Frigyes Karinthy : "Parlons d’autre chose"
le bonhomme de
neige et le poÊle
Le bonhomme de neige vivait une vie
retirée. Dès sa tendre enfance de neige il se distingua par son
caractère renfermé et taciturne : il ne parlait avec
personne et il connaissait le secret de garder tout le monde à distance.
Cela attira l’attention et on lui prédit un bel avenir. Au fur et
à mesure que la neige se déposait sur lui en une couche de plus
en plus dense, il s’épaississait et grandissait, et son
autorité ne cessait d’augmenter.
On commença à s’y
intéresser vraiment. Une personnalité considérable apparue
dans notre vie artistique, écrivaient les journaux. Une
personnalité marquante, particulière : taciturne et
fière. La communication n’était pas sa tasse de thé,
il n’était ni enthousiaste, ni prolixe, ni bavard.
Le bonhomme de neige devint
célèbre. Les journaux publièrent sa photo, les critiques
donnèrent des avis, parlèrent des grandes choses qu’ils
attendaient de lui. Ils expliquèrent aussi la raison pour laquelle ils
attendaient de grandes choses : parce qu’il est différent, il
ne se force pas, il ne cherche pas la faveur du public, il ne
s’échauffe sous aucun prétexte ; il reste ironique,
froid et objectif, disaient-ils, il voit les choses clairement, ceci se sent
sans qu’il s’exprime, il se tient au-dessus des
événements. Un critique eut l’heureuse idée de
confronter le bonhomme de neige au poêle. Le bonhomme de neige,
n’est-il pas une personnalité plus grande, plus précieuse,
plus charpentée ? disait le critique. Sa taciturnité
n’est-elle pas un art infiniment plus profond, plus authentique que le
chuchotement vantard et le sifflement bavard du poêle qui par-là
s’escrime à cuisiner le monde entier, tente d’imposer
à tous son âme ennuyeuse et banale du quotidien, et clame
d’assommants poèmes lyriques sur l’été, la
beauté et les femmes ! Comme il est autre le bonhomme de neige,
à quel point chacun de ses mots lâchés, ses aphorismes
seraient plus précieux, plus aristocratiques, s’il daignait
parler ! Aristocratique, oui, le terme est juste, ils se mirent
d’accord là-dessus, et ce mot finit par coller au bonhomme de
neige.
Les femmes surtout étaient
enchantées du bonhomme de neige. C’est autre chose, oui,
c’est un homme vrai, disaient-elles. Il ne nous fait pas la cour, lui, il
ne ressemble pas au poêle, par exemple, il ne se répand pas en
éloges, n’entre pas en ébullition, ne flambe pas, il a une
colonne vertébrale, celui-là, il est fier, un homme authentique,
digne, qui ne sanglote ni ne larmoie d’amour. Un comme ça, on peut
l’aimer, on peut tout lui donner. Le bonhomme de neige recevait des
centaines de lettres d’amour chaque jour, mais il ne répondait
à aucune, il affichait toujours le même sourire ironique. Alors
cela rendit les femmes folles, elles tentèrent en grand nombre de se
suicider, ce qui augmenta encore le prestige du bonhomme de neige.
Au sommet de sa gloire, le bonhomme de neige
reçut le prix Nobel. Un grand banquet fut organisé pour le
lendemain : à ce banquet, le bonhomme de neige aurait dû
enfin prendre la parole, aborder un sujet quelconque, mettons, l’amour.
Tout le monde attendait avec impatience la déclaration du bonhomme de
neige. Cette nuit-là, le bonhomme de neige alla rendre une visite
discrète au poêle, pour que personne ne soit au courant. Il le
salua magnanimement : le poêle eut du mal à cacher sa joie
que le grand homme daignât lui adresser la parole. Écoutez, mon
ami, dit le bonhomme de neige, demain je dois parler à un banquet, mais
je ne suis pas en mesure de bouger les lèvres car j’ai pris
froid ; d’autre part, ce ne serait vraiment pas digne de moi de
gaspiller mes précieuses pensées pour
Le lendemain on trouva le bonhomme de neige
fondu : les médecins constatèrent une paralysie provenant
d’un ramollissement cérébral. Un comité fut
convoqué sur le champ et décida d’ériger une statue
de marbre au bonhomme de neige pour perpétuer sa gloire
jusqu’à la fin des temps.
Ils confièrent à un critique
le soin de résumer brièvement sur le socle de la statue, comment
était le bonhomme de neige. Le critique réfléchit trois
jours durant, mais ne put dire comment était le bonhomme de neige ;
il put dire seulement comment il
n’était pas – par exemple il ne ressemblait pas au
poêle. Finalement il recommanda d’écrire :
« Il ne ressemblait pas aux autres ». Toutefois, le comité
déclara que ça ne sonnait pas bien ; il le modifia en :
« Il valait mieux que les autres ».
C’est ceci qui fut gravé dans le socle et ils rentrèrent tous auprès du poêle car il faisait très froid.