Frigyes
Karinthy : Légende de
l’âme aux mille visages
- VIi -
Madame,
Pardonnez-moi de ne pas
m'être trouvé hier sur la plage, mais au vu des nuages
menaçants apparaissant depuis la mer, j'avais pensé que vous ne
vous y rendriez peut-être pas, vous non plus. Je suis resté assis
tout l'après-midi au parc pour y lire et méditer. Demain,
à condition qu'il fasse beau, si vous le souhaitez nous pourrons nous
rencontrer.
Marquis
de Lesquin.
—
Madame,
Vous avez peut-être raison
et il vaudrait mieux que je parte en voyage. Mais c'est égal : le
monde n'est pas si grand. À Paris, en ce moment, la vie est gaie et il
serait agréable de s'asseoir au fond d'une loge et d'écouter une
musique folle qui n'a pas de corps. Je lis que la semaine prochaine on va
remonter Lohengrin que nous avons écouté ensemble l'hiver
dernier, mais jusqu'au milieu seulement parce que j'ai fui
Marquis
de Lesquin.
—
Madame,
J'ignore pourquoi vous tenez tant
à ce que je vous écrive alors que nous pouvons converser chaque
jour. Mon humeur vous intéresse – eh bien, je ne suis pas de bonne
humeur comme vous avez dû vous en apercevoir l'autre soir. Je n'ai aucune
raison de vous taire que notre ami Palló, que
par ailleurs je respecte et j'honore, n'a pas une bonne influence sur moi quand
nous nous voyons ; si j'étais cynique je dirais que cet homme
m'ennuie avec ses problèmes, ses enthousiasmes, ses yeux qui
brillent. Son spiritisme ne
m'intéresse guère ; et quand j'entends parler de telmaïsme, j'ai envie de sauter au plafond. J'affirme
qu'il faut être sot pour prendre quelque chose aussi au sérieux
alors que forcément on n'y connaît rien, ça ne sert
à rien, c'est pure spéculation. Vous me demandez aussi mon
avis : je vous jure que je n'en ai pas ; je suis le marquis de
Lesquin, votre serviteur, et je ne prétends être rien d'autre.
Tout cela est une sottise manifeste, et je déclare que l'actuelle paix
mondiale de six ans est à mes yeux un stade transitoire, comme toutes
les autres dans l'histoire. Je ne vois nulle part la main de Telma, le
désarmement, la destruction des armes, l'immersion des munitions, autant
de fadaises. Je peux vous assurer que dans les sphères que
fréquente un homme tel que moi, on peut se procurer des informations
dignes de foi. Alors, j'ai le plaisir de vous informer, vous et votre ami Palló, que le réarmement a déjà
commencé en secret et il se poursuit allègrement partout dans le
monde. Palló est un homme charmant qui a
l'idée fixe de découvrir Titus Telma et de lui arracher son
secret ; il n'est pas dangereux. À mon sens Titus Telma ne se
terrerait pas aussi profondément qu'un melon dans l'herbe si sa
découverte n'avait pas un grave défaut, à savoir, qu'elle
ne peut pas être cédée à autrui et elle
périra avec lui. Mais à quoi bon nous tourmenter avec ces
balivernes, nous avons un soleil magnifique et une brise mystérieusement
belle nous parvient depuis les fjords. À demain,
Marquis
de Lesquin.
—
Ma tendre folle,
Ta chevelure est rousse et ton
corps aussi abominablement blanc que le nuage. Je ne supporte pas que tu
lèves le bras et que ta manche retombe sur ton épaule.
J'étouffe, ma gorge se dessèche. Qu'as-tu fait, ma folle ?
Tu t'es étalée dans l'herbe et tu as fermé les yeux, tes
deux jambes pendouillaient désespérément sur la rive,
au-dessus de l'eau, deux nénuphars ont filé sur l'eau verte sous
tes escarpins dorés, les pétales flottants gonflés
à éclater se sont évanouis exhalant sur toi leur odeur
épaisse et lourde. Maintenant je pars pour me cacher dans la forêt
car je suis fou, moi aussi, tout comme toi.
Lesquin.
—
Mon amour,
Tu pleures et j'en perds
Dis-moi comment je dois
être, Je m'en vais et je reviendrai si tu le veux, mes cheveux sont bruns
– veux-tu qu'ils soient blonds ? Veux-tu que demain je te revienne,
jeune chevalier blond de seize ans te baisant la main les lèvres
tremblantes ? Ou préférerais-tu que le roi de l'Orient,
héros redoutable, descende devant toi de son cheval, le visage oint
d'huile ? Je le ferai. Veux-tu un athlète noir à la
musculature spectaculaire ou préfères-tu un marin phrygien aux
yeux bleus ? Comment m'aimerais-tu ?
