Frigyes Karinthy : "Parlons d’autre chose"
lettre À travers l’espace
Le 2 janvier.
Mes frères ! Je vous
l’annonce heureux et fier : je suis arrivé sur la Terre. Le
voyage a duré trois mois avec ma machine thermique, c’est hier, au
coucher du soleil, que j’ai atterri sur une grande colline, à
proximité d’une ville. Là, je vais un peu reprendre mon
souffle, puis je m’attaquerai à mon grandiose et passionnant
travail. Ce message électrique, je le griffonne encore ici sur cette
colline, Mais demain je descendrai à la ville. Ce sera un moment
inoubliable quand, devant les habitants de la Terre, je dévoilerai mon
identité, je leur dirai que je viens tout droit de Mars pour
qu’enfin les sociétés humaines des deux planètes
puissent se connaître. Quel spectacle cela va être : la foule
ébahie, en délire, guettant en liesse mes paroles ; les
grands étonnements quand je leur apprendrai notre histoire, nos
idéaux qui ont pour vocation de fertiliser la conscience naissante des
habitants de la planète petite sœur de la nôtre ! Ayez
confiance, vous qui m’avez envoyé pour vous représenter, je
serai à la hauteur !
Le 3
janvier.
La ville où j’ai atterri se
nomme Budapest. Je n’ai pas encore eu l’occasion de remplir ma
mission. Mon apparition n’a pas éveillé
l’étonnement escompté : quelques personnes se sont
bien retournées sur mon passage dans la rue, mais elles ont
continué leur chemin. Je me suis arrêté à un endroit
un peu spacieux, j’ai commencé à parler, quelques badauds
m’ont entouré, mais un homme en tenue bleue et en casque
métallique est intervenu et m’a conduit dans une sorte de local.
Là où le bât blesse, c’est probablement que je ne sais
pas parler leur langue ; je leur ai fait comprendre par signes que je les
connais bien, car nous, sur Mars, nous observons l’homme terrestre depuis
deux mille ans à l’aide de nos lunettes et nous n’ignorons
rien de ce qu’il fait. Mais apparemment ils ne m’ont pas compris.
Plus tard, quand ils m’ont laissé sortir de leur local, je suis
entré dans une librairie et j’ai acheté une grammaire. Je
n’enverrai pas de nouveau message avant de bien maîtriser leur
langue.
Le 5
février.
Désormais je parle passablement bien
le langage des Budapestois. J’ai remarqué que des discours en
public ne m’avanceront en rien car je me fais enfermer. Mais je ferai
afficher que, en tant que Martien, je tiendrai une conférence publique
sur Mars. Là où il y a un hic c’est que pour faire
fabriquer des affiches murales, il convient de donner de minuscules pastilles
rondes en un métal appelé or – ne serait-il pas possible de
m’en faire parvenir de chez nous ?
Le 20
mars.
Au prix de pas mal de difficultés,
j’ai pu tenir ma conférence dans la petite salle du Royal.
Hélas peu d’auditeurs sont venus. Et je n’ai pas eu le
succès qui aurait été désirable dans
l’intérêt de nos objectifs. Ceci est d’autant plus
désagréable que je ne peux pas payer les affiches. J’ai
même pensé faire un petit voyage à la maison et m’y
procurer l’argent nécessaire, mais ma machine thermique, que
j’avais eu absolument besoin de mettre au mont-de-piété,
est malheureusement tombée en panne. Ici, un
certain Svarcz dit que si la conférence
n’a pas réussi, c’est parce qu’il n’aurait pas
fallu dire que j’arrivais directement de Mars, il aurait mieux valu me
présenter comme un savant émérite ayant des idées
originales sur Mars. Il n’a peut-être pas tort.
Le 15
juin.
J’ai choisi une autre solution :
j’ai écrit une œuvre importante sur ma patrie et je
l’ai emportée chez un éditeur, parce que les
rédacteurs des quotidiens prétendaient que mon sujet était
trop sérieux, c’était plutôt un sujet de livre. Ce Svarcz me dit d’attendre avec patience, les choses
demandent tout de même du temps. Ne serait-il pas possible de
m’envoyer un peu d’argent ? Je dois déjà trop
d’argent à ce Svarcz.
Le 4
juillet.
Ce Svarcz dit
qu’il a une bonne idée : je devrais me produire au music-hall
comme Martien, il me composera les couplets qu’il faut, il m’en a
déjà montré ; une assez gentille mélodie,
et chaque strophe se termine par : « Samuel le Martien,
c’est moi ». C’est gentil, mais je ne crois pas que ce
soit la meilleure solution. Je continue d’attendre puisqu’il est
impossible de…
Le 18
juillet.
Il y avait un instant hier où
j’ai cru qu’ils ont tout de même deviné qui
j’étais et ce que ma venue signifiait. J’étais assis
dans un café en attendant ce Svarcz ;
tout à coup une grande foule s’est réunie devant la
fenêtre, ils étaient très excités et ils me
désignaient du doigt. Mon cœur s’est mis à battre et
je me suis levé pour leur parler car la foule n’arrêtait pas
de grandir ; mais ce Svarcz est arrivé et
il a dit que j’étais maladroit, je devais profiter de
l’occasion : en effet, la rumeur s’était
répandue dans la rue que je me trouvais dans ce café et, pour des
raisons que j’ignore, on m’avait confondu avec Psylander[1], c’est ça qui les avait
attirés. Je demande immédiatement un rapport : qui est ce Psylander ? Ne serait-ce pas quelqu’un de
Mercure ? Veuillez vérifier.
Le 4
août.
J’accuse réception du message
que Psylander n’était pas de Mercure.
Mais ce n’est plus ça qui m’intéresse, j’ai
plutôt besoin d’argent car j’ai des ennuis.
Le5
septembre.
Envoyez de l’argent.
Le10
septembre.
Je me suis engagé au music-hall,
parce que je ne peux pas rentrer, la machine thermique ne fonctionne plus. Les
couplets sont plutôt gentils.
Le18
novembre.
Quoi ?! Vous êtes tombés sur la tête ? N’y pensez pas ! Ne bougez surtout pas et tenez-vous tranquilles là où vous êtes ! Moi, je m’en sortirai toujours : j’ai une nouvelle chanson de Psylander pas mal du tout – je ne supporterais plus le voyage jusqu’à la maison : je suis passablement souffrant. Salut !
[1] Waldemar Psylander (1884-1917). Jeune premier du cinéma danois extrêmement populaire dans les années 1910.