Frigyes
Karinthy : "Livre de contes"
Jeux
Nous sommes assis au
parc, mon camarade et moi. Mon camarade est négligemment adossé
dans son fauteuil en rotin et fume confortablement sa cigarette.
- Quel
jour sommes-nous ? – demande-t-il.
- Jeudi.
- Alors
le sacre, c'est aujourd'hui.
- Aujourd'hui,
oui.
Mon
ami acquiesce, puis me demande :
- Comment
va ta femme ?
- Merci,
elle m'est fidèle.
- Tu
as de l'argent, maintenant ?
- Toujours
les mêmes cent mille.
- Veux-tu
faire une partie de quarantin ?
- Volontiers.
Je
sors une boîte d'allumettes et je les répartis à parts
égales. Je casse gentiment la tête d'une allumette sur cinq comme
il se doit. J'en pose quatre latéralement, puis je tends le tout
à sa majesté.
- Tu
veux bien couper ?
Il
en coupe douze.
Très
bien, celles-là vont donc dans le talon.
- Combien
on va compter pour un point ?
- Quatre
et demi.
Je
laisse les cinq dernières dans le paquet comme atouts. Tous ceux qui
connaissent le jeu de quarantin (or qui ne connaîtrait pas chez nous le
jeu de quarantin ? Ceux-là ne méritent pas qu'on leur
adresse la parole) seront intéressés par
- On
peut y aller, Maître.
Mon
ami pose devant moi quatre allumettes en croix.
Naturellement,
n'est-ce pas, ici il n'y a pas à réfléchir, même le
débutant sait que là il convient de casser, plus trois, ça
fait neuf.
Je
casse deux allumettes en deux, correction, et je les pose à
côté des quatre précédentes.
- Donc :
chat roux.
Il
réfléchit un instant. Il a concocté sa réponse.
- Naturellement :
chat contré et chat surcontré.
Il
en pose cinq et il inscrit un demi.
La
situation paraît maintenant critique. Parce que, n'est-ce pas, si je
réponds échec et j'abats la chaise, alors il aura de nouveau le
droit de contrer et ma reine ne pourra aller nulle part.
- Tiens.
Je
corrige de quatre. Cette fois les positions paraissent à peu près
égales.
Mon
ami réfléchit longtemps.
Il
finit par trouver l'unique solution.
- J'échange.
Il
échange toutes les allumettes dont il dispose, il casse la tête de
l'une d'entre elles.
Ma
fortune est en danger, car de cette façon je reste avec quatre en moins,
plus un hulule, ça fait quarante. Je n'ai que six mille couronnes sur
moi et il paraît peu probable que je puisse me procurer les six autres
qui manqueraient en moins de vingt-quatre heures, délai d'honneur aux
jeux de cartes.
Mais
ce n'est pas pour ne pas pouvoir retomber sur mes pattes que j'ai fait partie
nulle avec Maróczy et Pillsbury dans les
années quatre-vingt-dix !
- Le
bout et encore le bout ! – crié-je victorieusement, et
j'abats un pion, ce qui est passible de quatre ans et demi de prison par un
tribunal pénal.
- Oui !
– crie-t-il et sur le champ il me renvoie le point que j'avais
marqué. Maintenant le jeu se déroule un temps devant le but
adverse, les noirjaunes font bel et bien suer le
gardien de but, mais la victoire du BTC paraît inéluctable.
Première mi-temps : 3 à 2.
En
avant les gars ! J'annonce quatre.
Le
banquier ratisse tout, c'est le rouge qui sort. Tant mieux.
- Faites
vos jeux !
Je
ratisse trois, ça fait quatre points et quarantin. Ultimo.
Ma
position est brillante. À moins que… À moins que… La
question est de savoir si on peut avoir confiance en Taral.
La cote est de vingt contre un, mais Merle noir ne
court pas, cours ou paye. Un tuyau en or mais seulement sur papier.
Bravo
Taral !
- Eh
bien ? – demande mon ami.
- J'annonce
quarantin !
Malheureusement
nous n'avons pas pu terminer la partie qui avait si bien commencé parce
qu'à cet instant est apparu Monsieur l'infirmier et on a dû
regagner nos cellules.