Frigyes Karinthy : "Livre de contes"
L’homme
prÉhistorique
a) Rencontre avec l’homme
préhistorique
J’avais
très sommeil hier soir, et pendant la lecture j’ai oublié
ouvert l’ouvrage intitulé Grande
Histoire Illustrée de l’Évolution à la page
où la figure "Homme préhistorique" accompagne le texte.
C’est comme ça que ça a dû se passer. J’ai
dû aussi bousculer le livre, bref, l’homme préhistorique a
glissé et il est sorti de sa page ; je me suis
réveillé en sursaut : il était là, assis en
face de moi à l’autre bout de la table, je l’ai tout de
suite reconnu à son visage poilu, à ses pommettes saillantes,
à ses yeux sauvages embroussaillés et à ses dents
effroyables. Il avait à la main l’énorme gourdin avec
lequel, comme le remarque Darwin, il avait coutume d’assommer ses
ennemis.
J’ai
naturellement été pris d’une panique
épouvantable : comment allais-je pouvoir me défendre ?
J’avais pratiqué le jiu-jitsu quand j’étais membre du
Club d’Athlétisme ; ça m’est revenu à
l’esprit et, tout tremblant, j’ai lancé brusquement mon bras
gauche en avant ("position de garde, premier tempo"), ça a fait que j’ai
giflé l’homme préhistorique, puis, avec le poing un coup
à droite vers le bas ("position de garde, deuxième
tempo"), par lequel je lui ai asséné un coup dans le ventre
à le faire tomber de sa chaise ; ça a momentanément
assuré ma défense.
- Ne
me faites pas de mal, par le Ciel – lui ai-je dit en tremblant
et je lui ai pointé mon Browning. – Ne m’assommez pas
avec votre gourdin.
- Aïe,
aïe – a dit l’homme
préhistorique – je n'ai nulle envie de vous faire du mal.
Monsieur m’a administré un coup si fort qu’il a failli
m’ouvrir le ventre. Pourquoi Monsieur me bat-il ? Ce
n’était qu’un peu de curiosité de ma part. À
qui ai-je l’honneur ?
- Moi,
je suis l’homme civilisé – lui ai-je dit - et
votre apparence poilue et bestiale fait un effet désastreux sur mes
nerfs. Vous n’êtes qu’un fauve sanguinaire, totalement
semblable aux animaux sauvages.
- Ben…
Ça dépend…
J’ai
bien vu qu’il ne comprenait pas ce que je disais mais qu’il avait
honte de le reconnaître. J'ai poursuivi :
- Moi,
je suis votre descendance tardive, je n’ai plus vos instincts
animaux, ils ont été remplacés par la culture de la
conscience de la beauté et de la pensée.
- Bon,
d’accord, mais alors… – a acquiescé
l’homme préhistorique.
- Fermez-la
quand je parle.
J'ai
pris le ton que mon pauvre caporal, Kozmas, m'a
appris ; il disait habituellement qu’on ne pouvait pas parler
autrement pour qu’ils comprennent, ces imbéciles de recrues, ces
ploucs, ces bleus.
L’homme
préhistorique s'est tu. Je lui ai dit
- Nous,
nous avons dépassé les sales temps
où les hommes se mangeaient les uns les autres comme des loups. Nous,
nous avons dépassé la période de
la puissance des forces brutes où vous, vous vous cogniez à la
tête avec des gourdins… Nous, nous ne circulons pas poilus
comme vous ; vous n’avez
pas honte ? Sortir dans la rue avec une figure pareille. Et vos
dents ! Qu’est-ce que c’est que ces dents ! C’est
affreux !
- Excusez-moi…
Elles ont poussé comme ça…
- On
ne répond pas. Vous n’êtes qu’une bande de voyous, les
derniers des derniers, malappris, incultes, malotrus, insolents, fripouilles.
Mettez-vous là, honte à vous.
