Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
L’homme riche[1]
Ce
jour-là l’homme riche ne se sentait pas bien. Dans la
matinée il était allé à Buda avec son automobile,
ensuite il avait fait un tour à la bourse et il avait longtemps
parlé avec un homme grand et blond qui portait une fine broche de
diamant à sa cravate. L’homme riche avait intensément
fixé cette broche de diamant, et il avait essayé de trouver une
relation entre la broche de diamant et sa vie à lui, mais
c’était une tâche compliquée et fatigante. Plus tard,
dans la cage d’escalier, son attention fut attirée par un motif
décoratif de la rampe, il s’arrêta même devant, puis
il songea à le faire enlever de là et à le faire emporter
chez lui. Cependant il rentra à la maison sans exécuter ce
projet, il regarda sa montre et commanda un bain. Une heure durant il se
prélassa dans la baignoire en pierre émaillée, il y fit
couler tour à tour de l’eau tiède et de l’eau chaude,
et il pensa à sa montagne d’argent. Il fut également
surpris d’être obligé d’admettre qu’il
n’était hélas pas possible d’inciser finement sa peau
quelque part avec une lame très affûtée et d’y faire
s’écouler de l’eau tiède dessous vu qu’il avait
très froid entre la peau et les muscles. Décidément mon argent
me réjouit considérablement, pensa-t-il ensuite. Plus tard il se
demanda comment devait se présenter à l’intérieur la
cervelle d’un homme. Il voyait devant lui une gelée moite et
grisâtre, truffée de petits trous qui s’ouvrent et respirent
avec difficulté.
Après
le bain l’homme riche s’installa pour déjeuner. Il trouva la
soupe excellente, puis il s’attrista à l’idée que
l’homme ne sait malheureusement manger qu’avec la bouche, et
qu’il ne peut savourer les goûts que de l’épiglotte,
ainsi par exemple c’est en vain qu’il presserait un morceau de
viande contre un œil, il ne sentirait rien du goût de la viande et
cela lui serait peut-être même désagréable.
D’un autre côté son organe gustatif ne ressentait plus rien,
par exemple, de la viande qu’il avait mangée
la veille. Poussons plus loin, la personne qui a mangé la veille
était un tout autre homme, ce n’était même pas lui.
Ce qui était encore pire.
Après
le déjeuner il lutina sa
femme quelques minutes. Cette fois il songea à des livres et à
des comédies qu’il aimait lire dans sa jeunesse, et qu’il
lisait encore quelquefois, le soir au lit, ou auxquelles il assistait dans les
loges des théâtres. Il était chaque fois
désagréablement et péniblement surpris de constater que
les écrivains font de l’amour une chose bizarre, tourbillonnante,
chargée d’angoisse et de brouillards. Alors il pensa : il
n’y a probablement pas de manifestation plus claire et plus transparente
du désir humain, puisqu’on peut déterminer, concentrer sur
un point unique et y fixer avec une infinie précision l’objectif
vers lequel tendent les désirs, et où ils sont couronnés
d’un assouvissement parfait et absolu. Jamais encore après le
déjeuner il n’était aussi fermement certain de sa
satiété qu’à l’issue de ces batifolages. Oui,
si l’on parlait de lointaines nébuleuses ou de la
végétation des fonds marins et si l’on y utilisait le
vocabulaire des mystiques, on pourrait encore comprendre cela, étant
donné que les gens ne connaissent pas vraiment bien les
nébuleuses lointaines ni le fond de la mer. En revanche ils connaissent
très bien l’amour. Il se rendit compte qu’il y avait souvent
pensé.
J’ai
oublié quelque chose que je n’ai d’ailleurs jamais su,
ajouta-t-il pour lui-même. Mais je ressens cela depuis longtemps :
il y a quelque chose qui est en train d’éclore dans mon for
intérieur. Et effectivement, la chose il la ressentait. Il y avait dans
sa poitrine des tensions troubles, semblables à des bulles
pétillantes. Comme si avec ses poumons il avait mangé quelque
chose que maintenant il n’arrivait pas à digérer. Son
visage aussi, il le sentait à part, comme une larve. Il était
songeur, il s’assit devant la glace.
Il
observa son visage. Hein, se dit-il, on ne peut pas y changer grand-chose. Il
n’y trouva rien de désastreux, à l’exception du nez,
il repensa au chirurgien qui lui avait un jour proposé d’arranger
ça. Sans espoir exagéré, il est vrai. Il tapota la peau
autour de ses yeux et brusquement il eut une forte envie de donner une nouvelle
expression à son visage. Sans y parvenir. Une larve rigide en effet,
pensa-t-il. Si je meurs elle sera un peu ramollie. Mais non, mourir ce
n’est pas bien, les gens font de la mort un brouillard obscur et
désagréable. Cette fois il fut certain qu’il lui manquait
quelque chose. Il aurait vraiment aimé savoir ce que
c’était pour pouvoir calculer ce que ça coûtait. Il
était désormais probable que ce n’était pas à
son visage que la chose manquait, mais c’était peut-être
à l’intérieur que ça clochait. Ou autour des yeux.
Peu importe se dit-il.
Il
se redressa et passa dans son bureau. Brusquement il se mit à chanter.
Il découvrit sa voix avec étonnement, depuis longtemps il ne
l’avait pas entendue, elle était étrange et
singulière. Il cessa aussitôt parce que cela ne lui avait
apporté aucun soulagement. Ce doit être une indigestion,
décida-t-il enfin.
Il
passa encore dans une autre pièce et fit des calculs financiers sur un
papier. Beaucoup d’argent, pensa-t-il, beaucoup de bon argent. Ciel,
s’il n’y en avait pas, rien que d’y songer ! Il pensa
à une banque à laquelle il devait téléphoner au
sujet de quelque document. Il téléphona. Ensuite il passa dans
une autre pièce.
Très
bonne idée, se dit-il soudain. Très bonne. Demain je partirai
à Gorgonzola. À Gorgonzola j’achèterai cette villa.
Il
sonna.
-
Fais les valises… - dit-il
à son domestique.
Il
se rendit à son armoire, il aida son domestique lui-même. Il
arrangea soigneusement les chemises de baptiste dans le fond d’une grande
valise. C’est très bon, rit-il de bon cœur en lui-même.
Très bon. Il pensa encore qu’un jour à Gorgonzola il avait
vu deux chats derrière une cheminée sur le toit d’une vieille
maison. Il y avait un grillage devant la maison et plus loin deux peupliers
taillés. Je retournerai les voir, se dit-il, pensif. Il alla à
l’armoire, la referma, la verrouilla. Il réfléchit encore,
il arrangea un faux pli dans le tapis. Il s’approcha de la porte, il
l’ouvrit avec prudence, jeta un coup d’œil dans
l’antichambre, fit demi-tour et referma prudemment la porte, il alla
à son bureau, ouvrit la case supérieure, il l’en sortit et
il se brûla la cervelle.