Mesdames
et Messieurs
Chroniques parues
sous ce titre entre le 17 octobre 1928 et le 20 juillet 1930
dans le journal "Az Est" (Le Soir)
année 1928 |
- Et mon encadré, mon encadré à moi.
C’est tout ce que le modeste Lucifer a
réussi à faire sortir de la Sainte Rotative, du créateur et directeur de ce
nouveau monde.
- Je suis satisfait.
La terre sous mes pieds me suffit.
Serai-je à même de le renverser, ayant mes
pieds solidement posés, ton univers, Journal Omnipuissant ?
Je joue cartes sur table. Je ne suis pas
journaliste. Que suis-je alors ? Tout le reste. Médecin, ingénieur,
commerçant, producteur, consommateur. Je suis toi, cher lecteur. Tu sais qui je suis ? Simple lecteur de
journal. L’un d’entre vous, Mesdames et Messieurs.
Comme vous, je lis le journal, avec la même
confiance et la même foi, celle du crieur américain qui vend sa marchandise
« for two
pence lies ».
« Prenez, prenez, des mensonges pour
dix fillérs. »
Comment ne serait pas vérité chaque mot qu’écrit le journal ?
C’est une question étrange.
Elle demande réflexion.
On aurait tendance à croire que c’est le
seul écrit sur papier qui n’a aucun autre but, aucun autre rôle à jouer. Le
livre est fabriqué par l’écrivain, tantôt il laisse, tantôt il rajoute un peu
de ce qui se passe dans la réalité. Le journal, lui, n’écrit que ce qui s’est
passé vraiment.
Une seule chose reste suspecte. Il l’écrit trop longuement. Le Docteur Mór Bestial poignarde son amie infidèle, Lili Démon. La scène
ne dure qu’une minute. Le journal, lui, va se repaître de cette affaire pendant
des semaines dans ses colonnes.
Moi aussi je veux écrire seulement ce qui
s’est vraiment passé. Mais j’ai l’impression intime qu’il faudrait l’écrire
bien plus sèchement et bien plus simplement – il en ressortirait davantage.
Peut-être même une moralité.
Le journaliste, lui, n’a pas le temps, il
est contraint d’écrire longuement.
Moi j’ai le temps. Je peux être concis.
Je crains que cet encadré, cet
"alambic", soit tantôt trop étroit, tantôt trop large pour moi.
Peu importe. La vie, c’est pareil. Pourtant
c’est elle le seul maître. On doit l’accepter, faute de mieux. Moi je ne fais
que transmettre son enseignement. Même si elle n’enseigne pas toujours selon le
goût de l’élève. La mathématique, sa matière préférée, elle l’illustre parfois
comme cela : deux pommes plus deux pommes font quatre pommes. Mais parfois
comme ceci : deux gifles plus deux gifles font quatre gifles.
Il n’est pas une sphère, ce n’est pas un
cercle lisse – c’est un carré avec des angles. Qui s’y prend mal risque de s’y
écorcher.
Mais, on a ce qu’on a.
Cet encadré n’est pas un cube.
Cet encadré est un dé, un dé qui est lancé.
17 octobre 1928
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Des choses très intéressantes figurent à notre programme
aujourd’hui, Mesdames et Messieurs.
Toute l’Amérique célèbre les zeppelins. Je
veux dire, le public. Mais le public est naïf après tout, il aime célébrer. Les
experts, eux, sont moins enchantés. L’Angleterre abandonne la construction des
aéronefs, ils disent que les bateaux feront l’affaire et ils coûtent moins
cher. Il ne va pas assez vite, ce zeppelin, ce n’est pas une bonne affaire.
Marche plus vite, tu vaudras plus, même si tu ne vas pas plus loin.
En revanche, les matelots sont satisfaits.
Pour cinq à dix dollars Ils ont pu vendre les débris de bâches déchirées de
l’aérostat, comme souvenirs.
La bâche se vend bien.
En outre, je lis que l’Amérique tourne un
film à grand spectacle tiré d’un roman de Dekobra. Un
de ceux qu’on appelle des films à millions. C’est ainsi qu’on détermine la
valeur intrinsèque des films par les temps qui courent. Films dont la
production coûte un million. Vous pouvez imaginer, Mesdames et Messieurs, le
talent, l’art, la noblesse d’âme et le sentiment que recèlent ces films. Plein
de sentiments, de désirs, de bonheurs, de suffocations – pour un million.
Parce qu’il en faut de la suffocation pour
un million.
Qui plus est, il y aura un train circulaire
à Pest, on pourra voyager pour pas cher. À partir de là l’embellie sera
générale, les théâtres marcheront mieux, s’ils marchent mieux ils coûteront
moins cher, s’ils coûtent moins cher ils seront encore meilleurs, les comédiens
gagneront davantage et joueront mieux.
Cela mettra tout le monde de meilleure humeur. La vie prendra des
couleurs.
La commission des finances envisage la
construction d’un planétarium. Savez-vous ce que c’est ? Moi j’en ai déjà
vu un, à Vienne. C’est une sorte de petit univers, dans une cabane. Le ciel
étoilé, tout, parole d’honneur, avec la voie lactée, les systèmes solaires,
tout le tralala. On peut le construire en six jours.
Tout n’est qu’une question d’argent. C’est
M. Bresztovszky[1] qui en a déposé le projet à la commission
des finances. M. Folkusházy a répondu qu’on
pouvait en parler. S’il est vrai, a-t-il dit, que cela tournera pendant des
milliers d’années autour de son axe, sinon ça ne vaut pas la peine. Même
Lucifer ne le recommande pas.
Quoi qu’il en soit, il faudrait se
renseigner sur le coût du modèle original, jadis.
C’était facile, on ne manquait pas d’argent
alors pour des choses comme cela.
Aujourd’hui ?
Même Dieu le père n’en a pas assez !
19 octobre 1928
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J’ignore si c’est pareil pour vous, si c’est un signe de
vieillissement, mais ce projet de révision du parlement, il me plaît. Il me
plaît parce qu’il rétablira l’équilibre perdu, quoi qu’on en dise. Ce qui nous
agace généralement dans une injustice, c’est que soit permis à d’autres ce qui
m’est interdit à moi. C’est la cause de toutes les insatisfactions.
Or, les tentatives politiques jusqu’ici se
sont efforcées de dissiper ces insatisfactions en autorisant à moi aussi ce qui
est permis à autrui.
Nous savons bien où a mené cette
obstination.
La politique du nouveau type trouve une
solution géniale au problème millénaire de la liberté. Elle renverse la chose.
C’est l’œuf de Colomb.
Ce n’est pas que désormais me sera permis à
moi aussi ce qui l’est aux autres, mais sera interdit aux autres aussi ce qui
l’est à moi.
Comme ça, tout ira bien. Ce sera différent.
