Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

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Tolstoï

40e dimanche

Guerre et Paix, Anna Karénine

Il n’y a pas de doute, c’est la perfection de l’écriture de romans au sens classique : impossible de faire mieux. D’une part le reflet large, plastique, coloré de la réalité extérieure, du mouvement, de l’action et des situations par rapport auxquels la vie réelle vue par nos propres yeux dans l’ambiance quotidienne semble obscure et inconsistante. Pour caractériser cette qualité et ce degré de netteté et de complétude il convient de puiser dans les derniers achèvements de la technique pour trouver une comparaison : il existe aujourd’hui des plaques à tel point photosensibles qu’elles sont capables de "voir" avec infiniment plus de fidélité, richesse et profondeur que l’œil humain. Bien sûr, cette comparaison aussi est faible et unilatérale – mais qu’y faire ? Lorsqu’il s’agit de la "force évocatrice" d’un écrivain, étant donné que l’effet de l’évocation est avant tout quelque chose d’imagé, nous avons pris l’habitude d’emprunter nos comparaisons aux arts plastiques, de parler de pittoresque et de plasticité. Il en résulte ensuite de nombreux malentendus, des conflits de frontière entre les arts. Mais il est impossible d’y remédier – la création littéraire, comme à plusieurs reprises je me suis déjà efforcé de le bredouiller, est plus que la somme totale de l’art, de la musique, de la rhétorique, de la poésie et de la philosophie, dans son entité elle se situe au-dessus de tous ces arts pris chacun séparément, elle veut créer plus parfait et plus complet qu’eux – et comme de cette façon elle englobe également l’art de la critique qui la contrôle elle-même, elle se situe en fait au-dessus de la critique aussi : d’où la confusion. De n’importe quel art qu’il s’agisse, la critique, en comparant l’œuvre à la réalité peut emprunter des mesures et des comparaisons à d’autres arts, n’ayant affaire qu’à une partie, une catégorie de la réalité, celle que l’oreille, l’œil, le cœur ou le sens peuvent en découvrir. La création littéraire en revanche est à la fois oreille, œil, cœur et sens, ensemble et conjointement, et elle est même la critique contrôlant tout cela – bref, tout l’homme. On ne pourrait comparer l’art de l’écrivain qu’à un art supérieur, mais il n’existe pas d’art supérieur, sauf si !... Sauf celui qui a créé le monde de la réalité. Il est donc peine perdue pour moi de dire que les personnages de Tolstoï vivent de façon aussi classique que, disons, les personnages de Léonard de Vinci. Si je regarde les personnages de la peinture et de la sculpture, c’est avant tout l’homme véritable, vivant, qui me vient à l’esprit, et deuxièmement c’est l’homme connu des épopées, légendes et romans – mais en revanche le personnage d’une épopée ou d’un roman ne rappelle que le modèle authentique, comme mesure la plus proche l’unique et directe. Partant de la peinture, de la musique, de la philosophie et de la poésie et allant vers la réalité, l’épopée et le roman constituent la dernière station : au-delà il n’y a plus que la vérité nue. Le Napoléon d’un peintre peut rappeler Alexandre le Grand ou Jules César – ou un animal ou un dieu, ou une fleur, mais le Napoléon d’un écrivain ne peut rappeler et évoquer que le véritable Napoléon, sinon l’œuvre est mauvaise. Car on peut mesurer une oreille, un œil, un cœur et le sens d’un homme entier, mais l’homme entier ne peut être mesuré que par rapport à Dieu s’il existe.

En ce qui concerne la réalité intérieure des personnages Tolstoïens qui auraient la psychologie et la philosophie pour critique comparative… Je vais vous raconter une des petites aventures psychiques qui m’est arrivée pendant la lecture, dans le but de justifier que le fil à plomb de la psychologie et de la philosophie porte de côté tout autant au-dessus de la profondeur quasi mystérieuse de la lucidité des sentiments de Tolstoï que porte de côté le fil à plomb de la critique vérifiant la réalité extérieure devant la lucidité de la vue de Tolstoï.

Je ne sais à quelle page du roman Anna Karénine, Anna reçoit la visite d’une vieille amie qui ne joue qu’un rôle secondaire dans le roman. Anna est déjà divorcée avec Karénine et vit avec Vronsky. Elles discutent gentiment, allègrement, et pourtant de façon un peu contractée. L’amie s’aperçoit qu’Anna a pris un nouveau tic qu’elle ne lui connaissait pas – de temps en temps, pendant qu’elle sourit, elle cligne bizarrement, nerveusement d’un œil.

Pendant que nous lisons, tout bon lecteur le sait, seules notre attention et notre critique se concentrent sur ce que nous lisons – nous faisons en même temps des associations d’idées semi-conscientes, nos idées s’associent entre elles comme bon leur semble, sans logique, au hasard de nos souvenirs subjectifs, de notre vécu. Ça ne m’a donc pas dérangé non plus, j’en ai pris acte comme d’une association insignifiante et sans intérêt, qu’à cette ligne, quand l’amie aperçoit le bizarre clignement d’œil d’Anna, moi j’ai pensé à une certaine phrase prononcée au début de cet énorme roman par Lévine à son frère, sur la situation des paysans en Russie.

