Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"

 

 

afficher le texte en hongrois

LE GRAND ROMAN DE GUERRE ALLEMAND

 

KELLERMANNQUELQU’ILSOIT[1]

ou

LA VICTOIRE DU TRAVAIL

 

Roman fleuve

 

! Intrigue d’acier nervuré et laminé !

! Inserts psychologiques de fer forgé !

! Chute en nickel riveté, dévissable !

! Trois ans de garantie !

 

 

PREMIER CHAPITRE

 

Au grand bal privé de l’opéra de Berlin les somptueux lustres brillaient de leurs cent millions de bougies. Où qu’on veuille, partout brille brillamment la brillance. Des machins hauts de six mille mètres se dressaient par ici et par là-bas. Les commentças’appelle sifflaient et chuintaient, gémissaient en lamentations.

Dans le fond d’une loge Singer, le célèbre éditeur, s’adossait confortablement à la manivelle de l’automobile, et il lança légèrement à Filscave, l’ingénieur en chef qui se prosternait humblement :

Now, well, well, my dear, mais vous me comprenez, n’est-ce pas. Je veux réaliser un travail qui donnera la fièvre au monde entier, y compris Budapest, et qu’il en soit concocté partout une authentique sensation. La gloire claironnante de ce travail doit être zanzeillée et zouzouillée, zum-zum-zum. Und sie werden mir das Ding zuzammenschaffen[2]. Nous percerons un tunnel.

- Un tunnel – répondit le cruel ingénieur en chef, et pas le moindre de ses muscles faciaux, même les plus petits ne frémit.

- Oui, nous percerons un tunnel dans le ventre du Continent-Public, qui via le Pays de Rein et le Pays de Foie devra relier notre Cap Portemonnaie directement au Détroit du Public et au Détroit de la Poche Pantalon. Qu’en pensez-vous, what do you say ?

L’ingénieur en chef esquissa un sourire froid, et il convint de frotter avec une brosse de crin les muscles de son visage, qui décidément refusaient de frémir.

Dès le soir du même jour partaient de Manchester des milliers de cinéticolocomotives, et elles sillonnèrent bruyamment, à tort et à travers, le sol des Amériques, comme autant de wie-sagtman-nur[3] bolides tonitruants…

 

 

DEUXIÈME CHAPITRE

 

Des volutes de fumée blanchâtre s’arrondissaient au-dessus de l’Europe Centrale, et des vapeurs froides flottaient et veloutaient dans la fumée. En bas des océans de maisons bouillonnaient dans la marmite, des charrues d’aération froufroutaient, allons, ici encore un avion, là-bas encore une flaque de gare.

Le tunnel entama son travail…

Les splendides tunneliers dont Filscave s’était pourvu, hurlants et craquants, avaient fourré leur tête dans le ventre de Publiquia. Dans un premier temps ils traversèrent des matières molles, et l’ingénieur craignait déjà de se trouver dans une couche de Cervelle, où on pouvait prévoir une notable résistance. Fort heureusement les nouvelles machines bluff-bluff contournèrent le petit ru de toute façon très étroit, et après un long travail passablement difficile elles avancèrent jusqu’à la couche de Foie. Les tunneliers persévérèrent dans le perçage de leur trou en gémissant et en coqueriquant.

Dans la galerie  s’accumulaient et fourmillaient des tas humains ; des machines à râper, à poinçonner et à extruder les gnocchis aboyaient et geignaient et criaillaient et gargouillaient.

C’est alors que se produisit la première catastrophe.

 

 

TROISIÈME CHAPITRE

 

Ils étaient en train de percer la couche Rein.

C’est alors qu’un hurlement épouvantable retentit.

Au commencement personne ne savait rien. L’auteur non plus. Ni écrire.

Seul Singer, l’éditeur. Il vit clairement ce qui s’était produit : sur la paroi d’en face de la galerie, le maladroit Filscave faisait exécuter des percements de sens opposé, ce qu’on appelle en langage technique des remords de conscience, au point que ceux-ci menaçaient d’écroulement la galerie déjà ouverte. Il expliqua son action en disant que c’était tout de même une cochonnerie de bombarder le bon peuple de pareils boniments, et pourquoi justement lui plutôt qu’un autre.

Pendant des jours il sembla que c’était la fin de tout : l’opération ne pourrait jamais être menée à bien.

Alors Singer, le héros du travail, sauva la situation critique par une idée terminale : il fit exécuter un percement latéral, par l’intérieur, à partir des cavités stomacales de Publiquia, à l’aide de tunneliers Curiosité, un nouveau système, propre à percer à jour.

L’œuvre fut sauvée, o my dear, oui, indeed !

En voyant la nouvelle galerie, Filscave fut saisi d’une nouvelle fièvre.

Il fit installer dans la cavité les tunneliers garantis et éprouvés, fabriqués dans les usines de Dostoïevski, Zola et Jensen : le travail, les rots, les borborygmes, les gargouillis et les tambourinements pouvaient reprendre en bas, dans la profondeur sombre, mystérieuse.

 

 

QUATRIÈME CHAPITRE

 

Des semaines et des mois passèrent.

Jusqu’à ce qu’un matin un hourra jaillisse dans l’atmosphère, la galerie était percée.

Quel instant prodigieux ce fut lorsque du Détroit de la Poche Pantalon le Train Monnaie se mit à tinter et fila à grande vitesse vers le Cap Portemonnaie Singer !

Le concert sensationnel des concerts pavoisés retentit et remplit le monde entier. Tunnels ! Tunnels ! – criait-on.

Filscave, le Maître, adressa de longs discours au bon peuple : il glorifia le travail, le travail, l’unique objectif munificent de l’idéal et de la pensée humains !

Malgré tout, Singer, l’heureux éditeur, le convoqua, et il acheva ainsi le roman :

My dear, c’est très beau, was sie da gesagt haben[4], sur le travail. Mais cela suffit. Croyez-moi, vous vous connaissez mieux au percement des tunnels qu’à la philosophie, bleiben sie beim votre métier. Au demeurant, maintenant que le tunnel est percé, il suffit avec tous ces discours, my dear – parce que si par malheur vous finissiez par faire vraiment croire aux gens que le travail est important et qu’avant tout il convient de travailler – ils risquent de vous prendre au pied de la lettre. Qui lira alors tous ces romans que je compte publier et vendre ?

 

Suite du recueil

 



[1] Il s’agit de Bernhardt Kellermann (1879-1953). Écrivain allemand. Le roman d'anticipation intitulé Der Tunnel (Le Tunnel) à connotation sociocritique, paraît en 1913 avec un immense succès éditorial qui profite aussi bien à son auteur qu'à son éditeur, le S. Fischer Verlag. Le tirage global atteint le million d'exemplaires et le roman est traduit en vingt-cinq langues. Ce roman fut adapté au cinéma en 1933 par Curtis Bernhardt dans un film également intitulé Le Tunnel, une production franco-allemande avec Jean Gabin et Madeleine Renaud.

[2] Et ce sera à vous de mettre tout cela en œuvre.

[3] Comment ça se dit déjà.

[4] Ce que vous venez de dire là.