Frigyes
Karinthy :
"Qui m’a interpellé ?"
miracle
Par sa nature c’est une des notions les
plus difficiles à définir.
Nous appelons ainsi le plus souvent une
action vécue ou imaginée à laquelle "nous ne pouvons
pas fournir d’explication", que nous n’arrivons pas à
faire entrer dans les formes de la perception prises en général
comme base. Ces formes actuelles de la perception, prennent comme base pour
l’homme européen d’aujourd’hui les relations de cause
à effet et ceci depuis environ six mille ans. Elles qualifieraient donc
de miracle, si elles le considéraient comme possible, un
événement qui serait indépendant de cette loi de
causalité. Mais l’hypothèse de plausibilité
d’un tel événement renverserait justement ces formes de
perception dont la dialectique devrait servir à définir la notion
de "miracle" (celui qui analyse une notion ne dispose pas d’une
autre dialectique, puisque la notion de "notion" elle-même
provient de "notre croyance en la causalité"). Par une
réserve contrainte, branlante, la philosophie arrange la chose en la
considérant comme une notion, mais sans la délimiter – sauf
dans la psychologie où l’on pourrait scruter seulement les
conditions et la nature d’une "croyance au miracle" et non pas
le miracle lui-même en tant qu’objet. De cette façon le
"miracle" n’a jamais fait encore l’objet de la
philosophie scientifique – seulement celui de la philosophie occulte. La
philosophie occulte (gnostique) n’a pas pour condition méthodique
de base une définition des notions, par ailleurs un cerveau "non
occulte" (dit agnostique) n’a jamais été à
même de donner une image digeste et éclairante, de prendre une
position décisive et définitive sur le miracle.
Il convient donc de renoncer à
appeler à l’aide la dialectique de l’une ou l’autre
des deux possibles perceptions du monde, quand nous voulons apporter une
réponse à la question : qu’est-ce que le miracle en
fait ? Il convient de chercher quelque chose entre les deux – et
celui qui cherche honnêtement trouvera ; il trouvera la dialectique
dont la place se situe forcément entre les deux : la dialectique
simple du sujet vivant (moi), celle d’une association
d’idées artificiellement libérée de toute forme de
perception à l’instant où la question est posée.
Essayons donc d’observer l’association
libre d’idées, après que le mot "miracle" a
été prononcé.
Que perçoit comme miracle chacun de
nos contemporains séparément, s’il ne peut plus se
raccrocher à la troublante perception secondaire de la trop rigide et
trop sèche définition du miracle, apprise au
catéchisme ?
On aura pour toute réponse un geste
hésitant, une quête précipitée pour trouver un nom,
des paumes de mains retournées dans l’incertitude, des
lèvres entrouvertes, une profonde respiration comme quand
s’annonce un brusque changement – le plus souvent un regard
lancé spontanément vers le haut, vers l’Espace Libre et
Inconnu. Ce geste rappelle passablement la panique de l’ancêtre
lorsque la foudre frappait tout près ou un volcan entrait en
éruption ; il n’était pas encore suffisamment homme
pour ne pas avoir peur mais n’était plus suffisamment animal pour
s’enfuir, sans aller voir, sans attendre ce que cela signifiait pour
lui. (Observez la même chose dans l’expression du visage
d’un nourrisson, dans son geste à demi défensif, à
demi tendant les mains, si vous faites flamber une allumette devant lui.)
C’est au moins un geste double,
composé : celui de la peur, mais encore plus celui de l’attente.
La première certitude
générale est que le miracle est quelque chose que nous attendons.
Nous l’attendons, donc nous avons évidemment le sentiment qu’il
n’a pas encore eu lieu. Le groupe verbal attribué au mot
"miracle" en tant que sujet s’impose à nous au
conditionnel. "Si un miracle se produisait !" "Un miracle
devrait se produire pour…" "Ce serait un miracle !"
"Si le miracle avait lieu…" ainsi de suite, les expressions
habituelles.
Il ne s’est pas produit, mais il
devrait se produire : un second pressentiment obscur. Il doit se
produire pour…
Pour ?
Pour qu’un autre
événement dont nous sommes au courant et dont
l’accomplissement est attendu ne se produise pas.
Car une chose dont nous sommes au courant veut
se produire… D’où en sommes-nous au courant ? De ce
qu’elle s’est déjà produite. Elle s’est
produite et maintenant elle veut se produire de nouveau - elle veut se
réitérer.
Et le miracle est qu’elle ne se
réitère pas. Qu’une autre chose se produit à sa
place, qui n’a encore jamais eu lieu.
Mais pourquoi attendons-nous autre chose
que ce que nous connaissions déjà ?
