Frigyes Karinthy : "Parlons
d’autre chose"
J’apprends À chanter[1]
Ça ne nourrit
pas son homme ça.
Je me lance et j’apprends à
chanter.
Je vais voir le célèbre
professeur.
Le célèbre professeur
m’examine puis il me décrit sa méthode. Sa méthode,
dit-il, consiste à considérer chacun des organes vocaux comme
autant d’instruments de musique. Tout comme un violon. D’autre
part, je dois avoir des égards pour l’espace vocal qui est la chose
la plus importante. Je lui ai promis d’avoir beaucoup
d’égards.
- Et maintenant chantez-moi
« Je t’oublierais, mais impossible de
t’oublier »
Mais il m’arrêta d’un
geste dès les premières paroles :
- Pas bon. Vous chantez de la gorge,
mon ami.
J’avouai, puisqu’il
m’avait pris sur le fait, à quoi bon nier, j’avais en effet
chanté comme ça, de la gorge.
Il me regarda plein de
commisération.
- Vous faites toujours comme
ça ?
Je rougis, je verdis, mais je dus
reconnaître en toute franchise que oui, c’était une de mes
mauvaises habitudes, petit garçon, j’étais très
gâté.
- Écoutez – dit
le professeur. – Le chanteur ne chante pas de la gorge ;
n’importe qui est capable de chanter de la gorge, cela n’avance
à rien. On fait descendre le son dans les
poumons.
- Et on chante des
poumons – devinai-je, heureux.
- Pas du tout –
rétorqua le professeur. – On fait seulement descendre le son dans les poumons, mais aussitôt on le fait
remonter dans le nez.
- Et de là… -
hésitai-je.
- Alors ?! De là ?!
– Le professeur me regardait d’un air sévère.
- Dans le mouchoir –
hasardai-je.
- Vous n’y êtes pas. Du
nez on relâche le son dans l’air. Le
chanteur chante avec ses poumons et avec sa trompe d’Eustache.
- Ça coûte combien, une
trompe d’Eustache ?
- Comme chacun sait –
expliqua le professeur – la trompe d’Eustache est un tube qui
relie le sinus auriculaire et le sinus nasal.
- Comme chacun sait –
répétai-je, le cœur léger.
- Donc – expliqua le
professeur – pour chanter à haute voix, mon ami, il convient
de refouler la racine de la langue dans le larynx de façon à
former une caisse de résonance entre l’estomac et
l’œsophage.
- Je vais le faire.
- Pour produire les sons graves, vous
relâchez la racine de la langue et vous fermez les yeux. Pourquoi
ferme-t-on les yeux ?
- Pour ne pas voir l’effet
produit.
- Faux. On ferme les yeux afin
d’ouvrir la bouche plus grand.
Je l’ouvris.
- Comme ça. Maintenant, faites
vibrer vos cordes vocales.
Si au moins je savais où elles
peuvent bien être, mes cordes vocales ! En tout cas, le mieux serait
de faire vibrer tout mon corps, comme ça, je pourrais être
sûr que mes cordes vocales vibreront elles aussi.
- Comme ça. Chantez
maintenant : « Je t’oublierais… ». Mais
des poumons, et ne fermez pas la bouche. Mauvais, mauvais. On ne peut pas
chanter comme ça. Essayez de le chanter avec des "a",
ça ira peut-être mieux.
- Ja
t’ablaeras, ma ammepassabla
da t’ablaia – chantai-je avec une
profonde conviction.
- Mauvais. Essayez avec des
"u".
- Ju
t’ubluerus, mu ummepussublu
du t’ubliu – chantai-je avec une
ferveur à fendre l’âme.
- Mauvais, mauvais - hurla le
professeur avec brutalité. – Malheureux, vous relâchez
la racine de votre langue dans la gorge. Vous esquintez l’espace vocal.
Ne comprenez-vous pas que l’espace vocal, c’est le plus important ?
L’espace vocal, pour un chanteur, c’est aussi important que le
hangar pour un avionneur. Les grands chanteurs utilisent toute leur tête
comme espace vocal. Attendez, on va faire quelque chose.
Le professeur fourra brusquement son bras
dans ma gorge et il attrapa quelque chose. Plus tard il prétendit que
c’était la racine de ma langue, mais moi, je n’en suis pas
certain. Il me cria :
- Maintenant ! Là,
chantez !
- Je n’y arrive pas –
notai-je sur un morceau de papier, votre main se trouve dans ma bouche.
Alors le professeur entra tout entier dans
ma bouche et descendit par ma trachée.
Après une pause de quelques minutes
une voix retentit dans mon intérieur. Je reconnus immédiatement
la voix du professeur.
- Monsieur – criait-il
à travers ma gorge (par erreur une tierce personne aurait pu
s’imaginer que c’était moi qui parlais) – il y a
un grave problème. Je suis d’avis que vous feriez mieux
d’abandonner l’apprentissage du chant.
- Vous me parlez du fond du
cœur – dis-je.
- Non. Je parle du fond de votre
estomac. Votre estomac est mal agencé. Je vais vous dire pourquoi.
- Pourquoi donc ? Je suis curieux
de l’apprendre.
- Je vais vous le dire.
- Allez-y, dites-le.
Mais il ne le dit pas. Après
quelques minutes d’attente anxieuse la chose s’éclaircit le
professeur refit surface.
- Eh bien ? – demandai-je
haletant.
- J’ai parlé d’un
problème d’agencement – dit le professeur – pour que
la curiosité vous taraude le côté et que je puisse sortir
par l’orifice ainsi constitué.
- Vous avez eu tort – dis-je. –
Vous auriez pu sortir par les oreilles. Toute votre science me sort bien
par-là, ainsi que l’art du chant tout entier.