Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
Le lacet de chaussure[1]
Je
vais simplement vous raconter ce qui se passe tous les matins avec mon lacet de
chaussure, je sais bien que ça n’arrive pas à
d’autres, à des gens bien, par conséquent ils ne peuvent pas
connaître la chose, ça n’empêche que je vais tout de
même raconter ce qui m’arrive à moi, tous les matins, avec
mon lacet de chaussure.
Le
lacet de chaussure, je l’achète et je le porte normalement pendant
une semaine. Je le lace, je le passe sur les crochets et je confectionne une
jolie boucle avec les extrémités.
Au
bout d’une semaine, en haut ce petit bout de cuivre qui sert à
faire passer le lacet par le trou, ce petit bout de cuivre se casse, le matin.
- Zut
alors, je vais acheter des lacets – me dis-je
fâché. – Ces lacets sont d’une
méchanceté !
Alors
je lèche l’extrémité du lacet cassé, je le
tortille un peu entre deux doigts. Puis je l’enfile.
Le
lendemain, quand je tire le lacet je sens une dilatation suspecte.
- Crotte
alors, je dois m’acheter des lacets – dis-je. Je tire un
coup sur le lacet. L’extrémité du lacet se casse
brusquement et me reste entre les doigts.
Cette
fois ce n’est plus de jeu ; faire une boucle ? il manque
sept centimètres d’un côté ! Tant pis, ce
n’est pas grave, puisque j’allais acheter des lacets, je me dis, et
je me débrouille à ma façon. Je détends le plus
long bout du lacet sur toute sa longueur, je le fais
ressortir de l’autre côté, vers le côté plus
court que j’arrive par ce moyen à rallonger.
Hélas ! Je m’y suis mal pris, maintenant c’est
l’autre extrémité qui est de cinq centimètres plus
longue, ça ne colle toujours pas pour
Le
soir impossible de défaire cette sacrée ficelle, le nœud
s’est tendu et gonflé. Il est gonflé, ce nœud !
Après quelque hésitation, je passe mon index sous le nœud,
le lacet noué, qui en ce moment ressemble à une boucle, je le tends et d’un geste habile et élégant
je le déboîte des crochets supérieurs de la chaussure. Par
cet artifice tout se détend. Tout mon être est envahi d’une
profonde et intense félicité. Cette fois on peut confortablement
désengager le lacet de tous les crochets et ôter la chaussure.
Le
lendemain matin. La ficelle semblable à une boucle pendouille toujours
sur
Et
dès lors ce jeu de la vie et de la mort se répète jour
après jour. Chaque matin je livre des batailles victorieuses, la boucle
rentre toujours dans le dernier crochet. Mais l’automne survient, les
arbres perdent leurs feuilles, et chaque matin, encore au lit, des doutes
prodigieux roulent de lourds nuages par-dessus ma tête quand le lacet
surgit dans mon esprit. Je sens du relâchement dans le lacet,
l’effort n’est plus nécessaire pour accrocher le haut, par
contre il arrive parfois qu’il saute du crochet de lui-même. J’enrage,
je tire dessus un bon coup, pour tripler le nœud. Un
craquement - le lacet se casse.
Les
yeux vitreux, pétrifié, je contemple l’épave.
Qu’allons-nous devenir ? Il n’y a pas trente-six solutions.
C’est Dollinger[2]
qui me vient à l’esprit, il m’a permis un jour
d’assister à une opération. Il a ouvert le ventre et alors
il a compris qu’il fallait se débarrasser de tout le
système intestinal car le tout n’était plus qu’une
immense tumeur. Que devait-il faire ? Le ventre était là,
ouvert, il fallait bien faire quelque chose, il fallait tenter l’impossible
et ceci, en l’espace de quelques minutes. Il a donc tout extrait et,
comme il ne restait rien de l’estomac, d’un geste osé il a
directement cousu l’œsophage au rectum. Et l’opération
a réussi.
Fiévreusement
je me remets à l’ouvrage, ma gorge est sèche, ma
respiration saccadée. J’arrache la ficelle dans sa
totalité. J’en déchire les nœuds et les boursouflures.
J’ai désormais entre les doigts une loque de quinze
centimètres de long. Mon cerveau s’élance dans un travail
rapide comme l’éclair dont seuls sont capables dans les moments
décisifs les véritables génies hypersensibles et
visionnaires. J’enroule cette loque sur les trois derniers crochets.
J’attache les bouts. Puisque je vais acheter ces méchants lacets aujourd’hui
même.
Et
maintenant cela fait des jours que je circule avec ma loque. Le soir je
l’arrache du dernier crochet et le matin je le raccroche. Petit à
petit je m’y habitue. À midi j’achèterai sans faute
des lacets. Ça m’est égal. Ça va très bien
comme ça.
Un
jour la languette de la chaussure ressort par-dessous. Cela se passe dans la
rue, je ne m’en aperçois pas. Ma chaussure, ironique et moqueuse,
me tire