Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

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progrÈs

31e dimanche

Allons donc, dit mon ami, cet adepte du progrès, comment pouvez-vous penser une chose pareille, quelle idée ! Ouvrez les yeux ! Penser qu’au vingtième siècle quelqu’un…

Il a encore dit quelque chose par la suite, mais je ne l’ai écouté que d’une oreille, il faisait terriblement chaud, le ventilateur ronflait vainement sur mon bureau. Mais qu’importe, je n’avais pas à l’écouter. Il radotait, dans un mot sur trois il répétait qu’on est au vingtième siècle et qu’aujourd’hui ce n’est plus comme ça. Aujourd’hui un homme ne peut plus faire ça et une femme ne peut plus penser comme ça et un enfant ne peut plus être élevé comme ça, et même un chien n’aboie que par erreur de la même façon que deux cents ans auparavant parce qu’il ignore qu’on est au vingtième siècle et que son aboiement a perdu son actualité et donc son objet, il est pour ainsi dire caduc. Car, n’est ce pas, aujourd’hui il y a ces grands immeubles colossaux et il y a l’avion et la radio et les fusées et le freudisme et les cheveux des femmes.

Et pendant qu’il parle et ronfle le ventilateur, je vois l’image qui se forme dans son esprit – le monde est une grande machine à vapeur, elle tourne de plus en plus vite, ses engrenages et ses boulons et ses vannes, les soleils et les lunes et les étoiles, ils sont de plus en plus visqueux et ronds et tout est de plus en plus évolué et plus parfait, et tout ce qui était petit grandit à vue d’œil, les villes deviennent métropoles, les forêts vierges deviennent de plus en plus petites, chaque personne gagne en intelligence en beauté et en courage, et à la fin le monde deviendra si grand qu’il ne rentrera plus dans le monde. Car toutes ces choses dégénérées qui subsistent encore de nos jours, ne sont plus que transitoires, ce ne sont que les maladies du progrès, dit-il, les souffrances et les problèmes, cela ne signifie rien. À un artiste, ajoute-t-il plein de reproche, qui est un vaticinateur, un visionnaire, je ne devrais pas avoir à l’expliquer – n’est-ce pas de nous peut-être, poètes et  visionnaires et penseurs qu’il sait tout cela lui-même ? Ou voudrais-je peut-être me renier ?

Je me sens un peu interloqué. Non, je ne veux en aucune façon me renier. Voyons, comment ça marche ? En tant que visionnaire et penseur, bien sûr – oui, j’attends quelque chose moi-même de l’avenir, quelque chose qui change "ce honteux présent". Mais en tant qu’artiste…

Écoutez, comment pourrai-je vous expliquer cela ? Moi j’attends et crois en cet avenir, mais je ne l’imagine pas de façon qu’il y manque ce qui existe présentement. Cet avenir-là sera manifestement une chose plus riche que ce présent-ci – mais la richesse, n’est-ce pas, le Plus, comprenez-moi, doit justement contenir le moins : c’est par là que le plus est meilleur que le moins, et non parce qu’il est plus grand.

Écoutez, ne répétez pas tout le temps que tout ce qui existe grandira et changera et se perfectionnera. J’avoue que ça ne me console pas du tout, cela m’inquiéterait plutôt. Merci beaucoup. Si ce qui existe n’est que souffrance et torture – dans votre système de progrès, ce qui sera ne sera qu’une souffrance et une torture encore plus grandes et plus évoluées. Moi par exemple je halète ici et je souffre de la chaleur – et vous voulez me faire avaler que cette chaleur sera encore plus parfaite et plus grande ? Merci beaucoup, alors cela est carrément la religion de l’enfer, et celle des savants sans Dieu qui se plaisent à me calculer que dans cent mille ans le Soleil engloutira la Terre et alors tout ce qui s’est difficilement solidifié et refroidi se liquéfiera et sera de nouveau chauffé à blanc.

Dieu m’en garde.

À moi, assis ici, ma seule consolation est de savoir qu’au loin, près du Spitzberg, il fait tout de même plus frais qu’ici et ce ne serait pas mal d’y aller un peu. En revanche, si je me trouvais là-bas et me mettais à frissonner, de nouveau ce qui apporterait une consolation n’est pas qu’aussi, d’après des savants sans Dieu, dans une centaine de milliers d’années la Terre se refroidira et se figera en un morceau de glace, mais plutôt que, grâce à Dieu, à Budapest il fasse bien chaud et si je veux je fais un saut et j’y vais.

