Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

afficher le texte en hongrois

un jour

34e dimanche

Film d’histoire de l’évolution en guise de recueillement dominical. Production allemande, il passe actuellement dans quelques salles de Pest. J’ignore si les encarts hongrois sont une traduction de l’allemand original mais je le suppose, je n’aimerais pas ressentir ce style et cette présentation comme d’un hongrois. Cela commence par une longue recommandation de l’auteur envers son très honoré public, dans laquelle il avance des excuses. Il dit qu’il ne veut offenser le sentiment religieux de personne avec ce qui va suivre, et personne ne doit le prendre pour soi – lui, il ne fait que relater le cas, loin de lui toute intention de s’identifier à une quelconque idéologie mécréante à l’origine desquelles ces choses ont pu être évoquées. Après de telles implorations on s’attend à des messes noires, à la destruction de Sodome et Gomorrhe, et autres horreurs. Eh bien figurez-vous, après tout ce tralala et cette parabole apparaît sur l’écran l’ignoble cochonnerie pornographique que voici à laquelle il a fallu préparer les cœurs sensibles et pieux : une cellule initiale apparaît sous le microscope et se divise en deux. C’est suivi par le schéma bien connu de l’histoire de l’évolution que l’on retrouve dans tous les manuels scolaires. Les animaux primitifs, les invertébrés, les vertébrés, et enfin l’homme préhistorique avec des dents grinçantes – directement après l’homme préhistorique, deux acteurs connus bâtisseurs de pilotis. Grâce à Dieu, me dis-je, on a trouvé le "missing link" tant cherché, ce type qui fait la jointure entre l’homme singe, Néandertal et Darwin… Ai-je dit Darwin ? Dieu m’en garde, je voulais dire l’auteur ! Bref, comment ça marche ? Cellule initiale, infusoire, invertébré, mammifère, homme singe, acteur de cinéma, Darwin – la chaîne s’arrête là. Après arrive directement l’auteur qui ne s’identifie surtout pas à tout cela, qu’on ne le mêle pas à ce paquet de cartes, il se peut que son papa qui était encore un darwinien mécréant descendît, lui, du singe, mais lui, de même que son très honoré public ne vont pas entrer dans une histoire de si mauvais goût. L’auteur réitère ses excuses tout au long du film, et il souligne que c’est bel et bien Dieu qui a créé le monde, et que Dieu garde quiconque de ne pas prendre la Bible au pied de la lettre, de toute façon "des recherches récentes" ont prouvé que ça ne marche pas comme ça, comme ce type-là dont le nom salirait l’ambiance de fête (je crois qu’il fait allusion à Darwin) le prétendait, mais c’est comme chacun de nous séparément l’a appris à son catéchisme personnel. C’est tout juste s’il ne termine pas en invitant chacun à prendre un bon bain, puis jeûner trois jours.

Eh ben !

Moi je suis un darwinien et je suis aussi un croyant. (Au demeurant Darwin lui aussi était croyant.) En tant que tel je constate que le film est aussi très joli, les encarts aussi sont très jolis. Mais alors pourquoi étais-je mal dans ma peau pendant cette dévote projection et toute personne de bon goût avec moi ?

Il existe une vieille blague juive dans laquelle l’élève de l’école confessionnelle raisonne ainsi : le chocolat c’est bon, l’ail c’est bon – comme ça doit être bon le chocolat à l’ail !

Cet élève de l’école confessionnelle ne jouissait que dans son imagination de ce somptueux régal – "l’éducation populaire" moderne en revanche veut réellement le servir apparemment.

La religion c’est une bonne chose, pense le brave éducateur populaire, la science c’est également une bonne chose. En outre, de nos jours les deux sont à la mode sous des formes bien tranchées. Alors, les deux à la fois, comme ça doit être bon ! Un plat somptueux qui permettra de préserver le chou de Dieu en même temps que nourrir la chèvre du désir de savoir.

