Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

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le singe, le lionceau, le cochonnet et le petit chien

Dissertation scientifique

Au zoo de Budapest on m’a montré hier une petite cage. Dans la cage il y avait un jeune singe de deux mois, un lionceau du même âge, un petit cochon et un petit chien.

Le lionceau se tenait assis dans un coin de la cage : de ses yeux vert colère il clignait violemment et avec une avidité manifeste. De temps en temps il soulevait ses pattes et sortait ses griffes. Il ouvrait quelquefois sa gueule et essayait de miauler.

Le petit chien courait de gauche et de droite, leste et doctoral : il flairait chaque angle trois ou quatre fois, il relevait sa tête, jappait un coup comme s’il voulait communiquer une formidable découverte, probablement une sottise dans le genre : il fait très froid en hiver, il fait très chaud en été, ou bien : cette cage est fermée, ce que personne n’ignorait, seul le petit chien s’imaginait qu’il fallait en faire un cas.

Le petit cochon ne faisait rien : il se prélassait dans un autre coin, il s’étalait nonchalamment, il remuait son groin voluptueusement pendant que dans ses petits yeux paresseux on voyait bien qu’il laissait aller ses pensées à quelque cochonnerie.

Le singe, jusqu’à mon arrivée, somnolait sur une petite barre placée de travers. À l’instant où il me vit il se raviva : il sauta de la barre, il se mit à courir. Il attrapa brusquement la queue du lion et la secoua en me lançant une œillade. Puis ouste, de nouveau sur sa barre. Le roi du désert attrapa sa propre queue, il la mordit rageusement, il fit trois tours sur lui-même, ne comprit pas ce qui lui était arrivé, qui l’avait mordu, puis enfin, apparemment il se résigna : ce devait être un être supérieur, le grand Invisible dont la mystérieuse réalité doit être acceptée et qui devait avoir de bonnes raisons de lui tirer la queue, une raison que l’esprit limité d’un lion ne pourrait jamais connaître, par conséquent ce n’était pas la peine d’enquêter, il valait mieux l’admettre, c’est comme ça, in secula seculorum. La métaphysique, c’est la métaphysique, se dit le roi du désert et il se recoucha.

Je lançai le bout de mon croissant dans la cage, il tomba sous le nez du petit cochon, le cochon avança et le saisit. Au même moment surgit le singe, il sauta sur le dos du petit cochon, il prit la bouche de celui-ci avec ses deux mains, il l’ouvrit adroitement, avec sa troisième main il en repêcha le bout du croissant, avec sa quatrième main il le plaça dans sa propre bouche et l’avala. Puis de nouveau, retour sur la barre. Le petit cochon poussa un cri strident, amer et plaintif, et il se dit : quelle cochonnerie. Ce qui est une cochonnerie, c’est une cochonnerie. Il n’est plus possible de vivre quand on est un brave citoyen honnête, à cause de tous ces Juifs, ils nous retirent de la bouche la dernière bouchée de pain que nous avons gagnée à la sueur de notre front. Et le gouvernement ne fait rien pour couper court à ce genre d’iniquité ; au contraire, il pactiserait plutôt avec eux, il se coalise avec eux pour se partager le butin, car sachez-le, mes concitoyens, ce saligaud de singe passe la moitié du bout du croissant à Adolf Lendl[1] avec lequel il est sous contrat stipulant qu’un certain pourcentage de chaque bout de croissant volé lui revient. C’est ce qui explique qu’à lui tout est permis et qu’au parlement notre proposition juste et équitable selon laquelle il faut couper les quatre mains des singes et appliquer des sabots à leur place comme il convient à d’honnêtes animaux ne viendra jamais à l’ordre du jour.

Cette chose m’émut grandement et je lançai une noix dans la cage, sachant que le faible petit singe ne pourrait pas la casser. Le singe fit une grimace et ne bougea pas ; le petit chien lança un jappement claironnant, il s’attaqua à la noix, commença à la triturer et à la mordiller, jusqu’à ce qu’après un très long effort il réussisse à l’ouvrir. À ce moment-là le singe fut sur place en un éclair, il saisit la noix cassée et s’enfuit si vite, que moi-même je n’aperçus cette opération que quand il finissait de séparer le cerneau jaune doré avec ses petits doigts recourbés. Le petit chien s’élança dans un jappement claironnant, il courait, sautait, gesticulait, ses yeux s’injectaient de sang, il râlait, il écumait de rage : « Ouvriers ! Ouvriers ! – jappa-t-il. – En avant, vers la révolution, ouvriers, ne tolérons pas que le capitalisme maudit s’engraisse des fruits sanglants de notre pénible travail, pendant que nous mourrons de faim et manquons de tout. Le temps est venu qu’on y mette le holà, qu’on renverse les piliers pourris de la société ! Socialistes, venez tous, soyez présents au meeting populaire, même si nous devons tous y périr – de toute façon la police a autorisé la manifestation ».

Voilà comment jappa le petit chien pendant que le petit singe croquait gaiement la noix. Je le regardais et je compris comment l’homme est devenu le diadème de la création.

 

Suite du recueil

 



[1] Zoologiste hongrois (1862-1943)