Et naturellement j’aurais vite oublié cette association d’idées illogique si, tournant la page, je n’avais pas attrapé le passage suivant, me faisant pousser un cri d’effarement.

« …à cette phrase Anna a de nouveau esquissé un sourire, clignant d’un œil pendant qu’elle souriait. Son amie s’est de nouveau aperçue de ce clignement, et sans qu’elle sache pourquoi, ce clignement l’a fait penser à une conversation que Levine avait eue à leur soirée avec son frère… (sur la situation des paysans, etc.) »

 

La signification de cette aventure extraordinaire est aussi difficile à expliquer qu’elle est facile à comprendre.

Pendant la description du vécu fictif, intérieur de leur héros, les romanciers russes ont souvent recours à ce qu’on appelle des "libres associations d’idées" : cela leur permet de rendre les descriptions naturelles, directes, réalistes et vraisemblables, puisque chaque lecteur les connaît spontanément bien. Ces associations d’idées sont aussi illogiques et incontrôlables dans le livre que dans la réalité, puisqu’elles n’ont pas pour but de découvrir une vérité ou une loi, elles ont seulement vocation à faire allusion aux divagations de l’imagination.

Ici il s’est passé autre chose.

Quelque chose évoque quelque chose d’autre à l’amie d’Anna, bien qu’il n’y ait aucun rapport entre les deux ("sans qu’elle sache pourquoi…"), et l’écrivain poursuit son récit.

Mais le lecteur s’arrête avec effarement.

Cette association d’idées illogique entre les deux choses s’est produite avec lui aussi, une minute avant qu’elle ne se produise avec le personnage du roman, donc indépendamment de l’intrigue du roman.

Autrement dit, cette association d’idées n’est pas le fait du hasard. Et elle n’est pas une idée arbitraire du romancier. Il existe un rapport entre le clignement de l’œil d’Anna et la conversation, non connue d’Anna, de Lévine avec son frère sur la question paysanne : les deux phénomènes doivent avoir une racine commune, ils doivent être liés par une signification secrète – c’est une manifestation double d’une légitimité psychique ou morale inconnue qui signale une unicité solidaire.

Mais quelle peut être cette racine secrète, cette signification commune, cette loi ?

L’amie d’Anna l’ignore.

Je l’ignore également.

Est-ce que l’écrivain le sait ?

C’est peu probable. S’agissant d’un écrivain inexorablement conscient, aussi exigeant avec ses protagonistes et ses lecteurs qu’avec lui-même, travaillant avec une sincérité quasi torturante, s’il le savait, il l’écrirait – à aucun instant Tolstoï ne s’est laissé entraîner à des effets bon marché d’illusionniste.

Il ne fait que tendre un miroir – un miroir fidèle de l’âme présentée qu’il a construite à partir de sa propre âme. Et si dans le reflet, dans le labyrinthe des imaginations, nous trouvons une petite tache lumineuse qui s’avère y avoir été projetée par une source lumineuse inconnue mais manifestement existante – nous reconnaissons notre imperfection face à elle avec le même éblouissement ébahi que lorsque, sur une plaque photosensible photographiant le ciel étoilé, nous découvrons sous la forme d’un pâle petit point l’image d’une étoile lointaine, imperceptible à l’œil nu.

L’instrument légitimera a posteriori la plaque photosensible : le petit point n’était pas un "artefact d’artiste" mais une mystérieuse vision au loin – le télescope finira bien par découvrir l’astre invisible. Un jour, dans deux ou trois cents ans, la psychologie, encore imparfaite aujourd’hui, légitimera peut-être l’art parfait de Tolstoï.

Il manipule un demi-millier de personnages, fait défiler tout le programme du musée de cire de la vie.

Il est intéressant, je viens de m’en rendre compte,  que parmi tous ces personnages je ne trouve pas un seul écrivain. Si apparaît ça ou là un ou deux artistes (le pianiste de "La Sonate à Kreutzer", etc.) – il ne s’est jamais mêlé lui-même à ses romans. Ç’aurait été impossible – puisque pour faire naître les cinq cents personnages, il a dû se casser en cinq cents morceaux.

Les cinq cents personnages pris ensemble : c’est lui, l’écrivain.

À l’âge de soixante-dix ans il a renié ses romans. Il avait écrit la prison de cinq cents destins – il a ensuite été frappé par le problème de la Rédemption : comment trouver une issue, pour sortir de la prison du Destin ?

Personne n’a aussi bien observé la réalité que lui. À la fin il s’est senti fatigué – après tant de réalités il était assoiffé d’une gorgée de Vérité.

 

Suite du recueil