement de notre ego,
notre image du Monde et de Nous-même étaient erronées, que
la relation qui liait notre Moi et le Monde a été rompue, par
conséquent soit le monde cesse d’exister pour nous, soit c’est
notre Moi qui doit cesser d’exister sous la forme sous laquelle
jusqu’alors nous l’avions identifié à
nous-même. Si le monde n’est pas celui que je croyais qu’il
était, un espace dans lequel les objets lourds tombent vers le bas,
où les morts sont morts, où les vivants vivent et ce n’est
pas l’inverse – alors dans ce monde-ci moi,
c’est-à-dire mon Moi précédent que j’avais
créé de ce monde-ci n’a rien à y chercher –
mon moi cesse d’exister. À la rigueur il sera remplacé par
un autre, mieux adapté à cet autre monde dans lequel les morts
vivent et les vivants sont morts. Mais qu’est-ce que j’ai à
voir avec la vie de cet autre Moi ? Et voici l’instant du
déchirement intérieur, le moment de la tentation – le
Fantôme est pire que la mort car il nous induit à renier notre
moi, à renier le Moi dans lequel est toujours englobée notre vie,
alors que notre vie n’englobe pas forcément notre Moi (par exemple
quand nous dormons), dont la perte représente donc davantage que de
perdre la vie. Voici l’instant difficile – non un trouble de
l’esprit mais plutôt un dernier instant de raison avant le trouble
de l’esprit, l’instant où menace un trouble de
l’esprit. Car le Fantôme n’est autre que la Démence,
et si on a déjà entendu parler de quelqu’un faisant face
courageusement à sa propre mort, il n’y a jamais eu aucun homme
faisant face courageusement à son propre égarement. Demandez au
peintre ou au comédien qui doivent représenter la peur de la mort
ou la folie : quel visage plus horrible vont-ils peindre ou former, pour
exprimer une plus grande frayeur et une plus grande horreur ? La vision de
la démence, la démence elle-même est la chose dont
j’ai prétendu à l’instant que nous la craignons
davantage que la mort.
C’est ainsi que devient
compréhensible et dans quelle mesure la raison pour laquelle le suicide
est humain – dans la mesure où les animaux, n’ayant pas de
moi autonome, n’ont rien à perdre, ne peuvent pas tomber en
démence, ou pour mieux dire, les animaux sont en réalité
tous fous, ils naissent fous chacun individuellement, et jusqu’à
la fin de leur existence ils sont tirés par la ficelle de
l’idée fixe de leur Instinct. Celui à qui
l’activité obstinée, monotone, des animaux et en
particulier des insectes, l’effort fiévreux reniant tout plaisir
individuel n’a pas encore donné l’impression d’une
manie typique – celle de l’obstination – n’a jamais
bien compris la substance de la démence. L’insecte poussant une
boulette, la chenille dévorant tout, m’ont toujours
irrésistiblement rappelé les gens que j’ai vus
enfermés dans les asiles de fous, figés dans la constante répétition
d’un geste. Les animaux ont reçu leur idée fixe avant leur
naissance – ils ne peuvent pas rencontrer le problème qui pousse
le suicidaire, fuyant davantage ce problème que la mort.
Après tout cela, pour qu’on
prenne en compte aussi le "bon sens général", il me
resterait à compléter ma démonstration contre
l’hypothèse de la peur souveraine de la mort, sous forme de
contre-épreuve. Celui qui m’a attentivement suivi dans cette
réflexion improvisée, peut soulever une question : est-ce
que la peur de la démence, démontée en ses
éléments, n’est pas identique à la peur de la
mort ? Puisque la démence est une maladie, une des maladies les
plus graves ; en tant que telle nous avons tout autant le droit de la
considérer comme le commencement d’un long et pénible
processus conduisant à la mort, que tout le reste qui nous rend
impossible l’idée d’une poursuite de la vie. De cette
façon à l’asile aussi on craindrait la mort – et
ainsi toute la démonstration serait caduque.
Donc faisons abstraction de
l’interprétation purement spéculative
précédente selon laquelle pour la conscience le Moi est une
catégorie supérieure à la vie. L’expérience
prouve que la démence (nous parlons toujours de la démence véritable
au sens ordinaire, la paranoïa, et non d’une atteinte syphilitique,
d’une paralysie du cerveau) du point de vue strictement physiologique de
l’instinct de survie, du seul point de vue qui peut entrer en
considération, est davantage un processus de sauvetage de la vie,
de survie, qu’une maladie. La maladie avec laquelle nous la confondons
n’est pas la démence elle-même mais un cataclysme psychique
pouvant – dans des cas qu’au sens physiologique on peut
considérer comme chanceux – entraîner une démence. Le
bon sens général imagine "le trouble de l’esprit"
de façon approximative et superficielle – d’où le
malentendu.
