Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
KalÉidoscope
51e
dimanche
L’expression et la communication, tous ces
formalismes des langues strictement
structurées ne m’ont jamais trop inquiété – en
quelque sorte j’ai depuis toujours senti un lien plus direct entre
réflexion, discours et écriture que de laisser enfler en moi
cette question des règles de grammaire en un problème si
important que ça quand je parlais ou j’écrivais.
J’avoue que même comme ça ces efforts
désespérés, mortellement sérieux m’ont toujours
fait un effet un peu comique (mes premiers écrits, les caricatures, en
témoignent), les efforts affolant la plupart des écrivains,
d’être obligés, pour exprimer leurs sentiments ou leurs
humeurs, leurs pensées ou leurs observations, de sélectionner les
meilleures possibilités qu’offrent les styles et modes
d’écriture connus jusqu’alors ou à imaginer par
Pourtant et malgré tout, lorsque
ce matin j’ai parcouru le journal, j’ai ressenti la
légitimité d’un des styles d’écriture devenu
récemment très à la mode : celui du simultanéisme, ce mode de
représentation qui place côte à côte une masse de
phénomènes de l’espace à la manière des
images mobiles du cinéma, sans sélection et sans relations entre
elles. J’ai bien compris qu’il ne s’agissait pas d’un
formalisme fantaisiste – quelqu’un qui après la lecture
d’un tel journal essaye de réfléchir, tout simplement
s’embrouille et perd les pédales. Un enfant du peuple avec son
système nerveux construit encore pour une existence plus ou moins
animale est bombardé par une telle masse d’impressions à
digérer et à élaborer en des assauts renouvelés
chaque heure et chaque minute, qu’il doit forcément renoncer
à assimiler les tenants et aboutissants de toutes ces choses –
encore heureux s’il est capable de prendre acte des faits purs et simples.
À
six heures du matin le capitaine Byrd[2]
quitte New-York. Dix minutes plus tard il fait savoir par radio qu’il
vole au-dessus de l’océan, le temps est favorable. Un quart
d’heure plus tard il fait savoir qu’ils vont pomper le
kérosène d’un des réservoirs. Une demi-heure plus tard
ce rapport est transmis à tous les journaux du monde – on prend
acte aussi bien à Tokyo et à Melbourne qu’à
Washington et à Budapest que maintenant il va falloir attendre une
demi-heure car Byrd doit pomper son quatrième réservoir. La radio
continue de bourdonner : on fait savoir à Byrd, assis au sommet
d’un nuage à sept mille mètres d’altitude,
qu’entre-temps son confrère pilote est bien arrivé à
Honolulu. Cinq minutes plus tard on fait savoir au confrère pilote en
question à Honolulu que Byrd qui est en train de déjeuner
au-dessus de Terre-Neuve lui souhaite un agréable voyage, celui-ci
envoie ses remerciements chaleureux vers les côtes irlandaises où
Byrd est arrivé entre-temps.
La
population entière du globe terrestre, un milliard et demi de personnes,
se plaisent à parler et communiquer en tous sens – tout le monde
l’entend, le monde s’est transformé en une oreille
gigantesque ; un ou deux ans encore et tout le monde pourra se voir. Un
enchantement s’est produit : l’immense globe terrestre a
rétréci en une unique joviale taverne où les hommes
vivants se sont réunis pour une petite parlotte. Chacun entend
l’autre, chacun rapporte ses soucis et ses joies, chacun
s’intéresse aux autres.
La
Terre a rétréci - l’apôtre enthousiaste du
Progrès hocherait la tête : ô, ces âmes
poétiques ! Veut-il peut-être dire que c’est
l’Homme qui est devenu un géant ?
L’homme ?
Tourne
la page de ton journal – le voyage du capitaine Byrd n’occupe que
les deux premières pages. Sur la page trois on lit :
L’homme
gorille a reconnu jusqu’ici dix-huit meurtres – son passe-temps est
d’étrangler les femmes. Sous l’effet de l’acquittement
de Madame Grosavescu[3]
un deuxième assassinat conjugal. Suicide dans une chambre
d’hôtel. Suicide dans un bureau directorial. Suicide en prison. Suicide
dans une salle de bal. Suicide dans un observatoire astronomique. Suicide au
sommet de la Tour Eiffel.