Nous n’avons imaginé ni trop chaud ni trop froid nous, êtres vivants nés avec un cœur et une âme, quand voilà une quarantaine de milliers d’années nous avons décidé de venir rendre visite à ce monde. Concernant la température de notre corps nous nous sommes alors mis d’accord sur trente-sept degrés – ceci signifie qu’une fois pour toutes nous avons engagé note corps et notre âme à un unique environnement qui fluctue quelque part autour de cette température, parmi des milliers d’autres variantes de température possibles.

Nos désirs et notre imagination exhalent cette infinie variété de chauds et de froids, comme le grand se cache dans le petit, autour de ces quelques petits degrés de la Bonne Espérance.

Savez-vous ce qui me plaît dans ce monde ?

Pas le fait qu’il est grand et qu’il est promis à un grand avenir.

Ce qui me plaît c’est qu’il est riche et varié et qu’il s’enrichit encore.

Vous savez ce qui me plaît dans l’avenir ? Pas le fait qu’il ait vaincu et enterré le Passé et le Présent.

Ce qui me plaît c’est qu’il les a conservés et qu’il y a ajouté des choses.

Vous savez ce qui me plaît dans l’homme ? Pas le fait que de simple protozoaire il a pu évoluer en un mécanisme aussi immense et complexe. Ce qui me plaît est que finalement il est toujours bel et bien composé de tels protozoaires ou cellules. La cellule archaïque, le grand Adam, source de toute vie, n’est pas mort : tu le retrouves sous le microscope si tu poses sur la plaque sous l’objectif une goutte d’eau croupie paisible et tiède.

Vous savez ce qui me plaît dans les gratte-ciel ? Qu’assis au trente-septième étage je peux rêvasser sur la petite cabane du vieux quartier de Buda où hier je me suis arrêté pour méditer, et j’ai constaté qu’elle est tout aussi primitive que pouvaient l’être les vieilles huttes des premiers habitants. Avant Rome et Aquincum[1], celles des premiers habitants et des hommes préhistoriques – primitives comme une construction sur pilotis, bâties pourtant récemment, au vingtième siècle.

Vous savez ce qui me plaît dans New-York ? Qu’en temps de paix elle a toléré et préservé Venise et Florence – les a préservées et s’y rend, émerveillée, en pèlerinage.

Vous savez ce qui me plaît dans l’avion et la fusée ? Qu’en me penchant à la fenêtre je vois en bas, sur la route, je vois la brouette à deux roues qu’un paysan hellénique a poussée par là quatre mille ans plus tôt.

Et j’aime le terrible métier à tisser car en flânant dans les rues de Buda j’ai vu une vieille femme en fichu assise à la fenêtre d’une petite masure : clignant des yeux elle levait vers la lumière le chas d’une aiguille pour mieux enfiler son fil tortillé – pour mieux viser le chas de la même aiguille que l’archéologue a trouvé dans des tombes de six mille ans.

Et j’aime la radio et le gramophone quand ils jouent du Mozart ou les mélodies de Rameau. Gramophone et jazz – c’est un peu trop du même bien – un peu insuffisant pour le même bien.

Et j’aime les femmes en jupe courte et à cheveux courts parce qu’elles me font penser à la Pompadour et à la petite Manon – et j’aime tout qui me permet de penser à autre chose.

Et j’apprécie que le monde fasse un tout : souffrance et plaisir et joie et peine, gratte-ciel et aiguille à coudre et passé et avenir – ça me plaît, ça me console, ça me rafraîchit dans un profond chagrin, ça me refroidit, ça me dessoûle, ça m’élève du marécage croupi du bonheur vers l’éternelle Consolation, l’éternelle Espérance – voir que tout est ensemble, que le Temps est contenu dans l’Espace, qu’il ne s’en sauve pas, qu’il ne le fuit pas, qu’il l’emporte avec lui – j’aime cet autre "Tragédie de l’Homme"[2] à l’envers qu’un jour peut-être j’écrirai (je toucherai des honoraires !) – pas l’histoire de quarante mille ans, celle d’une heure seulement – une seule heure en dix-huit tableaux sur différentes scènes du Globe Terrestre – et pendant cette même heure, partout, dans le rôle du roi et de la reine, du révolutionnaire et de la révolutionnaire, du jouisseur débauché et le la cocotte ribaude, de l’homme passionné et la femme pieuse, du savant et de la Barbara oisive, de l’Übermensch et de l’esquimaude, toujours les mêmes Adam et Ève que nous avons vus dans le Temps – tel un gigantesque livre illustré dont les images montrent côte à côte la même diversité dont nous croyions avec notre sens temporel trompeur qu’elle se déroulait sous nos yeux les unes à la suite des autres.

 

Suite du recueil

 



[1] Ville romaine à l’emplacement de Buda.

[2] Drame de Imre Madách.