En effet, la démence n’est
jamais un processus autonome, elle est la conséquence d’un
traumatisme psychique, tout comme un chagrin a pour conséquence les
pleurs, ou quand à la place d’une brûlure se forme une
cloque, ou une croûte sur une plaie. À l’instar de
l’organisme qui produit une formule dermique de fortune de façon
provisoire ou d’usage permanent afin de prévenir le saignement,
une âme frappée d’une conscience insupportable produit une
psychose dont elle peut exclure ou dans laquelle elle peut occlure
l’imaginaire mortellement dangereux. Un exemple schématique :
de façon inattendue, une mère perd son enfant unique – elle
est tellement choquée qu’elle devrait immanquablement en
mourir ; elle ne saurait plus manger ni boire, son organisme
dépérirait, sous l’effet de sa mélancolie elle ne
serait plus à même de veiller aux petits dangers constants qui
menacent notre vie et dont une personne bien portante est protégée
par une veille inconsciente. Elle tituberait aveuglément dans la vision
de sa pensée insupportable, elle se cognerait aux murs, elle raterait
les marches de l’escalier, ne sauterait pas de côté à
l’arrivée du tram. C’est au sens physique du mot
qu’elle périrait de sa blessure psychique – ici le corps ne
peut être sauvé que par l’âme, mais comment ? Le
moi antérieur (le moi subjectif et objectif, la relation de
l’intellect au monde, l’image logique du monde) est devenu inapte
à la vie, puisque l’enfant, dehors, dans le monde de la
réalité, n’est plus et ne peut être
ressuscité. Il ne reste plus qu’à sacrifier ce moi et,
faute de mieux, en construire un autre – une nouvelle relation dans
laquelle l’autre composante, le monde extérieur, change naturellement
aussi. Et la logique de la vie, cette force étrange, telle un
mathématicien qui passe de la géométrie euclidienne
à une autre base, fabrique une nouvelle base pour son usage personnel,
selon laquelle l’enfant vit et est présent ; en revanche,
étant donné que la logique, contrainte de la loi de
causalité, s’applique toujours, elle recalcule toutes les valeurs
dans cette hypothèse. Ainsi une nouvelle image du monde, une nouvelle
base de calcul est née, une nouvelle relation entre les deux
composantes. C’est la démence, ce monde étroit et
pitoyable mais sans doute rond, bricolé pour un usage personnel, qui est
en tout cas apte à restituer sa vigilance et sa viabilité au
système nerveux qui meut et protège le corps – pour le
garder en vie au sens animal du terme. L’expérience clinique
remarque que le paranoïaque dément exécute
tolérablement ses besoins physiologiques, en tout cas mieux qu’au
moment de son traumatisme, le plus souvent il grossit et il vit presque aussi
longtemps qu’une personne normale.
Mais le Moi authentique, le moi semblable
en nous tous dans notre relation avec le monde, le moi qui se
reconnaît réciproquement, c’est-à-dire dans
l’autre personne, est définitivement perdu. Le sentiment
irremplaçable de notre appartenance à la communauté
humaine est perdu – nous sommes exclus, non pas du monde et de la
vie, mais de la communauté humaine, et la perspective de cette
exclusion est une perspective pire que la mort, la peur de cette exclusion est
une peur plus horrible que la peur de la mort, l’instinct, le sentiment
et la volonté de cette appartenance commune sont une force plus
puissante que la force vitale individuelle, car nous voulons avant tout
être des humains et ensuite seulement des personnes individuelles.
Voilà pourquoi nous avons plus
peur de la démence que de la mort. Le dément, l’Individu
Particulier, qu’il soit Jésus Christ, ou qu’il soit Dieu
lui-même, n’est plus en aucun cas un homme dans sa propre
existence ; et lors de notre conception, quand nous avons
été conçus en tant qu’homme, et à notre naissance
quand nous sommes nés en tant qu’homme, par ce choix exclusif nous
ne donnons pas seulement expression à notre volonté et notre
désir de vivre – puisque cela, nous aurions pu le faire aussi bien
sous forme de papillon, de vautour ou que sais-je encore, sous forme de dragon
lance-flammes ou de Lucifer lance éclairs – mais nous donnons
expression à notre désir et volonté exclusifs
d’être homme.
En deçà, dans le monde de la
possibilité d’une Vie naissante, le germe somnole et attend
tranquillement, il ne bronche pas à l’appel de la Trompette qui
appelle à la Vie – il lève en revanche la tête
dès que c’est l’Homme qui l’appelle, d’une voix
douce, là-haut, depuis le monde ensoleillé de l’amour. Nous
ne voulons pas à tout prix "vivre, vivre, vivre" comme le
claironnent le brave savant, le rimailleur ou la femme enthousiaste et
incomprise – nous voulons être homme, homme, homme aussi longtemps
que possible – homme, l’accomplissement, la complétude, la
forme supérieure de la vie – rien de plus pour le moment mais nous
ne nous contentons pas de moins, nous préférons ne pas vivre.
En ce qui concerne donc le suicidaire, pour
terminer par l’exemple avec lequel nous avons commencé –
l’état dans lequel il commet son acte n’est pas une crainte
de la mort, et encore moins "Un trouble momentané
d’esprit". On peut tout au plus qualifier de trouble
momentané d’esprit le cas où nous ne nous suicidons pas,
quand il ne reste de nous que notre survie. Il existe des morts qui ont renié
la survie, et dont la clairvoyance n’est mise en doute par personne
– mais il existe malheureusement aussi des vivants dont nous devrions
dire : « Dans son trouble momentané d’esprit il
est resté en vie sans l’espoir d’une vie digne de
l’homme. »