Comment ?
Tous ceux-là ont-ils alors commis leur suicide ce jour magnifique du
Progrès et de l’Espérance et de
l’Épanouissement – mettant fin non seulement à leur
vie, mais aussi détruisant en eux une lignée millénaire de
générations – leurs enfants et leurs petits enfants pour
lesquels le monde s’apprête justement à se transformer en un
paradis ? Ont-ils pu se suicider avant d’être informés
de l’heure d’arrivée de Byrd à Paris –
n’étaient-ils pas affamés de savoir s’il allait bien
arriver ? N’étaient-ils pas friands des bulletins radio que
le petit crieur de journaux hurlait chaque minute à leurs oreilles
aussi, affirmant que si ce n’est pas au soir, il arriverait
sûrement à l’aube – ne voulaient-ils pas attendre
l’aurore, l’aurore rédemptrice de l’Homme
Surhumain ? Ne pensez-vous pas, vous, suicidaires, que le capitaine Byrd
se sentira légitimement offensé que vous ne vous pressiez pas
à sa rencontre – que vous soyez capables d’être
écœurés et de mépriser le monde, d’avoir pu
abandonner la vie qui a la chance de le célébrer dans la
liesse ?
Vous
vous taisez, suicidaires ?
Vous
vous taisez, suicidaires – que pourriez-vous dire ? Pourquoi diable aurais-je
dû m’intéresser à l’arrivée ou non du
capitaine Byrd ? Est-ce à moi qu’il allait apporter
réconfort, une bonne nouvelle ? – allait-il me tendre la
dernière planche de salut dont j’avais besoin pour continuer de
vivre dans cet enfer d’égoïsme, de cruauté,
d’assassinat, de peur, de haine et d’incompréhension que je
suis heureux d’épargner à mes enfants qui ne naîtront
pas ? Est-ce que le capitaine Byrd s’intéresse à moi ?
Il ne s’intéresse qu’à son avion. Je ne
l’intéresse pas – il ne m’intéresse pas non
plus.
Voilà
ce que répond le suicidaire – tais-toi donc apôtre
enthousiaste du progrès qui prêche constamment l’Homme,
l’Homme glorieux, l’Homme victorieux, alors que l’Homme
n’existe pas, il n’y a que des gens parmi lesquels un ou deux
volent en altitude, très haut, alors que les autres aimeraient les
rabattre à terre pour prendre leur place. Laisse tomber la philosophie,
les tenants et aboutissants, de toute façon tu n’y comprends pas
grand-chose – le combat continue sur le globe terrestre
rétréci en une unique joviale taverne. Les avions arrivent et
arrivent encore, ils arrivent par l’ouest, ils apportent les soldats
prêts au combat, héros heureux de la victoire sur la
matière – quand en viendra-t-il un de l’est avec à
son bord le médecin des âmes malheureuses ?
D’ici
là ce n’est pas la peine de chercher des tenants et aboutissants
dans ce panorama d’images chamarrées. Si Madách vivait
aujourd’hui, il n’écrirait pas La Tragédie de l’Homme dans le temps mais dans l’espace – en un
immense drame simultanéiste dont les scènes
représenteraient une seule journée dans la vie du globe terrestre
– et on y apprendrait que ce jour-là, le premier juillet mille
neuf cent vingt-sept, en différents points de la Terre, Adam et
Ève sous leurs divers avatars jouent aussi bien leur destin depuis
l’homme gorille jusqu’aux esquimaux qu’ils l’ont
joué entre les différentes strates superposées des
siècles successifs – que le Temps n’y apporte pas plus d’aide
que n’en a apporté l’Espace – que tout est vain, seul
Dieu pourrait aider l’homme s’il le voulait.