- S’il
vous plaît, Monsieur…
- On
ne demande rien du tout. On n’a pas le droit de vivre comme vous le
faites. Pour accéder à ce haut degré où nous nous
trouvons, il faut travailler, apprendre assidûment, avec intelligence et
attention. Mais vous auriez dû commencer dès votre plus jeune
âge. Nous ne cessons pas de nous cultiver, nous recherchons les lois de
la nature, nous apprenons et nous enseignons… Regardez autour de vous
dans
- Et
quand ils ont vingt ans ?… - a demandé respectueusement
l’homme préhistorique.
- Ben,
évidemment les militaires les prennent en charge. C’est aussi une
institution. Là aussi on éduque assidûment les jeunes.
- On
les éduque à quoi, s’il vous plaît ?
– a demandé respectueusement l’homme
préhistorique.
- Quel
abruti. À quoi on les éduque ? Vous ne savez même pas
à quoi sert l’armée ? Eh bien, on leur apprend
à tuer l’ennemi.
L’homme
préhistorique a réfléchi.
- Et
si je peux me permettre – a-t-il dit enfin
respectueusement – combien de temps prend cet
apprentissage ?
- Trois
ans, pauvre imbécile.
L’homme
préhistorique a encore réfléchi.
- C’est
beaucoup – a-t-il dit enfin. - Alors nous, nous
étions plus intelligents que vous. Nous l’apprenions beaucoup plus
vite.
Là-dessus
il m’a assommé avec son gourdin.
b) Je poursuis l’éducation de
l’homme préhistorique
Maintenant
que j’ai ce jeune homme sur le dos avec ses pommettes saillantes, son
visage poilu, son gourdin, tel qu’il s’est libéré de
mon Histoire de l’Évolution,
nous devons bien en faire quelque chose. En toute franchise, penser que
c’est moi qui pourrai initier ce pauvre type à la culture ne
m’est pas indifférent ; des pères qui engendrent un
enfant avec l’objectif d’avoir quelqu’un sous la main qui en
sait moins qu’eux et devant qui ils peuvent briller, peuvent
éprouver un sentiment semblable.
Un
matin, je dis à l'homme préhistorique :
- Bien, lève-toi,
aujourd’hui nous sortons dans la rue pour que tu t'instruises.
- À
vos ordres, Monsieur – dit-il humblement (j'ai eu le temps de
m’habituer à son humilité exagérée).
En
premier lieu je lui montre les maisons. Il les trouve passablement hautes, mais
cela ne l’étonne pas outre mesure. Il me demande combien de temps
ça met pour pousser.
Je
lui demande :
- Viens-tu
de l’âge de la pierre ?
- Non.
Ère tertiaire de l’âge obsidional, troisième
chapitre, dix-septième ligne en partant du haut.
- C’est
bien. Alors retiens bien que cela ne pousse pas, mais on les fabrique. Pour le
moment tu n’es pas capable de comprendre car ton intelligence, selon
Darwin, se situe à un niveau si bas que tu n’es pas encore en
mesure d’enchaîner des mots sensés, mais tu peux simplement
donner expression à tes pulsions par des glapissements
inarticulés. Compris ?
- À
vos ordres, Monsieur.
- C’est
bien. As-tu faim ?
- Pour
sûr – il rit niaisement.
- Bien,
nous irons déjeuner chez Drechsler. Ça
se trouve avenue Andrássy.
- Allons-y – dit-il
en s’élançant.
- Attends
un peu. L’avenue Andrássy n’est pas à
côté. Depuis ton temps la civilisation a parcouru un certain
chemin, désormais on n’est plus obligé d’aller
à pied là où on a quelque chose d’urgent à
faire mais on emprunte plutôt ce qu’on appelle des moyens de transport
qui nous emmènent cinq fois, dix fois voire 100 fois plus vite à
l’endroit choisi que si on y allait à pied. Vois-tu ces
rails ?
- Je
les vois.
- C’est
là-dessus que passe le tram. Nous nous mettons là ; quand il
viendra nous monterons dedans, et le tram nous emmènera tout seul,
à grande vitesse, sur son dos.
L’homme préhistorique
attend patiemment mais sans s’étonner outre mesure. Enfin le tram
arrive.