C’est comme aux cartes. On ne peut pas prendre avec l’atout ? Ah bon,
entendu. Si cela vaut aussi pour mon adversaire, alors nous jouons à chances
égales.
Cela nous fâchait un peu, n’est-ce pas, de
ne pas pouvoir dire ou écrire toutes les choses intelligentes qui nous viennent
à l’esprit, parce qu’on intervient, on censure, on ne nous laisse pas parler
tout notre saoul. Non mais des fois, se disait-on, c’est étrange, à quoi est
bonne ma bouche si on ne me laisse pas parler à mon aise pour me faire
comprendre des autres ? Cette politique qui ne me laisse pas parler à ma
guise, est tout de même devenue et devient possible quand certains messieurs,
dans un endroit appelé parlement discutaient et discutent – alors ? Aux
députés c’est permis et ce n’est pas permis à moi ?
Eh bien, dorénavant ce ne sera pas permis
au député non plus. C’est bien fait pour lui. Il s’en croyait trop.
Ce n’est pas qu’il n’aura pas du tout le
droit de parler. Seulement il ne devra pas dire ce que le président trouverait
nuisible. Il pourra dire ce que le président dirait si c’est lui qui parlait à
la place du député.
Le député n’aura le droit de dire que ce que
dirait le président lui-même.
En revanche, le président ne parle pas. Le
président est là pour présider.
C’est pour dire que la tâche des députés
sera désormais un peu plus difficile. Ils ne se demanderont pas ce qu’ils
devront dire, mais ce que dirait le président s’il pouvait parler.
Ne pourrait-on pas simplifier ?
Que le président parle ! Puisqu’il
sait mieux ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire !
En effet, grande est la pénurie de
logements.
Quel magnifique musée on pourrait aménager
dans les murs du… parlement ! Avec des aquariums, des pinacothèques, des
vitrines d’archéologie !
Et les musées actuels, on pourrait les
sous-louer à des députés nécessiteux. Pour qu’ils aient un petit coin où
reposer leur langue.
20 octobre 1928
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S’il vous plaît, un
peu de détente, pour dimanche, si vous permettez. Détournons les yeux de la
bagarre des étudiants, de la bourse qui s’autodétruit, des négociations de pays
sanguinaires.
Puisque nous ne recourons plus à la Bible
(l’ancien programme du dimanche), cherchons quelque autre lecture différente,
rassurante.
Voici sur mon bureau le livre du médecin
hollandais Van de Velde[2], intitulé "Le Mariage parfait".
Que de bonheur, que d’enthousiasme.
Monsieur le docteur, gynécologue dans son pays, explique sur cinq cents pages
que… comment le dire ? Selon quelles règles un mari et une femme doivent
s’exercer et jouer cette… euh… gymnastique, qui est la condition du bonheur pur
et sans nuages et de la bonne santé.
Mais ne vous imaginez pas qu’il explique
cela comme ça, dans sa généralité. Pas du tout.
Monsieur le docteur est un esprit
germanique. Un homme précis. Et le plus important : c’est un homme
honnête. Il suppose a priori la totale bonne foi de son lecteur. Il pense que
si quelqu’un cherche à apprendre quelque chose dans un livre, c’est qu’il en a
besoin parce qu’il ne sait pas tout seul. Il a donc besoin d’un enseignement
détaillé, d’une orientation exhaustive – or la science seule est propre à le
lui offrir.
Dans le livre on lit par exemple des passages
comme ceci :
« Dans
cette opération (il s’agit apparemment ici de l’exercice simple et commun
que les profanes appellent, comme le note le médecin lui-même sous un
astérisque, un baiser) la lèvre
inférieure doit être légèrement relâchée, la lèvre supérieure en revanche doit
toucher la lèvre supérieure du partenaire, juste assez pour laisser une
distance d’environ quatre millimètres entre les incisives et les gencives. Dans
certains cas un mouvement lent de la lèvre supérieure du partenaire est envisageable. »
Envisageable, dit-il.
On trouve dans le livre de nombreuses
autres allusions, instructions et prescriptions, depuis « les caresses
ordinaires » jusqu’aux « morsures passionnées », mais dans ces
exercices, dans chaque cas, certains écarts personnalisés sont
"envisageables".
Je ne l’ai pas lu jusqu’au bout, mais je
suis convaincu que, modestement mais sûr de lui, il recommandera dans sa
postface que tant que nous ne sommes pas suffisamment sûrs dans notre affaire,
il vaut mieux, pendant le baiser, tenir le livre en main. Un baiser, tourner
les pages jusqu’à celle qui convient.
N’est-il pas mignon ? Un ange !
Un ange germanique ! Enchanteur !
Un homme qui mérite un baiser !
Non sans les instructions, bien sûr. Comme
c’est décrit sur la page adéquate. Non sans envisager éventuellement
l’expression de notre opinion personnelle sur son livre.
21 octobre 1928
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Moi aussi je me suis
arrêté devant l’affiche qui clame la gloire extraterrestre de l’excellent
produit détachant et sa popularité englobant tout le système solaire, sous la
forme d’une silhouette féminine idéale qui regarde radieusement le spectateur –
je me suis arrêté et je me suis étonné moi-même devant la beauté de cette
affiche. Puis, dans le coin gauche j’ai découvert le nom de l’artiste qui l’a
peinte.
Ah oui, bien sûr. Alors je comprends.
Je connais bien ce peintre. Déjà dans sa
jeunesse c’était un artiste génial qui devait aller loin.
Je me rappelle ses projets en ce temps-là.
Il souhaitait peindre ses nouvelles et immenses visions dans des cathédrales
entières. Il caressait aussi un souhait secret : il aurait aimé illustrer
la comédie divine de Dante du début à la fin, selon une conception originale.
Devrais-je le plaindre ? Devrais-je le
considérer comme déchu ?
Pourquoi ?
Si vous vous donnez la peine de feuilleter
les grands périodiques du monde, mais particulièrement les magazines illustrés
célèbres, vous pouvez constater que depuis des années les productions
graphiques et picturales les plus artistiques, les plus surprenantes, les plus
riches d’idées, ne sont pas à chercher dans le corps des revues, mais au début
et à la fin, sur les pages où trouvent place les publicités cher payées. De
vrais plaisirs pour les yeux. Dans l’intérieur de la revue on ne trouve à la
rigueur que des photographies ennuyeuses.
Depuis longtemps déjà l’art graphique s’est
réfugié là où on lui fait honneur, on l’estime, on le paye cher et on le
soutient : au service du commerce omnipuissant.
(Cela ne vaut pas pour la littérature, pour
le moment. Mais si les choses suivent leur cours, elle pourrait changer
d’avis.)
Un déclin ? Comment savoir ?
Dans les arts plastiques, disent les
experts, tout dépend du comment et
non du quoi.