Eh oui, honorable éducateur populaire, il existe en effet et on est en train de le cuisiner dans le chaudron spirituel des plus grands esprits du monde, un certain effort pour souder ensemble foi et savoir, pour trouver Dieu à la lumière de la Pensée et trouver la pensée dans le verbe de Dieu – mais tant que ce plat merveilleux, le nectar et l’ambroisie de l’esprit, n’est pas achevé, l’âme pudique et fière ne peut digérer ta tambouille simplette. Cette âme voit clair en toi, elle voit bien d’où souffle le vent. Ce n’est pas Dieu que tu veux flatter, mais seulement la "conjoncture" rance et triste qui, Dieu sait comment, a fait croire aux gens que cette eau bénite mélangée à du sucre en poudre par laquelle l’hypocrisie anglo-américaine (Dayton ![1]) essaye, au début et à la fin de chaque siècle, d’arroser le monde est redevenue actuelle. Or la véritable science en progrès a toujours contenu une religiosité plus riche et plus profonde que le peu de crédit qu’on pouvait lui accorder. Laisse tranquille la foi et la science – rend à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu, mais ne fais pas avec eux affaire commune du même coup, car on ne peut tromper ni l’un ni l’autre. Combien de fois dois-je encore répéter que la véritable science cherche partout ce Dieu que tu veux immobiliser – elle n’alterne pas ses connaissances, mais elle les élargit ; et si de nos jours elle essaye de dépasser le darwinisme, cela ne signifie nullement qu’elle veut autre chose, mais qu’elle veut quelque chose de plus, de plus complet. Non seulement la science n’a pas honte de la perception qu’elle avait cent ans plus tôt de l’histoire de l’évolution, mais elle en est fière quand elle veut la rectifier et la développer – toi non plus, tu n’as pas à avoir honte en son nom. Dans ton zèle de flatteries envers l’église tu n’as pas besoin d’être plus papiste que le pape – crois-moi, je le connais, ça lui déplairait plutôt.

Le malade mental est condamné à mort. L’exécution de la sentence a été suspendue compte tenu de la maladie mentale du condamné. Il a été envoyé à l’asile psychiatrique pour traitement. Une fois guéri, plus rien ne s’opposera à l’exécution de la sentence.

Oui, d’accord – mais il n’est tout de même pas assez fou pour guérir ?

 

Microscope. C’est tout de même la découverte la plus grande, l’innovation la plus décisive jusqu’ici dans l’histoire de l’humanité. Que voler nous soit possible, on s’en est douté dès le début, et on savait aussi qu’il était possible de filer à toute vitesse comme l’orage, et on connaissait l’éclair, et on devinait l’existence de mondes lointains semblables au nôtre -  mais on ignorait que le grain de poussière et la goutte d’eau ne sont pas tels que nous les voyons, mais tout à fait différents, une réalité mille fois plus complexe. Et à mon avis le plus important dans la découverte du microscope ne consiste pas à élucider le monde de la réalité – mais à élucider celui de l’âme humaine en démontrant que notre raison n’est pas une source crédible des jugements, n’est pas un bilan crédible de la vérité, pour la simple raison que les organes capteurs et contrôleurs de la réalité fonctionnent mal. De façon utile et salutaire, la foi aveugle accordée à la raison a été abolie le jour où il s’est avéré que nos yeux sont le miroir de l’âme (j’observe en passant qu’il est intéressant que la science du développement ait légitimé cette image-ci : les yeux en tant qu’organe se développent directement du cerveau, c’est une excroissance des cellules cervicales, deux antennes protubérantes, un périscope), un mauvais miroir qui reflète à l’envers : de l’extérieur vers l’intérieur.

Se rendant compte que ce miroir ne doit pas être parfait de l’intérieur vers l’extérieur non plus, la nouvelle psychologie s’est donnée pour vocation de corriger les connaissances erronées de la conscience.

 

La boxe. J’étudie sa partie la plus difficile : supporter les coups.

 

Une mauvaise pièce. Quel était donc le but de l’auteur ? Impossible de le savoir car il ne l’a pas atteint. On ignore vers où était orientée sa flèche car elle est tombée dans le marécage.

Alors le brave esthète déclare qu’il n’avait pas de but. C’était de l’art pour l’art.

 

L’avion. Je dois me trouver à haute altitude. Je le pense parce que plus personne ne me fixe d’en bas bouche bée. On ne me voit plus d’en bas.

 

Le bon pacifiste ne réclame pas l’absence de combats. Il réclame seulement qu’il y ait aussi la paix.

 

Le cadeau du mendiant. Le fait de demander.

 

Un petit malentendu.

- Jouez, s’il vous plaît, la belle pièce que Beethoven a dédiée à Dante.

- À Dante ? Je ne me souviens pas d’une telle œuvre.

- Allons, ne dites pas ça… Venez, regardez, je l’ai trouvée ! Celle-ci. Vous voyez ? On peut lire en haut à gauche : « Andante ».

 

Suite du recueil

 



[1] Petite ville du Tennessee où s'est tenu en 1925 un procès retentissant contre un professeur de biologie qui enseignait l'évolutionnisme.