Moi je sais être lion, et
si je sais que sous tes draperies de soie ta jeune épaule frissonne, je
viens pendant la nuit sous ta fenêtre, je secoue ma jaune crinière
et je rugis dans le ciel noir. Non, je serai plutôt un chien noir, je me
couche sur ton seuil et je hurle ; j'y reste durant des jours, je mords le
voleur qui rôde autour de ta maison pour voler le léger parfum que
tu exhales. Aimes-tu l'oiseau ? Je serai un faisan au plumage splendide et
je me poserai sur ta main. Un condor se détache du ciel vers toi, il
frôle ton visage et ébouriffe tes cheveux.
Mon amour, ne pleure pas. Ne dis
rien, et moi je ferai tout cela.
Lesquin.
—
Madame,
Je vous ai brutalement
abandonnée, je crois que je vous ai même frappée. Je
commence seulement à regagner mes esprits. Une chose horrible m'est
arrivée quand… Quand vous m'avez dit que vous m'aimiez. Je
suis… Je suis incapable de vous l'expliquer, vous ne le comprendriez pas,
et moi, je ne peux pas parler. Pourquoi, pourquoi vous ne m'avez pas cru,
pourquoi vous ne vouliez pas que j'aie mille visages, pourquoi vous m'avez dit
que vous n'aviez besoin de personne, ni d'un roi soleil oriental, ni d'un jeune
aux yeux bleus, ni d'un lion, ni d'un chien, ni d'un condor – mais que
vous me vouliez, moi ?
Vous vous étonniez de m'en
voir bouleversé, d'après vous j'aurais dû m'en
réjouir. Je ne m'en réjouis pas, c'est une colère mortelle
et le désespoir qui bouillonnent en moi. Un mot que vous devez savoir :
vous aimez le marquis de Lesquin et pas moi ! Je ne suis pas le marquis de
Lesquin – comprenez-vous ? Cela fait belle lurette que le marquis de
Lesquin est mort, et moi je le hais, l'unique que vous arrivez à aimer
– je voudrais le tuer une seconde fois, ce misérable !
—
Femme ou je ne sais pas quoi,
Écoute-moi…
Attends-moi… Écoute. Ce n'est pas le marquis de Lesquin que tu
dois aimer, mais c'est moi. Tu ris et tu me demandes où donc je suis.
Pour l'instant je l'ignore. Je me suis perdu quelque part, moi l'imbécile,
moi le misérable, quelque part à Berlin, dans un laboratoire, et
je n'ai pas la moindre idée où je peux me trouver. J'ai
jeté un fardeau en croyant que je n'en avais plus besoin, et maintenant
j'ai beau cogner contre le mur la tête du marquis de Lesquin pour m'en
débarrasser et pour retrouver mon propre corps… Pour le retrouver
et te l'amener : regarde, c'est moi, regarde mon visage, mes mains,
regarde mes yeux et ma bouche, n'est-ce pas qu'ils sont plus beaux que ceux du
marquis de Lesquin, n'est-ce pas que tu l'oublieras et c'est moi que tu aimeras
désormais ?
Je pars pour Berlin, attends-moi.
—
Et encore un bout de papier avec
des lettres tourmentées, démentes, parmi les écrits du
marquis de Lesquin décédé à l'asile
d'aliénés :
…mon corps, mon unique
corps qui m'a été prêté par la nature sous
réserve de le restituer, je ne l'ai plus, je l'ai perdu. J'y ai
repensé plusieurs années plus tard, je suis allé le
chercher à Berlin, mais on n'a pas pu me le rendre. J'ai
bêché le cimetière, j'ai retrouvé ses restes, une
poussière purulente et pourrie sur des ossements jaunis,
dégoût et désespoir : comment lui amener ça,
comment le lui montrer ? Pourtant elle ne peut aimer que mon corps, mon
âme est libre est insaisissable. Cette âme est fatiguée et
triste, cette âme l'aime elle s'incline devant son corps et elle rend les
armes. Cette âme est fatiguée et triste, je la relâche en
paix comme un enfant lâche son ballon, qu'elle se disperse dans l'espace,
qu'elle se décompose en ses éléments… Qu’elle
se transforme en lumière pour se cacher dans sa chevelure à
elle… Qu’elle se transforme en chaleur pour lui chatouiller les
lèvres… Qu’elle devienne éclair qui lui fera fermer
les paupières un instant… Et qu'elle ne se recompose plus jamais
en une âme qui se faisait appeler "moi"… Et que cela mette
un point final à la légende.
*
Voilà ce que nous
prétendons vrai, nous qui croyons en l'âme aux mille
visages ; notre communauté croit qu'un jour il ressuscitera et nous
dévoilera son secret. Nous y croyons et cherchons sa trace dans
l'œuvre des savants, dans les alambics des laboratoires dont il
était parti, lui qui nous a fait savoir que sur cette terre fut un homme
qui a vu de près le visage de la nature que pour l'instant il nous
cache, mais il est la preuve vivante que ce voile pourra être
retiré par un mortel le jour où, une fois encore, savoir et
vouloir s'uniront avec cette chance unique.
József Kurt.
FIN