Frigyes Karinthy : "Vous
les avez vus ainsi"
Caricatures de la
littérature de guerre – 1917
PRÉFACE
Le matin le professeur entra chez les sixièmes, il se
plaça en face des bancs et tint le discours suivant aux
élèves :
- Les enfants, écoutez bien. Le
corps enseignant a décidé l’organisation d’une grande
fête sportive avec les élèves des CE1, CE2, CM1 et CM2, au
bénéfice du fonds de retraite des instituteurs et professeurs
dans le besoin. Des numéros très intéressants seront
présentés grâce aux dévoués organisateurs qui
ont mis à notre disposition un terrain suffisamment vaste, pour que le
concours de gymnastique soit vraiment utile et instructif. Selon l’avis
du corps enseignant, aller voir l’exposition et assister aux
compétitions de gymnastique sera pour tous, mais particulièrement
pour vous, la classe de sixième B qui ne participera pas au
concours, non seulement un acte généreux envers le fonds de
retraite, mais aussi bénéfique d’un point de vue
pédagogique et également un devoir. J’ai donc pensé
pour ma part que, considérant qu’on doit maintenant écrire
la neuvième composition de l’année, dont je n’ai pas
encore précisé le sujet, voici ce que nous allons faire :
l’après-midi vous irez sagement assister aux compétitions,
et dans votre rédaction vous commenterez ce que vous y aurez vu et ce
que vous en aurez retenu. Cela nous permettra en même temps d’aider
les classes de cinquième et de quatrième, et ceux des classes
plus jeunes qui sont dispensés d’éducation physique, ainsi que
les élèves de l’école de jeunes filles, à mieux
connaître le concours de gymnastique, grâce à vos riches
descriptions. Les meilleures compositions seront récompensées par
le corps enseignant, et j’ajouterai même que la meilleure sera
peut-être publiée dans le Bulletin Pédagogique. Tout le
monde a compris ?
Les garçons crièrent en
chœur « Oui, Monsieur », et
l’après-midi les élèves se rendirent diligemment aux
compétitions, dûment préparés, équipés
de jumelles pour certains (ceux dont le papa en possédait),
d’autres arrivaient avec un cahier et un crayon, ils notèrent tout
soigneusement, pour bien réussir leur neuvième composition de
l’année.
La date fatidique approchait
dangereusement, on était déjà vendredi, la plupart avaient
déjà mis un point final à leur rédaction et
l’avaient rendue, parce qu’on devait être noté le
samedi, et on devait remettre tous les cahiers.
Nous sommes donc vendredi soir, et le
mauvais élève est assis ici, angoissé, et il se
tourmente : que va-t-il se passer demain ? Demain on lui demandera
des explications : Alors, cette composition ? As-tu assisté au
concours ? Qu’as-tu vu ? T’es-tu
préparé ? As-tu écrit ta rédaction ?
Jésus Marie, que répondra le
mauvais élève ? Bien sûr il n’est pas
allé au concours, vous l’imaginez bien. Ne l’écoutez
pas, il aura bien sûr des excuses. Monsieur, il était souffrant ce
jour-là. Monsieur, le tram était bondé, il n’a pas
pu monter. Monsieur, Weisz l’a bousculé,
il l’a empêché de monter. Autant de mensonges. Le mauvais
élève était tout simplement un mauvais
élève, il n’a fait aucun effort, il était paresseux,
il a aussi oublié la composition, il pensait à autre chose. Il
est allé vadrouiller près du bras mort du Danube, il y cherchait
des escargots, il ramassait des œufs dans les nids, il observait comment
le poussin se prépare à sortir de l’œuf, et autres
balivernes. Il songeait aussi aux cerfs-volants, il se cassait la
tête : pourrait-on fabriquer un cerf-volant sur lequel on pourrait
monter ? Il se couchait à plat ventre au bord de l’eau et
comptait les galets. Ensuite, quand les garçons revenaient de la
fête, il rejoignit ceux des petites classes, du CE2 ou du CM1, ceux qui
étaient bons en gymnastique, il leur raconta tout un tas
d’âneries, des vantardises qu’on doit apprendre dans les
leçons de physique et de chimie et de sciences naturelles et de
physiologie – ils ne les avaient évidemment pas lues dans le livre
qu’il n’avait jamais ouvert, mais ils les inventaient, comme
ça, à la manière des mauvais élèves, qui
inventent des choses.
Maintenant il est forcément
coincé, le mauvais élève. La date est là, il ne
reste plus rien d’autre à faire que tricher. Il faut aller voir
les bons élèves les uns après les autres, leur demander de
lui permettre de lire leur rédaction. Étant donné qu’il
n’y est pas allé, à la rigueur il pourrait picorer une
idée ici ou là, mais en prenant garde qu’on ne puisse pas
remarquer qu’il a copié : le professeur ne doit pas
reconnaître le style de Weisz ou des autres
bons élèves. Enfin, bien sûr, il doit s’activer, il
essaye d’écrire des choses comme l’un, des choses comme l’autre,
il écrit tout un tas de compositions, aucune n’est la sienne. Le
reste est aléatoire ; ou bien il réussit à tromper le
professeur qui ne se rendra pas compte que sa rédaction est bonne
seulement parce qu’il l’a copiée dans celle d’un bon
élève et lui mettra une bonne note – ou bien il ne
réussira pas à le tromper, et alors c’est fichu. Dans ce
cas il se sera au moins exercé un peu à écrire des
rédactions, il aura appris comment écrivent les bons
élèves, cela pourrait toujours servir un jour – sous réserve
qu’on l’autorise à passer dans la classe
supérieure ; c’est douteux.