Au temps de la Renaissance c’était la
religion qui régnait. Les peintres avaient pour unique objet le Christ ou la
Vierge. Avec l’auréole céleste au-dessus de leur tête.
La religion de notre temps c’est
l’industrie et le commerce.
Pourquoi vous étonnez-vous donc si, à la
place de l’auréole, le peintre inscrit les lettres d’une marque de cirage dans
le ciel, depuis un avion ?
Et sur sa toile il place la femme idéale,
immaculée, puisqu’elle aussi, comme tout le monde, utilise la crème porcelaine Necplusultra.
24 octobre 1928
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Je crois que le journal d’aujourd’hui s’est figé une minute
entre les mains de tous, ce matin. Puis on a continué à tourner les pages, on a
survolé le déroulement de la séance au parlement, l’attaque à l’arme blanche
dans la rue Retek – mais l’autre entrefilet trottina
encore longtemps dans nos têtes.
La nouvelle de cet Anglais qui a inventé
quelque chose contre la gravitation.
C’est-à-dire contre le phénomène que, comme
vous ne l’ignorez pas, tout objet tombe à la vitesse de neufvirgulequatrevingtun,
comme nous le savons tous depuis Newton.
Comme le débitait chez nous en CM1
Steinmann, le bon élève :
« Donc, comme nous le voyons, chaque
objet se dirige vers le centre du globe terrestre avec une accélération de neufvirgulequatrevingtun, et ceci grâce à Newton. »
Eh bien, c’est justement le mérite de
Newton que quelqu’un entend maintenant contester. Ou bien se l’approprier. Il y
aurait désormais des objets qui continueraient de tomber selon Newton, mais il
y en aura aussi d’autres qui, si je veux, s’arrêteront gentiment en l’air sans
tomber.
Et apparemment, ça commence.
Mon esprit s’en trouve déjà glacé.
Où va-t-on comme ça, Seigneur Jésus ?
De la circulation, n’en parlons pas. Ça, on
s’en occupera radicalement. On lève simplement une chaise en l’air, ou un
tabouret, on lui souffle dessus avec l’isolateur gravitationnel, on s’assoit
dessus et on attend que le globe terrestre tourne en dessous. Au moment où
Paris se place juste à la verticale, on souffle un nouveau coup, on enclenche
la gravitation et on descend gentiment sur la terrasse du Grand Café, à une
table vide ou à côté d’une jolie midinette.
Mais que vaut tout cela si en même temps
les choses perdent leur poids ? L’unique preuve de leur existence. Un
cauchemar !
Toute échelle et toute balance perdent leur
fiabilité. Les objets, les opinions et les valeurs à peser devront d’abord être
examinés, certifiés, vérifiés si en secret ils n’ont pas été allégés, privés de
leur poids.
De lourdes personnalités en politique, ou
dans la société, sont dangereusement menacées.
Par exemple, le secrétaire d’État se couche
le soir en tant qu’individu considérable. Un terroriste grimpe par sa fenêtre
durant la nuit, pendant son sommeil, il le tartine de ce nouveau machin. Le
lendemain matin le secrétaire d’État se lève, il ne se doute de rien, et il
s’aperçoit que personne ne lui adresse la parole, que son opinion n’intéresse
plus personne.
Vous vous rendez compte ? Un
secrétaire d’État !
Heureusement, au moment où j’écris ces
lignes, on m’informe que Manó Beke[3] a démenti toute cette affaire.
Dieu merci !
Un grand poids m’est tombé du cœur !
Il est tombé. Avec ce bon vieux neufvirgulequatrevingtun
éprouvé. Comme à l’accoutumée. Ni plus, ni moins.
Vive Newton et son mérite, vive la
gravitation, vive le secrétaire d’État !
28 octobre 1928
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C’est ici que j’écris,
à la terrasse où nous sommes quelques-uns à assister à la course de voitures
sur le Mont Souabe.
Les autos aussi sont belles. Et elles
courent effectivement très bien. C’est facile pour elles, elles n’ont que ça à
faire. Elles ont le temps de courir vite. Je courrais moi aussi comme ça si je
n’avais rien de plus urgent à faire. Mais moi je dois arriver quelque part, je
suis obligé de marcher lentement.
À moi, c’est le public qui me plaît.
Des autos, on en trouve partout, mais un
public comme ça, il n’y en a qu’un, celui de Budapest. Les gens s’encouragent
les uns les autres en deçà et au-delà du cordon – un franchissement coûte dix
pengoes d'amende, c’est cela qui excite les imaginations.
Un monsieur est en conflit avec un
policier, il voudrait passer, il dit que sa femme se trouve de l’autre côté.
Mais pas du tout, rétorque l’agent, elle est ici, votre femme, je vous ai vus à
l’instant ensemble, regardez, elle est ici. Mais elle n’est pas ma femme. Bien
sûr que si, insiste le gardien de l’ordre. Excusez-moi, la connaitriez-vous
mieux que moi ? Je sais tout de même qui est ma femme !
Le public participe dans une liesse
générale à ce débat d’identification, on encourage le mari, en voilà une bonne
occasion, l’autre femme est bien plus jolie, qu’il l’assume, c’est sous la
contrainte des autorités qu’ils auraient été séparés. Pendant ce temps quelques
téméraires traversent et retraversent la chaussée, en se vantant d’avoir
économisé vingt pengoes, on va les boire à leur santé, mon vieux !
Le cordon débouche à droite dans une
clôture peu haute. Derrière la clôture il y a un triste cheval solitaire,
méditatif et discret, il passe sa tête par-dessus la clôture, il observe la
course en spectateur, le doux soleil d’automne "tombe à la renverse"
sur sa robe.
Il regarde les autos, il balance doucement
les oreilles, de temps à autre il donne un coup de sa queue comme un poisson.
Il porte son regard loin, par-dessus la
piste, quelque part, dans le passé.
Au-delà des vrombissements sauvages, le
souvenir de bribes de chansons lui remonte du passé.
« Vole,
mon cheval gris… »
Ce devait être un chant populaire, se
morfond-il, mais qui l’a écrit au fait ? Peu importe. Et la suite,
« …je
volerais plus loin au dos de mon coursier rapide… »
Ah oui, ça me revient ! Marie Stuart, dans l’acte deux. On le
reconnaît à son rythme ! Celui de Schiller ! Un grand poète !
Les jeunes aujourd’hui, que connaissent-ils de la poésie ? Autrefois on
écrivait des poèmes bien plus beaux.
Doucement, en méditant, il pousse un
hennissement.
Il reste là debout. Un cheval. Un unique
cheval-vapeur.
C’est tout de même bien d’après moi qu’on a baptisé la
puissance, pense-t-il, boudeur. C’est moi qui suis la base, l’étalon, la
référence, le symbole. Je ne serai plus mais le nom de mon espèce vivra toujours.