- Allons,
montons dedans – dit le Préhistorique.
- Attends
voir. Ce n’est pas le bon. Celui-ci, il tourne dans
Mon
ami préhistorique attend patiemment. Une autre voiture arrive, mais
celle-ci est pleine. Ainsi que les suivantes, durant environ trois quarts
d’heure. Mais alors plus aucune voiture ne vient, elles ont dû
toutes s’arrêter : quelque chose est tombé en panne sur
le boulevard, entraînant l’arrêt progressif de toute la
circulation.
- C’est
tout comme avec le lézard ichtyosaure de mon temps – dit
spirituellement l’homme préhistorique en désignant la
longue enfilade de trams arrêtés.
Je
ne réponds rien, je suis un peu fâché.
- Monsieur – reprend-il
doucement.
- Quoi ?
– lui rétorqué-je.
- Et
si on allait quand même à pied ? J’ai tellement faim.
- Ne
grogne pas – dis-je en colère. - Grâce
à Dieu nous avons dépassé le stade où un petit
dérangement nous ferait retourner à l’ère primitive.
Je vais signaler le cas sur le champ à la direction.
- Sur
le champ ? – l’homme préhistorique rit
bêtement. – Comment est-ce possible ?
Puisqu’elle n’est même pas ici, la direction.
- Tu
n’es qu’un âne – dis-je avec
supériorité ; et le téléphone, à quoi
ça sert ?
- Téléphone ?
Qu’est-ce que c’est ?
- Le
téléphone est un appareil qui permet à l’homme de
parler immédiatement et sur le champ avec n’importe qui
d’autre, même si celui-ci est très loin.
- D’accord – dit
l’homme préhistorique. Ça l'impressionne tout de
même un peu.
- Bon,
bien, entrons dans ce café.
Nous
entrons, et je décroche le combiné.
- Allô.
Allô.
Non
mais, qu’est ce qui se passe encore avec ce standard ?
- Allô.
Allô.
Mais
ils ne répondent toujours pas ?
- Allô !
Allô !
Mais
Mademoiselle, pour l’amour du ciel ! Mademoiselle !
- Allô ! Allô !
Mademoiselle ! Mademoiselle !
- Allô ! Allô !
Mademoiselle !
La vie est si courte ! Mademoiselle ! Mais sanglotez au moins !
Mademoiselle ! Cela fait une heure que j’attends !
Mademoiselle, débouchez-vous les oreilles enfin ! C’est
inadmissible !
- Allô !
Allô ! Enfin, il était temps !!! 85-93…
Comment ?… Occupé ?!…
ça fait bien une
demi-heure que l’homme préhistorique a disparu. Je ne
m’en étais pas aperçu. Il revient à cet instant.
Dans sa main il tient un énorme jambon dont il a déjà
dévoré la moitié.
- Où
as-tu pris ça, canaille ?
- Ça
traînait là, de l’autre côté de la rue,
derrière une fenêtre. J’ai de bons yeux, je l’ai vu
tout de suite. J’avais très faim.
Je
le fixe, les yeux exorbités. Rien ne me vient à l’esprit.
Puis quelque chose surgit tout de même.
- Donne-m’en
un morceau – lui dis-je.
c) J’éduque encore l’homme
préhistorique
- Assieds-toi,
pas de sortie pour aujourd’hui, aujourd’hui je vais te parler des
bienfaits de la culture et de la manière dont le maniement des
idéaux a petit à petit vaincu et anobli les pulsions bestiales.
L’homme préhistorique
fixe sur moi ses sourcils hirsutes, et ses dents grinçantes lancent des
éclairs entre les pommettes saillantes.
- S’il
te plaît, ne fait pas cette figure bestiale – lui dis-je,
je dois ménager mes nerfs. Tu pourrais produire un regard plus
sensé.
Il
rentre ses lèvres, bouge ses oreilles et commence à prêter
attention en clignant des yeux.
Je
m’allonge négligemment dans mon fauteuil, je me mets
posément à parler tout en observant attentivement mes ongles. Je
comprends quelques minutes plus tard que je prends la pose d’un de mes
professeurs à l’université.