Parce que nous aimons le bien et nous
craignons le mal. Et nous attendons ce que nous aimons – donc si nous
attendons autre chose que ce qui a déjà eu lieu, il est
évident que ce qui a déjà eu lieu n’était
pas bon. D’un miracle nous attendons du bien, c’est clair
désormais – le critère de l’inattendu
n’épuise pas la notion du miracle : un mal tombant sur
nous brusquement, nous ne l’appelons jamais un miracle. "Un
miracle s’est produit", cette affirmation auto
suggérée nécessite d’être accompagnée
d’un visage rayonnant, d’un sourire heureux, d’yeux
brillants.
À ce point nous devons suspendre le
processus de libre association d’idées à cause d’un
mot contenant une contradiction apparente. On est allé
jusqu’à affirmer que miracle est ce que nous attendons,
contrairement à ce dont nous craignons la survenue
répétée – en même temps nous avons
été contraints d’admettre la soudaineté pour un
des critères même non exhaustif de la notion de miracle. En
effet ne peut être miracle ce qui n’est pas inattendu : la
contradiction réside dans la nature de la chose.
Peut-être est-ce l’image
éclair du nourrisson et celle de l’homme préhistorique qui
font encore une fois ressentir les deux en même temps, montrant
l’impossible comme possible. Car il y a eu deux gestes et non un
– d’abord la peur, ensuite l’attente. Nous
attendons parce qu’il y a quelque chose qui nous a fait peur
– et maintenant nous tenons pour possible que quelque chose se
produise que nous ne connaissons pas.
En effet, nous n’attendrions pas de
miracle, quelque chose qui ne s’est jamais produit, s’il
n’y avait pas en nous la réminiscence d’un souvenir
oublié, pourtant existant – un signe que nous avons
capté un jour.
Le miracle est une chose qui ne s’est
pas encore produite – mais apparemment elle avait
été promise. Ce signe n’est pas une survenue, il est
l’ombre projetée d’une survenue. Il n’y a donc pas de
contradiction si nous attendons de la même façon
l’impossible et le possible – la différence entre les deux
est que dans le possible nous attendons une répétition des choses
déjà survenues, alors que dans l’impossible nous attendons
un événement nouveau. Mais la chose déjà survenue est
dans notre conscience – c’est pourquoi, pour notre conscience
le miracle est ce qui est inattendu ; mais dans notre inconscient,
à la place de souvenirs de choses déjà produites, il
doit y avoir quelque chose d’autres, une chose inconnue, une peur,
qui depuis le début observe attentivement et attend une chose qui ne
s’est pas encore produite.
Qu’était cette peur ?
Nous ne le savons pas, même en rêve – nous n’avons
aucune idée à laquelle l’associer ; retournons donc
parmi les idées associables !
L’affirmation selon laquelle un
miracle est ce qui n’a pas encore eu lieu paraît à
première vue mécréante, areligieuse, mais à tout le
moins non chrétienne. Puisque les miracles du Christ sont dans des
articles de l’écriture ; pour un croyant
l’impossibilité des cinq pains et des cinq mille personnes est une
réalité qui s’est produite. Mais, pour permettre une libre
association, soyons pour un instant aussi peu religieux qu’areligieux en
entendant par areligieuse une conviction tout aussi positive, la foi en la matière ;
et nous éprouverons aussitôt ce mauvais sentiment
caractéristique de l’inquiétude et de
l’insatisfaction que les définitions imparfaites suscitent
dans la raison lorsque l’article qualifie de miracle les actes du Christ.
Pour ressentir cette inquiétude, cette incertitude, il n’est
absolument pas nécessaire que je nie la possibilité des
miracles du Christ, même pas que j’en doute. Mais alors
comment dois-je circonscrire, comment nommer la raison de mon
inquiétude ?
J’hésite, je me donne du mal.
La situation est effectivement que je ne nie, ni ne doute – et pourtant
voilà, je ne suis pas satisfait, moi, un homme vivant aujourd’hui,
ici sur cette terre, qui cherche les critères du miracle. Alors que
j’écrivais le paragraphe précédent, observant mon
état d’âme pendant que je regardais, inquiet et impatient,
par la fenêtre, tout à coup un avion a filé au-dessus de ma
tête. Et comme un éclair j’ai eu une idée : elle
m’a brusquement rassuré – je sais désormais pourquoi
l’acte du Christ n’a pas épuisé pour moi la notion du
"miracle", même si je n’en avais pas douté.
