Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

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abricots verts

Sur un grand abricotier, au printemps, quand le soleil commence à chauffer amicalement, les minuscules abricots verts ouvrent leurs yeux et ils regardent alentour avec curiosité.

- Comme il fait bien chaud, dit l’un des abricots qui s’appelait Gábor. Qu’est-ce qui chauffe si bien ?

- C’est ce grand jaune, dit l’abricot Pista qui, quand il n’était encore qu’un noyau d’abricot s’occupait d’études esthétiques. Ce grand jaune, là-bas, face à nous, dans le ciel bleu.

- Et qu’est-ce que c’est que ce grand jaune demanda naïvement l’abricot Gábor.

- Que veux-tu que ce soit, répondit l’abricot Pista d’un air supérieur. C’est aussi un abricot comme nous, mais un peu plus grand, et il est tout seul, accroché tout seul sur un grand arbre que nous ne voyons pas d’ici.

- Et nous aussi nous serons aussi grands et jaunes ? demanda l’abricot Gábor, toujours aussi curieux.

- Évidemment ! dit l’abricot Pista de son air supérieur. Si cette bonne chaleur dure assez longtemps, nous serons aussi beaux et jaunes.

La bonne chaleur fut effectivement durable et les abricots verts commencèrent à bien jaunir. Surtout l’un d’entre eux qui s’appelait Sándor et qui demeurait à l’extrémité de l’arbre et qui profitait le plus du soleil.

- Ce Sándor se développe à merveille, dit un jour l’abricot Pista qui aimait bien observer les progrès de ses frères abricots.

Depuis ce jour, Sándor jouit d’une grande autorité parmi les abricots.

- Vous verrez, dit Pista, celui-ci deviendra notre Lajos.

(Il faut savoir que le grand abricot jaune suspendu au ciel et qui chauffait si bien, les autres l’appelaient Lajos.)

- Il est déjà presque aussi jaune, dit-il plus tard. Jusqu’où va progresser ce garçon, on n’en a pas l’idée.

Effectivement Sándor devint de plus en plus jaune.

- Il est légèrement plus petit que Lajos, dit Pista, mais ce n’est qu’une illusion d’optique. En effet, Lajos est plus loin, et plus une chose est loin, plus nous la voyons grande.

Ceci n’est pas tout à fait correct, mais de la part d’un abricot, le simple fait qu’il connaisse des termes latins aussi compliqués qu’illusion d’optique est appréciable. Et l’abricot Pista poursuivit sa réflexion :

- Pourquoi pas ? Mettons que Lajos soit un être extraordinaire parmi les abricots qui paraissent tous en effet apprendre de lui à jaunir, y compris ce Sándor qui pourtant possède un talent exceptionnel. Oscar Wilde remarque quelque part très spirituellement que ce n’est pas l’artiste qui apprend de la nature, mais c’est la nature qui apprend de l’artiste.

Même si Oscar Wilde ne l’a pas dit exactement comme ça, n’est-il pas remarquable de la part d’un jeune abricot vert d’avoir au moins lu les ouvrages des écrivains étrangers majeurs ?

- On peut dire, médita l’abricot Pista quelques semaines plus tard, que notre Sándor n’est pas simplement aussi jaune que ce Lajos suradmiré, surdivinisé, mais il est peut-être plus jaune encore.

Les abricots murmurèrent leur approbation. Mais Sándor le jaune que l’on célébrait remarqua amèrement que les autres avaient eu besoin de deux mois pour s’en rendre compte. Alors que lui, il connaissait sa propre valeur à l’âge où il était encore vert. Mais chez nous les abricots sont des incompris parce que la civilisation n’y a pas atteint un degré suffisant.

- Oui, il est encore plus jaune, crièrent-ils maintenant tous. Et de toute façon, c’est qui, ce Lajos ? Jadis, il est vrai, il était passablement jaune, et à son âge vert, quand il n’avait pas encore de jugement, notre Sándor aussi apprenait, paraît-il, de lui. Mais depuis il s’est avéré que Lajos est incapable de progresser, de se renouveler. Il a toujours été aussi jaune, il n’a pas évolué, il n’a pas changé, lui, alors que notre Sándor est de plus en plus coloré, de plus en plus plein, et il brille dans ses nuances rouges et brunes. L’abricot Pista prononça la sentence finale :

- Il est hors de doute que c’est notre Sándor qui est l’abricot véritable, nouveau, le plus parfait, l’ultra-abricot, je dirai même plus abricot que l’abricot. L’ère de Lajos, celle du romantisme pétrifié est révolue, il est temps de faire tomber Lajos de son piédestal et d’asseoir Sándor à sa place. Vous voyez, se réjouit-il brusquement, Lajos lui-même a senti que nous avions raison, regardez ! Il est tombé tout seul de son arbre !

Tous regardèrent. C’était le soir et à cet instant le Soleil qui fait mûrir les abricots de sa chaleur disparut, fatigué, derrière l’horizon.

 

Suite du recueil