Un cheval-vapeur ! Pour sûr – et non
un vingtième de moteur d’automobile !
31 octobre 1928
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Je me suis rendu moi-même au cimetière de Kerepes, pour
m’imprégner d’un peu de philosophie, pour méditer, en quête de quiétude. Je
vous assure que j’en suis revenu assez inquiet.
Ne prenez pas cela pour une profanation.
Écoutez, on lit toujours tant de belles
choses sur les tombes : paix éternelle, repos éternel, paix, repos, repos,
paix. Et comme la vie n’est qu’un instant éphémère, une bulle, un sautillement
bruyant, une anxiété – la vie vraie, longue, non perturbée, elle commence ici.
Mon cœur était empli de douce sérénité – je
n’étais pas loin de prendre envie de commencer les vacances éternelles, cette
magnifique sinécure, avantageuse à tous égards, qui exige si peu de
cautions : un cercueil, une stèle, c’est tout.
Et qu’est-ce que j’apprends là-dessus de la
bouche du gardien du cimetière ?
Dites-moi, vous saviez cela, vous ?
Ce repos éternel sous l’ange sanglotant et
le saule pleureur romantique, en réalité il ne dure que trente-trois ans !
Pas une minute de plus.
Au bout de trente-trois ans, si tu ne rachètes
pas un nouveau cercueil, une nouvelle stèle, un nouveau saule pleureur et un
nouvel ange sanglotant figé dans l’infini (mais éventuellement si tu rachètes
tout cela), on te met immanquablement à la porte de l’auberge dévolue au repos
éternel, si bien que même ta poussière ne sera plus attachée à la terre. Vains
sont les discours, on installe un nouveau locataire à ta place. Tu peux
emporter ta poussière au bureau des réclamations. On fiche dehors ton repose en paix et ton souvenir éternel, tu peux te mettre en
quête d’un nouvel emplacement.
Ton fils et ton beau-frère qui jouissent
encore des moments éphémères de la vie, eux, reposent en paix depuis
trente-trois ans, toujours derrière le même bureau de la même banque, et personne
ne vient les harasser. Il est passablement douteux qu’ils veuillent bien payer
ton repos à ta place.
Merci bien pour la quiétude !
S’il en est ainsi, durant trente-trois ans
je ne ferai rien d’autre là-bas sous terre que me tourmenter : est-ce que
les idées que j’ai écrites dans mes livres sont toujours fraîches et rapportent
suffisamment de revenus pour permettre à mes ayants droit de me payer
trente-trois années de repos éternel supplémentaire.
Bref, je dois ménager mes idées.
J’aurai plus à faire après ma mort que
maintenant.
4 novembre 1928
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Cette fois je
m’adresse à l’un, un seul en particulier parmi vous, Mesdames et Messieurs. Un
Monsieur que je ne connais que de vue, par hasard, un Monsieur que j’ai vu dans
le tram. Qu’aille à lui mon encadré d’aujourd’hui, mon petit poème, ma stanza (ce genre
poétique italien, la stanza, signifie une petite
chambre, une petite case) – il s’agit d’une affaire privée, une affaire
personnelle, l’affaire la plus personnelle au monde – plus personnelle qu’une
affaire amoureuse, une affaire tellement privée que l’écrivain, le rédacteur,
le journaliste, le poète ne se l’avoue le plus souvent pas même à lui-même,
sauf s’il s’y surprend in flagranti – comme je m’y suis surpris moi-même samedi
dans le tram, en rentrant chez moi. En effet, un monsieur était assis en face
de moi. Pendant que je promène distraitement mon regard, je vois qu’il lit Az Est, il tourne justement la feuille
jusqu’à la page deux où on raconte l’histoire d’un assassinat.
Je m’ennuie, je commence donc à observer
son visage.
Il tourne la page de l’assassinat. C’est
bien. Un homme intelligent, pas féru de sensations malsaines. Je l’observe
toujours. Tiens, tiens – sur la page suivante – là où il y a un article
littéraire – sur un poète sensible – alors ?... Oui, bravo ! Il s’est
arrêté ! … Il ne l’a pas sauté… Même il le lit… Bravo ! Un homme
cultivé, une âme raffinée… Il ne l’abandonne pas après les premières lignes, il
le lit attentivement, jusqu’au bout. Un homme cultivé, une âme raffinée, c’est
déjà certain – mais possède-t-il un jugement personnel ? Est-il un lecteur
éclairé ?
On va voir ça…
On va voir… car… car… là… où il va
maintenant tourner la page… quand il aura terminé celle-ci… sur la page
suivante… se trouve ce… cette rubrique… ce petit encadré intitulé
« Mesdames et Messieurs »…
Tiens… il vient de tourner la page… Il la
place devant ses yeux…
Pouah ! Honte à moi !
Épier, espionner comme ça le lecteur – mon
lecteur ?
C’est indigne ! Je ne le ferai
pas ! Je détourne la tête, je regarde par la fenêtre.
Une minute plus tard, c’est plus fort que
moi, je le regarde en catimini, honteux. Que se passe-t-il ? J’ai des
palpitations ?
Il est assis le dos droit. Il lit. Il le
lit.
Alors… ?!
Il doit en être au milieu. Là où – où se
trouve ce… cette petite blague. Une petite blague, jetée là en toute légèreté,
comme par hasard…
Maintenant… je vais voir… si…
Ça y est !... Bravo… !
Il a souri !!
Bravo !... Homme excellent !...
Homme intelligent !... Bon lecteur !... Je voudrais en avoir cent
mille comme lui dans ce pays ! C’est bien, mon jeune ami !
Le sourire (il ne peut tout de même pas
rigoler à haute voix dans un tram !) est encore affiché sur son visage
quand je le vois tourner la page.
Qu’est-ce qui se passe ? Mes yeux me
jouent des tours !
Ce n’est pas ma rubrique qu’il a lue !
C’est une photo qu’il a contemplée !!
Une actrice de cinéma !
C’est à elle qu’il a souri, ce moins que
rien !
