Frigyes
Karinthy :
"Qui m’a interpellé ?"
DÉcouverte
de dieu
Si Dieu n’existait pas
il faudrait
l’inventer !
L’astronome,
échauffé par son sujet, poursuivit son explication :
- Cette phrase française
spirituelle, Dieu, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer,
pour ceux qui voient clairement dans la psychologie des inventions et des
découvertes, signifie presque la même chose que si je disais que
Dieu, s’il existe, on peut le découvrir – le
découvrir, au sens réel, autrement dit scientifique du
terme ; non pas parvenir par le biais de la foi en Lui, à la
connaissance de son existence comme tentent de le faire les méthodes
religieuses – mais le découvrir, le chercher, le trouver face
à face, par le biais du doute en Lui, comme le font
d’habitude les méthodes scientifiques. Le découvrir, comme
nous avons découvert la Terre, notre planète, comme nous avons
découvert l’Amérique et le pôle Nord, comme nous
avons découvert – découvert et non pas inventé
– l’avion, et aussi cette lumière qui rend visible
l’invisible.
- D’un point de vue scientifique,
poser la question de cette façon n’est pas du tout ridicule. La
science a depuis longtemps dépassé la position rigide, enfantine
selon laquelle poésie et connaissance, imagination et
réalité, sentiment et savoir, sont deux mondes à part,
deux mouvements à part, de sens opposés. Le rapport relatif de la
science et de la poésie n’est pas une opposition coordonnée
– la différence entre elles est
seulement dans le contenu, elle est quantitative, nullement qualitative :
des deux c’est la science qui a un contenu plus global car elle inclut
aussi la poésie, alors que la poésie ne contient pas la science.
Les intuitifs délicats, les belles âmes artistiques se
berçant d’illusions ont beau le nier : poésie et
science suivent des lignes parallèles qui devront se rencontrer quelque
part dans l’infini. Seules la superficialité et l’inculture
imaginent la science comme une activité aride et rigide – une
âme née cultivée (car cela existe –
voilà le premier paradoxe poétique, or c’est de la
science !) sait bien que la science apoétique n’existe pas,
tout au plus existe de la poésie antiscientifique !
- L’excellent Chesterton tente
quelque part de ridiculiser "la folie scientifique", comme il
l’appelle, avec l’accusation spirituelle suivante :
« Depuis que le monde existe, des centaines de milliers de vieilles
femmes prétendent avoir vu un fantôme – alors arrivent
quatre ou cinq vieillards et ils prétendent que toutes ces vieilles
n’ont pas vu de fantôme ». L’accusation est
spirituelle et si elle était vraie, elle ferait ombre à la
science. Le problème c’est qu’elle est fausse – sans
écouter la science elle lui impute des affirmations que la vraie science
n’a jamais affirmées. La vraie science n’a jamais
affirmé que les centaines de milliers de vieilles femmes n’ont
pas vu le fantôme – la vraie science risque simplement de dire
que ce que les centaines de milliers de vieilles ont vu n’était
peut-être pas un fantôme. »
- C’est une différence de
nuance, mais une différence fondamentale ! La science authentique
n’a jamais prétendu que Dieu n’existait pas, elle a tout au
plus affirmé que ce que nous croyons être Dieu était autre
chose. Mais, même ceci, seulement conditionnellement – car la
science authentique, contrairement à la poésie, n’a
jamais prétendu savoir quelque chose (voilà le second
paradoxe !), elle a seulement toujours affirmé chercher
quelque chose, ou tout au plus se douter de quelque chose – car la
science authentique s’occupe toujours de ce qu’elle ne
connaît pas encore – contrairement à la poésie qui
décrit ce qu’elle croit déjà connaître.