L’impossibilité des cinq pains
et des cinq mille personnes a eu lieu – mais pourquoi ne
s’est-elle produite qu’une seule fois ? Ensuite tout a
retrouvé son train-train entre les garde-fous des possibilités
répétables. Du miracle j’attends qu’à partir
de l’instant où une fois il a eu lieu d’impossibilité
il devienne possibilité – élément constructif du
monde, pièce composante de tous les possibles. Je n’arrive pas
à me faire à ce que, après l’acte du Christ on ne
puisse pas depuis, même aujourd’hui, avec cinq pains nourrir
à satiété cinq mille personnes. Le Christ n’a fait que
commettre l’impossible, mais sans le rendre possible
– pourtant l’essentiel du miracle consiste à changer,
transformer l’impossible en possible ; l’essentiel du
miracle consiste à rendre quelque chose plus riche et plus parfait par
la suite. Pour faire le miracle il ne suffit pas de faire manger à
satiété cinq mille personnes avec cinq pains – il faut en
plus que par-là cesse et ne se répète plus jamais
l’état insupportable se répétant chaque fois de
nouveau que cinq mille personnes doivent rester affamées car on ne
dispose que de cinq pains.
La profession de foi de Thomas
l’incrédule c’est : le miracle n’est miracle que
s’il est réalité. Le fait que le Christ n’a
pas excommunié Thomas, mais l’a fait asseoir près de lui,
lui a montré ses plaies, bien réelles, primant et non
pénalisant une foi forte et obstinée car il voulait croire plus
que tout autre, est un signe de la sagesse du Christ : il voulait
compter le fait du miracle parmi les faits réels – Thomas doute
car il veut croire ! Mais les faits réels se caractérisent
par leur répétition : le miracle ne peut donc être
fait et réalité que s’il devient impérissable au
moment où il se produit.
Regarde : c’est un avion. On
disait jadis que l’homme ne peut pas voler, sinon dans la légende,
dans le miracle. Un jour pourtant il a pris son vol – il a pris son vol
et il ne s’est plus posé. L’homme qui vole est devenu
une réalité – la substance d’un miracle consiste
à cesser d’être un miracle lorsqu’il se produit et se
transformer en une réalité définitive. Pour moi
l’invention du vol est un miracle car depuis lors nous volons ; et
si plus haut j’ai prétendu que le miracle ne s’est pas
encore produit et maintenant j’affirme qu’un miracle s’est
produit, c’est parce que je ne sais pas de façon sûre si
oui ou non l’homme saura toujours voler. On a ressuscité un
mort devant moi – je n’affirme pas encore qu’un miracle
a eu lieu, je dois attendre pour savoir si le ressuscité ne meurt pas
peu après. Parce que s’il meurt, à quoi le miracle
a-t-il servi ? Le miracle était nécessaire car il
n’est pas bon de mourir, pourtant jusqu’ici tout le monde
mourait – donc ce n’est pas deux fois mourir qui est un
miracle, mais c’est ne pas mourir du tout.
Pourquoi le fils sain de notre temps
n’est-il pas enclin à s’occuper sérieusement des
phénomènes que l’on résume sous le terme collectif
de spiritisme ? La raison ne réside pas dans une impotence
intellectuelle, une paresse ossifiée dans l’image
"réaliste" du monde comme le prétend le fanatisme des
occultistes. Je connais beaucoup de gens, y compris moi-même dont
l’imagination et la perception attendent et prétendent le miracle
possible ; ils sont beaucoup plus fanatiques, ont parcouru des chemins
exigeants, ont fait un plus gros effort au royaume des choses non existantes
mais imaginables, non connues mais possibles, que ce qui est
nécessaire pour la croyance aux fantômes, et que le corps astral
lévitant dans une pièce obscure a pourtant laissé froid.