7 novembre 1928
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Et pourtant, encore et chaque fois, et même si
c’est sûr, sûr comme la mort – non et non, je ne comprends pas, je ne crois
pas, je n’accepte pas, je refuse d’admettre… Et pourtant, encore et chaque
fois, je me révolte et je proteste… Et je poursuis la dispute et la partie
d’échecs avec Árpád Tóth[4], notre cher,
très cher, sage et mélancolique Pádi, la partie
d’échecs et la dispute que nous avons interrompues il y a à peine quelques
semaines, dans un coin tranquille du café où il était installé en face de moi,
tel un saint médiéval, toussotant doucement et fumant doucement son cigare et
poussant doucement de petits rires devant mes jurons quand je perdais une
pièce. La partie d’échecs que nous avons interrompue en lançant « bon, les
femmes s’impatientent, elles veulent dîner, mais je suis mieux placé » -
toi, mieux placé ? Mazette, va ! Tiens, note les positions si tu
veux, on la terminera la prochaine fois !) – la partie d’échecs, bon, j’y
consens, nous ne la terminerons pas – mais maintenant qu’il ne l’entend plus,
maintenant que tu ne l’entends plus, Pádi, je peux
avouer que c’est toi qui avais une meilleure position et c’est absolument toi
qui aurais dû gagner. Mais la dispute – cette dispute – pendant ce court trajet
du café au restaurant – la dispute sur la vie et la mort, où doucement et
sereinement, en toussotant, en tirant de petites bouffées de ton cigare et en
te moquant doucement de mes velléités, tu affirmais que oui, il faut mourir
joliment, définitivement et irrévocablement, et qu’il reste si peu à vivre – la
dispute où moi je gesticulais avec fureur, je te rabrouais, j’étais grossier
avec toi, je disais qu’un homme relativement intelligent comme toi (petit rire)
n’a pas le droit de parler comme toi, comme un apprenti sentimental –
j’affirmais que ne meurt que celui qui veut mourir, celui qui ne le veut pas ne
meurt tout simplement pas, tout cela à propos de la mort, une blague, une tricherie,
un piège dans lequel, je le reconnais, presque tous les humains sont tombés,
s’y sont laissés prendre et sont morts, mais cela ne prouve rien, et
scientifiquement il n’est pas du tout prouvé qu’il faille mourir ; la
dispute, les arguments auxquels vers la fin j’ai cru moi-même – la dispute,
non, je ne la suspends pas, non et non, je ne cède pas, je ne le veux pas, Pádi – tu as beau sourire, te moquer de moi la tête
penchée, sur le coussin entêté et aveugle du catafalque – je continue la
dispute, c’est sans valeur, je n’accepte pas ce dernier coup de bluff comme
argument final !
Non – tu ne meurs pas, Pádi !
Tu n’es pas mort, Árpád Tóth
– tu entends ?
9 novembre 1928
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Mon Dieu.
On ne disait cela jusqu’à maintenant qu’à
des personnes posant pour une photographie : souriez !
Désormais c’est aux écrivains du monde
qu’on l’ordonne : rigole, sacré nom !
Donc, ha, ha, ha.
Je commence. Tenez.
C’est obligé, parce que je ne peux pas ha,
ha, ha, ne pas en tenir compte. En effet, dans son immense générosité, hi, hi,
hi, l’Académie nomme, hé, hé, hé, parmi les six humoristes les plus méritants
du monde, ho, ho, ho, ma modeste personne également.
Noblesse oblige.
Je ne peux pas, hu, hu, hu, repousser cette
désignation.
Apparemment ces Académiciens ont trouvé la
solution que hou, hou, hou, que je cherche en vain depuis vingt ans.
Cela fait bien vingt ans que je fais des
mains et des pieds pour contester qu’on me prenne pour un humoriste. J’ai dû
écrire au moins un millier d’humoresques pour prouver que je ne le suis pas.
J’ai exprimé mes remarques gaies avec un
visage sérieux. Cela ne m’a avancé à rien.
Ce sera plus confortable désormais.
J’exprimerai désormais mes remarques à
venir en rigolant, hé, hé, hé.
Honorable Académie ! Hi, hi, hi, qu’en
pensez-vous ? Nous avons perdu la guerre mondiale ho, ho, ho !
C’est peut-être cela, ha, ha, ha, qui nous
a rendus acerbes – car, vous savez, hu, hu, hu, nombre d’entre nous ont perdu
la vie au champ d’honneur, ha, ha, ha.
Malgré cela nous devons constater, nous
Hongrois, que cette proclamation par exemple, hé, hé, hé, que vous avez publiée
en six langues, n’apparaît pas en hongrois.
Hihihi ! Huhuhuhu !
Êtes-vous satisfaits ?
Moi totalement. Je peux enfin rigoler, huhuhu, tout mon saoul !
Pourtant, honorable Académie ! Ne
serait-il pas préférable de revenir à l’ancienne mode ?
Parce que j’ai vraiment envie de rire de
bon cœur. Or je ne peux pas rire quand on me fait rigoler.
14 novembre 1928
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J’y joue souvent dans ces moments-là.
Je ferme les yeux, j’imagine que je suis
aveugle et que j’essaye de reconstituer où nous nous trouvons par les
mouvements du véhicule et autres divers petits signes. Maintenant je sens un
peu plus de lumière à travers les paupières, nous avons légèrement tourné, le
bruit augmente, on entend davantage de coups de klaxon autour de nous – nous
sommes sur le boulevard. On ne va pas tarder à tourner. Je n’ai qu’à compter
jusqu’à dix.
J’observe avec plaisir que mes autres
organes sensoriels s’affinent. Je décèle le plus petit bruit révélateur, qui me
sert d’indice. Je deviens attentif à des odeurs que je n’avais jamais
remarquées. Mon toucher se met aussi dans une veille inquiète, exacerbée :
mes flancs sentent bien l’augmentation de la pression quand la voiture tourne à
gauche ou à droite.
C’est ainsi que je me torture jusqu’à
arriver chez moi.
Qu’est-ce que c’est, cet instinct
étrange ?
L’homme a pris l’habitude de toujours
s’exercer à quelque chose – cela fait partie de la lutte pour la vie. Il faut
prévoir toutes les éventualités. Ce processus commence dès l’enfance – quand
nos bons parents nous imposent des exercices. Quel homme tu vas être si tu ne
sais pas résister à un peu de froid, un peu de faim, un peu de tristesse, un
peu de manque ?
Évidemment.
Il n’est pas inutile de prévoir qu’on
pourrait par malheur me crever les yeux, me couper les jambes. Cela ne
m’arriverait au moins pas sans préparation. D’ici-là mes oreilles
fonctionneront tellement bien que je pourrai aisément renoncer à mes yeux. Ce
sera carrément un plaisir qu’on me les crève, organe devenu inutile, comme
l’appendice.
On doit penser à l’avenir. On doit
économiser. Les affaires ne marcheront pas toujours aussi bien que maintenant.
Il y aura des jours de vaches maigres. On n’aura pas de quoi s’offrir des yeux,
etc. Écoutez, dans les conditions économiques actuelles…
Apprenons à être économes.
D’autant plus que c’est ainsi, en faisant
mes exercices, qu’il m’est arrivé que dans la rue j’ai filé aveuglément à côté
d’un porte-monnaie qui traînait sur le trottoir, alors que si je l’avais ramassé,
il aurait pu assurer mon avenir et je n’aurais plus jamais été obligé d’être
économe.
Le porte-monnaie traînait là dans la rue,
ou dans l’escalier que je descendais à tâtons, les yeux fermés, en me
félicitant d’exécuter si bien mon exercice et je m’entraînais pour sortir
vainqueur dans la lutte pour la vie.