- Et la science authentique ne
nie jamais l’importance considérable de la poésie, je
pourrais dire ses prérogatives, son rôle initiateur dans le
processus qui conduit vers la connaissance de la vérité et sans lequel
elle n’y accéderait jamais. Et même, la science devine de
plus en plus clairement une sorte de loi particulière selon laquelle
tout ce qui existe, tout ce qui est plausible, c’est la
poésie qui le remarque la première – la science ne fait que
cheminer lentement à la traîne de la poésie et souvent elle
n’arrive qu’après des milliers d’années
à légitimer la poésie – donc pour la science
authentique le fait que la poésie de la religion croit en
l’existence de Dieu est une raison de penser plausible
l’existence de Dieu. Parce que l’existence et la possibilité
de tout ce qu’aujourd’hui la science a légitimé,
autrement dit découvert et inventé, la poésie les
avait pressentis depuis longtemps – pour reconnaître cette loi
nécessaire il ne faut pas plus qu’être de bonne foi et
prendre la poésie à la lettre.
- À l’instant même
où nous l’avons prise à la lettre, les contours d’un
merveilleux système se dessinent à nos yeux. Il
s’avère que l’avion devait exister, sinon comment
auraient fait les poètes durant des siècles pour chanter le
vol des sentiments et des désirs humains ? Il
s’avère que la lumière des rayons X était
possible – comment le poète aurait-il deviné autrement
que ses yeux pénètrent derrière les objets et voient
dans notre cœur ? Et le poète du Pays des Fées,
où serait-il allé chercher les images des "bottes de sept
lieues" et l’illusion que "hop là, que je sois là
où je veux", s’il n’y avait pas eu le moyen que des
milliers d’années plus tard la science justifie le Pays des
Fées avec téléphone, radio et
cinématographie ? Le "miracle de la science" n’est
toujours qu’une réalisation du "miracle légendaire
mythique" – et nous devons croire que nous saurons ressusciter le
mort car il existe une légende qui dit que quelqu’un l’a
ressuscité. Car l’imagination n’a et ne peut pas avoir
autant de pouvoir que la réalité n’a de possibilités
– parce que l’imagination a des frontières, mais la
réalité n’en possède pas.
- La poésie prise à la
lettre nous enseigne à prévoir l’avenir par sa
capacité de mettre à jour le passé – elle nous
enseigne que notre intellect ne doit rien prendre comme impossible de ce que
nos sentiments ont montré possible, voire que la raison doit prendre
vaillamment la route désignée par le sentiment. Si le poète a jamais senti l’amour comme "doux",
on peut mettre sa main à couper que la science finira par
démontrer qu’une parenté existe entre notre organe de la
dégustation et nos sentiments amoureux dans le système nerveux
central. La notion de diable "au pied fourchu" rappelle
dangereusement l’homme archaïque de Darwin, en passant par le
centaure grec ; et l’ange, si tu veux, tu peux le chercher dans les
millénaires à venir. Le cœur n’est pas mort par
la découverte de la cervelle – il s’est seulement
transformé en vagus, le nerf vague, et
il poursuit son travail.
- Si la légende parle de Dieu,
il faudra bien que la science le trouve un jour : qu’est-ce que
cela a été, cette chose existante dont l’existence a
été rendue incontournable pour le poète, de voir un
dieu ? Et la science est avantagée, elle a plus de chances de le trouver
– justement parce qu’elle n’y croit pas – que la
religion de le démontrer, justement parce qu’elle y croit ;
la religion pense savoir qu’il est là-haut dans le ciel
– la science le cherche partout, dehors et dedans, dans le ciel
étoilé, en haut et en bas, et aussi à l’horizon de
l’âme humaine, à l’intérieur. Et elle le
découvrira ou – on a vu que c’était pareil –
elle l’inventera, avec le regard candide de son doute, pendant le jeu
fouisseur, aléatoire, de sa curiosité – par hasard et de
façon inattendue, comme la poudre ou le radium, ou comme
l’électron, quelque part, au fond d’un tube à essai,
sous forme de précipité – ou entre les gyrus, les
circonvolutions de la cervelle ; en sa propre personne, dans une formule
ou une équation, mais en tout cas d’une manière visible
à l’œil, ayant réalisé et
déclaré qu’elle doit s’arrêter devant Lui, et
qu’elle Lui demande des comptes un jour : à quelles fins
a-t-il créé ce monde merveilleux et terrible et avec dedans, lui,
sa copie merveilleuse et terrible, l’homme ?