Le problème du spiritisme n’est pas de prétendre des faits
invraisemblables – le problème du spiritisme est de ne pas pouvoir
démontrer, dans son effet sur des faits connus, les faits pourtant très vraisemblables
qu’il prétend. Le spiritiste comprendra peut-être que
je rapproche le miracle de l’avion du miracle du corps astral. Le fait
que l’homme vole n’est peut-être pas un grand changement par
rapport à son état de ne pas voler ; mais dans le monde des
faits jusqu’alors connus, des milliers de changements réels
correspondent à ce petit changement ; l’image du monde connu
change, de nouveaux transports ont commencé, progressent, croissent
– de nouveaux points de vue, de nouvelles connaissances, une nouvelle
vision élargie et étendue prennent naissance et ne
périssent plus – autant de preuves évidentes et tangibles
que le miracle du vol n’était pas le fruit d’une imagination
et n’était pas un rêve mais une vérité qui
s’est produite. Mais à quoi le spiritisme peut-il se
référer ? Le spiritisme prétend qu’il y a
environ quatre-vingts ans (les phénomènes chez la famille Fox en
Amérique, en 1842[1], en tant que point de départ du
spiritisme actuel dit scientifique) il a été
avéré que les fantômes existent et qu’on peut entrer
en contact avec eux. Cette dernière possibilité, si elle était
vraie, représenterait un plus grand changement dans la vie de
l’homme jusqu’alors que l’invention de l’avion. Mais
où sont les phénomènes qui sont à l’aune de
cet événement merveilleux ? Puisque si cela était
vrai, depuis lors le monde aurait dû radicalement changer – plus
radicalement que si nous étions entrés en contact avec les
Martiens pour apprendre d’eux ce que nous ignorons. Les fantômes
dont on dit qu’ils ont cherché le contact avec nous, nous ont
trouvés il y a quatre-vingts ans – ciel, pourquoi nous
cherchaient-ils ? On ne peut toujours pas le déceler. Depuis tout
ce temps il devrait exister des appareils, construits pour leurs besoins,
à l’aide desquels n’importe lequel de nous pourrait les
contacter n’importe quand – cette grande découverte aurait
eu pour seule importance d’avoir simplement eu lieu, pour nous inspirer
tant ? À la place de cela nous voyons une "atmosphère
d’harmonium" sirupeuse, ennuyeuse, désuète,
ramassée dans le dépotoir d’idéologies religieuses
mystiques et primitives et quelques vieilles demoiselles larmoyantes dans une
pièce "obscurcie". Voilà tout le "changement"
qu’a produit le prétendu miracle – ça ne vaut
vraiment pas qu’on y passe du temps.
Le véritable miracle, ce que nous
attendons, ne peut pas ressembler à cela – alors plutôt
à l’avion, aux rayons X et à la radio. Car le
véritable miracle, ce que nous attendons, c’est ce qui n’est
pas encore arrivé, n’a pas pu arriver, sinon nous le
saurions tous ; le véritable miracle n’est autre que la rédemption
que promettent les systèmes religieux – un accomplissement du
doute voulant le bien à la place du mal, doute qui jadis avait
reçu un signe : un signe, peut-être justement dans les actes
du Christ qui, eux, n’étaient pas des miracles, mais l’annonce
d’un miracle à venir. Le monde connu, la cause et l’effet,
les tenants et aboutissants et la survenance des choses, ce monde pend
au-dessus de nous, les hommes, comme un jugement porté par des forces
inconnues. La science a reconnu ce jugement et l’a trouvé
identique à ce que les anciennes chronologies et religions appelaient destinée,
destin, disposition divine. Ce jugement engage l’homme –
la science parvient à la même conclusion que la sagesse
religieuse : nous sommes faits de poussière et redeviendrons
poussière car nous portons le stigmate de notre provenance animale, et
les animaux sont faits de poussière et redeviendront poussière
selon la Loi. Et si nous attendons quand même le miracle, alors la chose
que nous attendons, nous ne pouvons pas l’interpréter autrement :
l’Homme ayant reçu un signe et une instruction de quelque part, il
a fait appel de cette sentence, et il veut la modifier.
L’homme n’accepte pas son
destin, il attend encore qu’il soit autre. On pourrait résumer
brièvement le miracle de l’Europe cinq fois millénaire
éduquée à la méthode d’Aristote par la
dialectique qui englobe le christianisme sans
l’incorporer, miracle dont la science qui expérimente la matière, qui suit les indications de
la science descriptive, tout en la défiant, en a déjà donné
un avant-goût. Laissons l’Asie et l’occultisme continuer de
faire des expériences avec l’âme qui n’a
jusqu’à présent pas racheté le corps – nous
ici en Europe essayons encore un temps de racheter l’âme
aménagée dans le corps par des miracles tangibles, des ailes, des
yeux qui voient loin et des oreilles qui entendent loin – aussi longtemps
que la veilleuse ne s’éteindra pas ou qu’elle
n’incendiera pas le monde.
Car l’essentiel du miracle
réside justement dans cet "ou bien, ou bien" –
l’essentiel du miracle est que nous avons deux possibilités,
qu’à tout moment les routes bifurquent et que les mêmes
composants ne peuvent pas avoir qu’une seule résultante
– l’essentiel du miracle est que l’avenir n’est
pas le reflet inversé du passé mais il est une
réalité vivante au-dessus de l’événement mort
et figé – l’essentiel du miracle est notre croyance
inextirpable en le libre arbitre et le choix entre le bien et le mal.
[1] Le spiritisme se développe à partir d'événements survenus aux Etats-Unis, lorsque les sœurs Fox prétendent entrer en contact avec un esprit qui, des murs de leur chambre, fait entendre des craquements auxquels elles répondent par un nombre déterminé de coups. L’une d’elles, Margaret avoua en 1888 qu’il s’agissait d’un canular.