Frigyes
Karinthy : Légende de
l’âme aux mille visages
Voici
le court évangile de l'an un, mille et neuf cent quarante-trois
années à compter de la naissance du Messie, celui de la
première année selon la nouvelle façon de calculer que
nous connaissons, que nous utilisons ordinairement, nous tous qui vivons en
cette année et avons été témoins, L'avons vu de nos
yeux, entendu de nos oreilles et touché de nos mains, Lui, sous ses
milliers de formes.
József Kurt.
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i -
Il regarda sa montre : il
était deux heures et demie de l’après-midi le 24 juin
quand il fut prêt. Les persiennes étaient fermées aux
fenêtres du laboratoire, la lumière était
allumée ; il éteignit et ouvrit les fenêtres, pour la
suite la lumière artificielle n’était plus
nécessaire. Les faisceaux jaunes du soleil d’été
inondèrent la pièce.
Il y promena son regard :
les instruments attendaient calmement, immobiles sur la paillasse. Depuis la
rue on entendait le vrombissement des voitures, un jeune crieur de journaux
hurlait les résultats du combat naval qui faisait rage depuis dix jours
sur
« Ce cadavre sur la
chaise en fer s’appelait Titus Telma, il était docteur en
médecine, privatdocent à l’université de
la Haye. Il descendait d’une vieille famille juive, il avait un
corps fort et sain, je m’en suis servi durant trente-trois ans, il a tenu
bon, il demandait peu de réparations, j’en ai été
content. Je ne le revêtirai plus guère : j’en fais don
à qui le trouvera, qu’il le garde en souvenir. Que mes
installations, le laboratoire entier, soient données à mon
disciple, József Kurt, auquel j’avais confié la tâche
de noter le résultat de mes expériences. Il est au demeurant
possible que, dans ces affaires, je fasse les démarches
moi-même. »
Il referma le stylo et le posa
sur la table. Puis il poussa un grand et profond soupir. Il jeta encore un
regard sur le conduit, tourna le squelette, dans le coin, vers la fenêtre
et y assura
Il était prêt, il
ôta sa blouse blanche, posa le petit poignard sur la tablette et
s’assit sur la chaise en fer. Il fixa à ses pieds les lamelles de
sélénium, veillant à ce que le conduit touche bien son
corps. Il fixa la fenêtre du regard, sifflota, puis ferma les yeux.
C’est les yeux fermés qu’il prit le poignard, il serra le manche à deux mains et d’un unique
geste décidé il se le planta dans le cœur, puis le retira.
Alors il rouvrit les yeux et constata avec satisfaction que le sang chaud
jaillissait en un jet d’un mètre et demi : il avait bien
visé, directement dans le ventricule gauche. Il jeta le poignard et
retomba se sentant devenir rigide. Il ouvrit la bouche, il compta dans sa
tête aussi longtemps qu’il put tout en observant le jet de sang, il
arriva jusqu’à dix-neuf, là il cessa de compter car ses
yeux se vitrifièrent et il sentit une crampe lui nouer la
trachée.
La lumière mauve dans les
spires vira au verdâtre, le ronflement persista aussi fort. Titus Telma
se tordit en un ultime soubresaut et s’affala sur la chaise.
Et alors, comme il est
écrit, le squelette bougea dans le coin, il avança, pliant et
faisant craquer ses bras osseux, il débrancha le conduit. Il
s’étira, il fouilla maladroitement parmi les instruments, il se
pencha sur le cadavre et le palpa avec curiosité. Ensuite il
s’arrêta non loin de la fenêtre et émit des sons
sourds entre ses dents effritées. Puis il secoua son crâne comme
pour se dire que ce n’était pas bien de cette façon.
Brusquement, comme sur une idée, il s’approcha du rebord de la
fenêtre où l’attendaient deux lilas desséchés
et préparés par Titus Telma. Il les regarda fixement tout en
devenant lui-même rigide, il resta ainsi à la fenêtre,
pendant qu’un des lilas se mit à gonfler ; il se redressa sur
le rebord de la fenêtre et répandit sa douce odeur. Il
s’inclina au-dessus de la boîte en bois dans laquelle un rat
crevé était préparé, étalé, les
pattes écartées. Le rat se secoua, se frotta deux ou trois fois
sur le dos avant de se retourner sur le ventre, il enjamba la boîte en
couinant, il courut sur le rebord de la fenêtre et le long de la
gouttière, dans la rue il regarda autour de lui, préféra
l’autre trottoir et disparut sous un porche.
Le silence s’installa dans
le laboratoire, seul le faisceau mauve du rayon delta ronflait encore, de moins
en moins fort, il finit par
s’éteindre.