Frigyes
Karinthy : Légende de
l’âme aux mille visages
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V -
Le sang revint au visage du
président et ses yeux sourirent. Ses mains tremblèrent encore un
peu mais c'était déjà cette fraîche et saine excitation
qui précédait chez lui les grands combats politiques, les
ultimatums, les négociations diplomatiques.
- Que je croie ou non tout
ce que vous venez de me dire, que je puisse y croire ou non, cher Simpson qui
vous faites appeler Titus Telma, n'a que peu d'importance. Comme il n'est pas
important non plus de savoir si Constantin croyait ou non en l'existence de
Dieu et du Messie lorsque, très justement, avec intelligence et
cédant à son instinct d'excellent homme d'État, il s'est
converti au christianisme, reconnaissant que les fidèles du nouvel
enseignement s'étaient suffisamment multipliés pour en organiser
une armée. Vous, cher Titus Telma, vous m'avez donné une rude
leçon du haut de la chaire du savoir exact et des connaissances
humaines. Permettez-moi de vous rendre maintenant la pareille depuis la chaire
de la politique pour vous prouver que vous vous y connaissez tout aussi peu que
moi aux problèmes physiologiques intéressants que vous avez eu la
bonté de développer. Attendez, je vous prie, je n'ai pas encore
terminé, je sais ce que vous aimeriez objecter. Avoir risqué
cette affirmation ne veut en rien dire que je prendrais pour impossible ce que
vous prétendez. Je vous donne ma parole que je ne dis même pas
qu'il est impossible que vous soyez Jésus-Christ lui-même ou bien
le Verbe fait chair. Mais cela ne change guère mon opinion. Même
si Dieu lui-même était ici devant moi, justifiant son
identité par des documents en bonne et due forme, je dirais quand même :
mon Père, je te respecte et t'admire, mais en politique tu ignores tout.
Que tu aies créé le monde, je veux bien le croire, pourvu que tu
parviennes à le prouver, moi je n'y connais rien. Mais en politique
c'est toi l'ignorant, toi qui te dis tout puissant, alors que je peux te citer
sur le champ quelque chose dont tu es incapable : tu ne peux pas
être mesquin, méchant ou incrédule.
- Il n'est donc guère
important de décider, cher Titus Telma, si je crois ou non cette
explication – surprenante, je l'avoue – de la question Telma.
L'important est de savoir si je prends acte ou non des faits
et l'importance que je leur accorde. Eh bien, je peux déclarer d'ores et
déjà que oui, je prends acte des faits, je reconnais leur
importance. Par là même j'ai répondu à votre
question si je suis prêt à négocier avec vous.
Naturellement j'y suis prêt. Lorsqu'on m'a communiqué les
premières informations sur l'affaire Telma (rassurez-vous, une
description digne de foi), j'ai d'abord cru qu'il ne s'agissait que de troubles
passagers et que le fakir qui exécutait ces miracles d'illusionniste
finirait bien par retourner dans l'Hindoustan. Mais ce qui a suivi m'a permis
de deviner que quelque chose bouillonnait ici dont les puissances devaient peu
ou prou prendre acte. Et maintenant que je vois de mes propres yeux ce que des
rapports de sources multiples et concordantes m'ont déjà
signalé, je peux vous déclarer, Titus Telma, qu'à mon sens
l'humanité n'a pas vécu un mouvement et un changement de pareille
importance depuis l'éclosion du christianisme. J'ignore si vous avez
vraiment découvert quelque chose ou si vous n'êtes qu'un grandiose
hypnotiseur, mais quelle importance ? Je vois les foules qui bougent car
vous les avez remuées. Je vois les armes que vous pouvez leur mettre
entre les mains et je reconnais qu'au moment où je vous parle je ne
connais pas de protection contre ces armes. Je le vois et je suis prêt
à négocier avec vous tout comme Constantin qui a
négocié avec les prêtres du Christ. Je suis prêt
à négocier et je vous invite, Titus Telma, à travailler
ensemble, à chercher un accord. Et si, afin de parvenir à un
accord, vous le jugez nécessaire, naturellement je suis prêt
à me convertir à la
foi Telma et je veillerai à ce que cette foi devienne
avec le temps notre religion d'état. J'écoute vos conditions.
Après un silence
relativement long, Titus Telma se mit lentement à parler.
- Vous avez lu mon manifeste
de Londres, Monsieur le Président, vous connaissez donc ma vision du
monde. Ce que vous avez dit de la politique, cela ne m'intéresse pas. Le
sentiment que je nourris envers l'espèce humaine est autre que la
politique mais il ne ressemble pas non plus à la morale religieuse ou
philosophique. J'ai dépassé ce stade. Ce de quoi ce sentiment est
le plus proche est ce qu'on nomme communément l'esthétique ;
on lui attribue peu d'importance parmi les facteurs régissant le destin
de l'humanité. Je vais très brièvement résumer mon
sentiment. À mes yeux, Monsieur le Président, la vie est belle et
la mort est laide. C'est tout. Votre politique, votre philosophie, votre
éthique ont toutes été jusqu'à présent au
service de la mort. Ce
n'est pas un altruisme chrétien fusionnant dans le sort des grandes
foules qui m'a convaincu, moi qui par mon pouvoir fortuit pourrais aussi bien
être malfaiteur et meurtrier de l'humanité que son
rédempteur et son bienfaiteur, de me ranger du côté de la
vie et de souhaiter qu'autant de gens que possible vivent bien et gentiment.
C'est ma seule façon de trouver l'harmonie et la paix de mon âme,
c'est tout. Je souhaite donc la vie et l'épanouissement de
l'humanité, et je ne souhaite ni la mort, ni le
dépérissement, ni la régression.
Monsieur le Président, je ne souhaite pas la guerre
car ma présence la rend totalement inutile. Maintenant que je vis ici
sur la terre vous ne pouvez plus recourir au dogme mensonger selon lequel la
guerre est nécessaire parce que sans elle la dictature et la violence du
pouvoir entraîneraient une plus grande misère et une plus grande
indignité encore. Je suis là, seul contre la méchanceté,
pour briser sa force ; je suis là, moi, l'ordre et la loi, pour
garantir la vie des bons, des intelligents et des beaux, contre les laids, les
méchants et les imbéciles. N'avez-vous pas encore observé
en vous l'instinct qui pousse à détruire non seulement l'insecte nuisible mais aussi celui qui est laid
et dégoûtant ? Ce qui est vil et difforme a aussi peu de
droit à la vie que le méchant et le nuisible, ce qui est
d'ailleurs une et même chose. Voilà mon éthique. Pas besoin
de guerre, c'est inutile. La solution est très simple, Monsieur le
Président. Je développerai tout mon programme à la
conférence d'Anvers. Si je suis venu vous voir, Monsieur le
Président, c'est pour vous dire d'ores et déjà :
l'Amérique cesse les livraisons d'armes sur toutes les lignes et sans
délai, elle ordonne par télégraphe le retour aux navires
déjà partis, elle entrepose les matériaux accumulés
en des lieux désignés et attend les instructions.