- Bon,
mon vieux, comment te dire. Après l’âge de pierre…
C’est de là que tu viens, n’est-ce pas ?
- C’est
exact, de l’âge jurassien, en l’an quatorze mille avant
Jésus Christ, troisième bâtisse sur pilotis, à
droite – répond-il très comme il faut.
- C’est
bien. Bref, c’est un millier d’années environ après
cela qu’a pu démarrer
la… La culture. Oui. Eh bien… Ça a commencé par ce que
les gens ont commencé à réfléchir…
Comprends-tu ?
- Oui,
Monsieur. Qu’est-ce que ça veut dire :
réfléchir ?
- Réfléchir…
Ce que cela veut dire ? Écoute, imbécile. Par exemple,
j’aperçois quelque part un morceau à manger.
Là-dessus, dans ma tête se crée brusquement un truc,
comment on appelle ça déjà, un machin… Zut ! Une
chose qui… Bref, comme ce serait agréable d’avaler ce
morceau à manger… On appelle ça… On l’appelle
une pensée. Tu as compris ?
- Oui
Monsieur. Nous avions la même chose chez nous. Mais chez nous
c’était dans le ventre et pas dans la tête.
- Tu
es un âne. chez nous aussi
ça ira dans le ventre, mais d’abord ça va dans
- Ah
bon ! Monsieur mange sa propre tête. Jadis, de notre temps, il y
avait plus à manger, nous n’étions pas obligés de
faire des choses pareilles.
- Ça
va, ne réponds pas tout le temps. Je suis en train de t’expliquer
comment la pensée s’est répandue et comment elle a rendu
l’homme plus authentique, plus raffiné, et comment elle l’a
distingué parmi les bêtes et les fauves ordinaires ce que tu es
toi-même par exemple.
- Oui,
Monsieur.
- Alors,
c’est arrivé quand on a d’abord inventé
l’écriture, ensuite on a inventé la lecture pour
qu’on puisse lire ce qu’on a écrit. Tu as compris ?
- Oui,
Monsieur, je n’ai pas compris.
- Tu
vas tout de suite voir. Passe-moi ce bout de papier sur la table.
L’homme préhistorique
approche le numéro du soir du quotidien à sensation.
- Je
vais te faire la lecture d’un article dans cette feuille de chou. Au
début tu auras du mal à comprendre, car enfin quatorze mille
années nous séparent, mais ensuite tu t’y mettras.
N’hésite pas à m’interrompre quand tu ne comprends
pas quelque chose.
Je
me mets à lire au hasard.
"Horrible
crime à Hanneton-la-Nuque. " ; "Un père
assassiné à la hache. " ; "Il lui a d’abord
crevé les deux yeux. ". Je lui demande :
- As-tu
compris ?
- Ça
oui ! – fait-il avec un geste de la
main. – Comment n’aurais-je pas compris ?
C’est tout ?
- Attends,
alors je vais te lire autre chose. – Je tourne la page.
"Jalousie sanguinaire. " ; "La femme coupée en
deux." ; "Il lui a tailladé l’estomac avec un
couteau. "
- As-tu
compris ? - Ça oui ! – fait-il
d’un geste de la main. – C’est vraiment très
facile.
- Attends - lui
dis-je – voyons autre chose. – Je tourne une
nouvelle fois la page.
"L’huissier
écorché. " ; "Il l’a caché à
la cave. " ; "Il l’a épluché du haut en
bas.". Je lui demande médusé :
- As-tu
compris ? -
- Ça
oui ! – dit-il.
- Et
bien, si tu comprends ça - lui dis-je – dis-moi ce
que veut dire écorcher quelqu’un, parce que moi je ne comprends
pas.
- Voilà – dit
l’homme préhistorique, prêt à rendre
service – avec un couteau on doit inciser la peau d’un autre
homme et ensuite…
Et
l’homme préhistorique se met à m’expliquer avec
zèle comment je dois comprendre cet intéressant article de mon
quotidien à sensation préféré.