16 novembre 1928
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Qu’en dites-vous,
Mesdames et Messieurs ? Le professeur berlinois a renvoyé sa jeune
gouvernante, parce que celle-ci dans sa distraction lui a apporté son café du
matin "sans rien" – le professeur avait probablement demandé un café
"sans rien", mais la demoiselle l’avait compris pour elle-même et
c’est elle qui est venue "sans rien" pour servir le café. En costume
d’Ève, comme on dit.
Le professeur s’en est formalisé, la
gouvernante a porté plainte, le tribunal a donné raison au professeur.
Vraisemblablement les trois ont raison. Le professeur,
la jeune gouvernante et le tribunal. Et celui qui dit que tous les trois ne
peuvent pas avoir raison, a raison lui aussi.
La conception du professeur est sans doute
la moins populaire.
Nous commençons à nous habituer à ce que la
nudité féminine complète ou partielle soit toujours et partout une finalité
souhaitable du progrès social – tout au moins du point de vue de la gent
masculine. L’enfant de notre temps a une âme d’artiste, il commence à ne même
plus comprendre l’extravagance de souhaiter que les femmes ne soient pas nues,
ou disons plus prudemment, qu’elles ne soient pas nues en ma présence si et
quand ça leur plaît. En d’autres termes : la nudité féminine ne doit pas
être inspirée par le fait que la femme veut se montrer, mais parce que je veux
la voir.
La demoiselle a raison en ce que personne
ne lui a expliqué cela. Elle constate que la nudité est une valeur qui peut
toujours inspirer une reconnaissance. Quand elle feuillette les revues
illustrées, elle y trouve des armées de femmes nues, au zénith de la
reconnaissance, de l’admiration et de la célébration.
L’avis du tribunal, lui, est étayé par la
conception saine (bien que pâlissante) que la nudité féminine, par sa nature,
ne peut pas constituer un objet de célébration publique à l’instar d’un
chef-d’œuvre reproduit en plusieurs exemplaires ou une idée que l’on peut
diviser et multiplier, étant donné qu’une femme même la plus célébrée est un
exemplaire unique, par conséquent elle ne peut être dignement célébrée que par
un seul homme – les autres peuvent tout au plus l’envier si ça leur chante.
La nudité est une affaire privée.
Mais ce n’est pas l’affaire privée de la
personne qui est nue. Bien plus celle de la personne qui la voit. Et personne
n’a le droit de fourrer son nez dans mes affaires privées si je veux oui ou non
voir une nudité, par même la femme nue la plus belle.
21 novembre 1928
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J’ai toujours senti comme triviale cette blague dans laquelle Schwarcz qui est tombé du
quatrième étage et qui par hasard est resté en vie, répond à la question
« qu’avez-vous ressenti pendant votre chute ? » : « au
deuxième étage j’ai vu que la lampe était allumée chez les Weisz,
et je me suis demandé ce que peuvent faire les Weisz
à cette heure tardive, pourquoi ne dorment-ils pas ?
Aujourd’hui j’ai pourtant compris que cette
blague est bonne et très sensée.
En effet, cet après-midi il m’est arrivé
presque la même chose, mot pour mot.
Cet après-midi je me trouvais à bord d’un
avion nous faisions des ronds au-dessus de la ville à bord d’un avion
publicitaire d’une firme de Budapest bien connue. Le crépuscule était
passablement avancé, lorsque nous retournions vers l’aérodrome de Mátyásföld, de là-haut on ne voyait presque rien.
Je suis assis devant, bien attaché, le
pilote derrière moi. C’est un petit avion léger, plaisant, sportif ; je
jouis avec recueillement de le sentir glisser dans l’air – au-delà du
vrombissement j’entends presque le
silence qui m’entoure – toute mon âme se fond dans le mystère du plus grand
miracle de notre culture six fois millénaire, celui de l’Homme Volant :
bref, je suis d’une humeur élevée, majestueuse.
Soudain un flash. Je me tourne sur le côté
et je vois le bout de l’aile gauche en feu. Il en jaillit des étincelles et des
flammes.
Imaginez !
En un instant j’ai compris (j’ai cru
comprendre) ce qui était arrivé. Il a dû y avoir un court-circuit dans
l’appareil électrique de la réclame lumineuse, une étincelle a dû mettre le feu
à l’enveloppe en toile de l’aile.
C’en est fini de nous.
Une minute, et toute la machine sera la
proie des flammes, et la minute suivante nous tomberons en vrille.
C’est ce que j’ai imaginé.
Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.
Doucement, simplement, nous sommes descendus, et le pilote m’a expliqué que
c’est lui-même qui avait allumé la flamme. Il avait fait fonctionner un
photophore au magnésium sous l’aile, pour mieux repérer dans le noir
l’emplacement de l’atterrissage. C’est cette lumière qui m’a fait croire que
l’aile était en feu.
Mais ce n’est pas le plus important ici.
L’important dont il faut tirer un
enseignement est ce qui suit :
Tant que tout tournait rond, j’étais empli
de sentiments majestueux, de pensées, de désirs et de craintes – j’avais une
vision métaphysique de la vie et de la mort.
Dès l’instant où l’incident s’est produit
et j’ai cru que c’était la fin, tout à coup je suis devenu vulgaire et stupide
comme un… je ne sais même pas quoi. Comme un Schwarcz.
Je me rappelle très précisément ce que j’ai
ressenti.
Je me suis dit, presque à haute voix, foutu, et j’ai ajouté, très
clairement : tu avais besoin de ça, crétin ?
Comme ça, crétin.
Je n’ai pas l’habitude d’utiliser des
termes idiots comme crétin. Surtout
en parlant de moi.
Foin de vie et de mort et d’au-delà – mon
unique sentiment et pensée clairs était celui-ci : pourquoi diable toutes
ces lampes sont allumées Place de l’Octogone ?
Que fait-on chez les Weisz ?
Pourquoi ne dorment-ils pas ?
24 novembre 1928
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Parole d’honneur, j’ai fait ce rêve aussi bizarre, parce qu’hier
soir je me suis apparemment bourré l’estomac de ces horribles débats Erdélyi[5], pleins de
ravins et de dissections et de cordes et de poisons et de strangulations.
Bref, dans mon rêve j’étais présent à
l’audience, le cœur serré, j’étais assis sur un banc au fond de la salle et je
m’angoissais à peu près comme autrefois au collège quand tout à coup Schadl entrait ; dans mon rêve il avait une belle
longue barbe blanche, il est vite monté sur l’estrade, il a griffonné
rapidement quelque chose, puis a levé les yeux derrière ses lunettes et il a
dit sévèrement :
- Que ce Erdélyi vienne ici !
Et alors Béla s’est présenté plein
d’angoisse, et Schadl l’a regardé avec sévérité et
lui a soudainement crié quelque chose comme :
- Salopard insolent, pendant la pause,
tu as assassiné Anna du CM2, par pure méchanceté, tu vas voir ce que tu vas
voir !
Et Béla a rougi, il a levé la tête et a
répondu insolemment :
- Monsieur le Président, ce n’était
pas moi !
Sur quoi Schadl
lui a répondu : viens ici plus près, regarde-moi dans les yeux, là-dessus
Béla est monté sur l’estrade, l’a fixé bien en face un moment, mais Monsieur le
Président n’a dit tout simplement, doucement que : « dans ce cas
dis-moi, mon garçon, qui c’était, puisque vous n’étiez que tous les deux,
n’as-tu pas honte de me mentir en face comme ça ? », et alors Béla
est resté encore là un moment obstinément, il a bégayé et balbutié, puis tout
d’un coup s’est mis à chialer abondamment, en disant :
- Monsieur le Président, c’était bien
moi, mais je ne savais pas que ce n’était pas permis, tout le monde faisait des
méchancetés autour de moi pendant la pause et moi je ne savais pas que toutes
les méchancetés étaient permises sauf tuer quelqu’un.
Monsieur le Président s’est encore fâché
tout rouge,
- Quoi, a-t-il dit, tu ne le savais
pas ? Alors pourquoi l’as-tu nié si tu ne savais pas ?
Alors il s’est levé, pan, pan, il a deux
fois giflé Béla à gauche et à droite et lui a crié, tout rouge :
- Hors de ma vue ! Je ne veux
plus te voir ! Et tu vas copier deux cents fois qu’il est interdit
d’assassiner quelqu’un, compris ?
Et Béla, en chialant et en sanglotant, la
tête baissée, en se cachant le visage, a déguerpi honteusement, il a quitté la
classe, et tout le monde a été satisfait d’avoir si bien arrangé l’affaire,
même la pauvre Anna Forgács qui entre-temps avait
quitté en douce la classe de CM2 et est venue chez nous, elle a tout écouté, et
comme elle était une petite sotte à bon cœur, elle a eu pitié de lui, elle l’a
suivi dehors pour le consoler et le pardonner et l’aider à copier deux cents
fois qu’il est interdit d’assassiner quelqu’un.
28 novembre 1928
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Je ne vous ai pas raconté encore le singe qui piaille !
Maintenant vous croyez que je plaisante.
Les gens ne croient pas le menteur ni le poète
– ils n'ont pas encore compris que le poète seul est celui qui connaît la
réalité – les gens ordinaires seulement par lui.
En revanche tout le monde prend pour argent
comptant le chien qui chante, puisqu'il est montré au cirque.
Or le singe dont je parle, qui appartient à
un de mes amis, piaillait pour des raisons bien plus crédibles et bien plus
logiques.
C'est à l'âge de cinq semaines qu'il est
tombé en captivité et depuis, jusqu'à ce qu'on ne l'achète, il a été élevé dans
la boutique d'un marchand de canaris. Le pauvre, il n'entendait ni ne voyait
autour de lui rien d'autre que des oiseaux qui titubaient, sautillaient,
sifflotaient et piaillaient – il n'y avait pas de miroir dans le local, c'est
tout naturellement qu'il en est parvenu à la conclusion qu'il était un canari.
Il s'imaginait être un canari. Si c'est par
exemple moi qui me prenais pour un canari, on me dirait que j'ai perdu la
raison. Que j'ai perdu a raison, ou dans le meilleur cas que je suis aussi
crétin qu'un singe.
Mais que peut-on dire d'un singe dans un
tel cas ? Tout au plus la même chose : un singe peut être aussi
crétin qu'un singe.
Lórika (par-dessus le marché on l'a affublé d'un
nom de perroquet !) ne faisait pas que piailler, mais il avait le même
comportement que les canaris. Il adoptait leur affectation, il tournait la tête
avec les mêmes sauts déhanchés, dandinants, que les canaris, il sautait d'une
barre à l'autre de la cage, se retournait aussitôt, la tête sur le côté. Il
picorait des grains de chanvre et pendant qu'il buvait, il levait la tête à chaque
gorgée, comme le font les oiseaux, quand ils se laissent couler l'eau dans la
gorge.
Si je parle de Lórika
au passé, c'est parce que pour la société des hommes, Lórika
est perdu. C'est arrivé quand un jour un vrai canari est arrivé dans la maison.
Le premier soir quand on l'a laissé seul avec Lórika , celui-ci a mis sa
main dans la cage et a arraché la tête du canari.
Il l'a peut-être fait par jalousie, en se
disant qu'un seul canari, c'est assez dans une maison. En tout cas, il a perdu
la sympathie de la maisonnée – ils en ont fait cadeau au zoo.
Je l'ai revu récemment.
Il est là, accroupi tristement sur une des
planches supérieures, d'autres singes zigzaguent autour de lui. Il ne pépie plus.
Il n'ose pas l'avouer, il cache son chagrin au fond de son âme ; comme
cela lui coûte d'être un oiseau chanteur incompris parmi les singes ! Il
en veut à l'époque qui dans sa course écervelée, dans son avidité de jouissance
l'a abandonné, en le faisant taire, lui, la poésie pure.
Son esprit sain dans la maison des fous.
4 décembre 1928
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Cela donnera peut-être un livre, un jour.
Une étude théorique exhaustive, miroir fidèle de la vanité humaine ridicule et
misérable. Ce sera un livre magnifique. Il aura un grand succès. Évidemment,
puisque ma photographie figurera sur la couverture. Ainsi que ma signature
autographe. Imaginez !
Depuis que je caresse cette idée, je me
découvre presque chaque jour des petites vanités que je n’avais jamais encore
remarquées. Cela est d’autant plus surprenant que ces dernières années, pour
compenser de nombreux revers de la fortune et des souffrances, je n’étais pas
loin de m’imaginer que toutes ces vicissitudes m’avaient dépouillé de toute
vanité, ce qui serait indéniablement un avantage, vu que la douillette vanité
est, elle, source de la plupart des souffrances.
Mais il n’en est absolument pas question.
Je vous ai déjà raconté l’autre jour
comment je me suis surpris dans le tram à observer un lecteur du journal, pour
savoir si mon article lui plaisait.
Ceci en soi est encore une chose simple,
que tout le monde trouverait naturelle et saurait pardonner à moi comme à
d’autres.
Il existe d’autres vanités plus étranges,
dont le repérage nécessite déjà une certaine expérience.
J’en rapporte une ici au hasard, que je
n’ai pas manqué de noter brièvement dans mon carnet, afin de ne pas l’oublier.
Téléphone. On m’appelle par erreur. Je
n’annonce pas mon nom, je demande qui parle. Mon interlocuteur me retourne froidement
la question, il demande qui je suis, moi. Déjà cela me déplaît, je lui
administre une leçon de savoir-vivre : c’est à lui de se présenter, mais
le quidam prend un air supérieur et refuse la leçon. Je vois rouge. Comment
ose-t-il me parler sur ce ton ?! Je crie furieusement : parler, à moi ?
À moi – alors qu’il ignore qui je suis
puisque je n’ai pas voulu dévoiler mon identité. À moi – qui n’ai même pas
d’existence pour lui.
Que peut bien signifier cet « à
moi », cet amour-propre ?
Rien. Une voix, rien de plus. C’est tout ce
qu’il connaît de moi par le combiné qu’il serre contre son oreille.
C’est de cette simple voix que je suis si
fier, c’est à elle que je m’identifie, c’est pour elle que j’exige des
hommages, du respect, une humble inclination de la tête, à l’instar de Gessler[6] qui a exigé qu’on souhaite le bonjour à
son chapeau suspendu à une patère.
Mais bien sûr – c’est ma voix !
Rien que de cette voix mon interlocuteur
devrait sentir et deviner qu’il s’agit de la propriété d’un homme exceptionnel !
Cela, je l’ignorais jusqu’ici sur mon
compte : être fier de ma voix.
Maintenant je le sais. Je sais de plus en plus de choses.
Quel savant je suis !
12 décembre 1928
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C’est cette inclination qui fait que
personnellement je m’attache passionnément aux rares représentants de la
sagesse qui émane d’une sérénité intérieure. Je me sens attiré par Kázmér, notre cher ami toujours souriant, dont la barbe
blanche et le calme socratique m’ont tant de fois consolé, quand je m’asseyais,
l’âme orageuse, près de lui, à sa table habituelle au café, où on pouvait le
trouver à tout moment, à n’importe quelle heure de la journée, fumant
paisiblement son cigare.
Hier aussi.
- Arrête, cesse de te plaindre
constamment – acquiesça-t-il dans un sourire après avoir patiemment écouté mes
éruptions selon quoi tout cela était insupportable – il s’agit tout simplement
de ce que tu es incapable de gérer ton argent. Je gagne moins que toi, j’ai
autant de dépenses que toi et pourtant je m’en sors à merveille.
- Mais comment tu fais ?
Explique-moi ! Dis-moi par exemple combien tu gagnes par mois.
- Cent cinquante pengoes tout rond.
Pas un kreutzer de plus.
- Et avec ça tu arrives à vivre ?
C’est impossible !
- Oui, c’est impossible pour quelqu’un
qui ne possède pas l’art de s’organiser. Moi j’ai appris si bien à faire des
économies avec mon petit revenu que ce mois-ci non seulement je m’en suis
sorti, mais j’ai remboursé quelques petites dettes, je me suis offert deux
complets et il m’en reste même un peu.
- Arrête de me charrier… Comment tu as
fait ça ?
- Très simplement. Tu peux en faire
autant. Pour quarante pengoes j’ai acheté un billet de loterie : il a été
tiré huit jours plus tard gagnant cinq cents pengoes. Je suis allé aux courses
avec soixante pengoes que j’ai misés sur Rattrape. Il était à dix contre un,
placé. J’ai misé trente pengoes aux cartes, je les ai laissés trois fois de
suite. Cela fait deux cent quarante. Tu es d’accord que jusque-là je n’ai
dépensé que cent trente de mes revenus et j’avais déjà de quoi m’offrir les
deux complets, de quoi me nourrir et rembourser mes dettes. Il me restait
encore vingt pengoes pour mon champagne et mon tabac, sur les cent cinquante.
C’est comme ça qu’il faut s’organiser, fiston ! Il faut savoir faire des
économies !
20 décembre 1928
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La seule différence entre nous est qu’à l’âge
de six ans moi je croyais encore au Père Noël. Mon fils Feri n’y croit plus.
C’est-à-dire qu’il ne croit pas que c’est le Petit Jésus en personne qui lui
apporte ses cadeaux. La notion de divinité n’est pas plus (ni moins) pour lui
que pour nous : une puissance invisible, qui récompense et punit seulement
indirectement, à travers nous, les humains.
Pourtant, je ne sais pas lequel de nous est
plus près de Lui, qui nous a enseignés : Frappez et l’on vous ouvrira.
Ou encore : « … tant que vous ne
serez pas devenus tels qu’un seul de ces enfants. »
J’ai souvent l’impression que les grandes
personnes se font les intermédiaires de la volonté et de la pensée de Dieu avec
trop de sérieux et d’amour-propre, et trop de pédanterie. Ils l’imaginent à
leur façon, avec cette logique humaine et non divine que quelqu’un qui est
aussi bon et puissant, ne peut juger que de telle et telle manière.
Grâce au Bon Dieu, il s’agit de juger les
adultes que l’on considère comme mûrs – les enfants, heureusement, ne sont pas
encore responsables…
C’est pourquoi j’ose vous rapporter la
scène la plus charmante qui m’a fait arrêter dans la foule de Noël.
Un gamin joufflu d’environ trois ans. Il
s’arrache des mains de sa brave nurse et court à toutes jambes en dévalant les
escaliers du grand magasin, pendant que ses parents, haletants, chargés de
colis, ont du mal à le rattraper.
- Jancsi ! Sale gosse !
Veux-tu t’arrêter ?
Jancsi rigole, il s’en fiche, il fonce.
Sur la dernière marche l’inévitable se
produit. Il trébuche, il culbute en avant, et plouf, il tombe dans la boue. Un
instant suffit pour qu’il se remette sur pieds, à peine un peu pâle. Ses lèvres
sont pincées, mais ses yeux étincellent de volonté. La nurse le rejoint en
courant et se lamente.
- Tu n’es qu’un vilain
garnement ! Tu vois, le Bon Dieu t’a puni !
Le petit Jancsi lève la tête. Il rougit,
tout en faisant la moue.
- Il
aurait seulement bien voulu !
*
Il me semblait entendre un petit rire de
là-haut – le rire du Petit Jésus, qui tendait la main pour caresser la tête
joufflue et obstinée du gamin de Budapest.
Dieu, lui, a un peu tourné la tête et
dissimulé son visage derrière sa main pour cacher son sourire.
30 décembre 1928
[1] Béla Bresztovszky (1872-1941). Professeur de mécanique ; Lajos Folkusházy (1867-1939). Maire adjoint de Budapest.
[2] Theodor Henrik van de Velde (1873-1937). Gynécologue néerlandais.
[3] Manó Beke (1862-1946). Mathématicien hongrois.
[4]
Árpád Tóth
(1886-1928). Grand poète et traducteur hongrois.
[5]
Référence au procès de Béla Erdélyi, un bourgeois riche qui a assassiné sa femme, la
comédienne Anna Forgács en août 1927.
[6] Bailli suisse du XIVe siècle (voir Guillaume Tell).