Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"

 

 

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Tribunal d'honneur

 

La scène se passe dans les lieux convenus, au domicile de maître connard.

 

Sont présents : Maître Connard et Pal Gueule pour une des parties ;

Kraki et Maître Fermela pour l'autre partie.

 

MaÎtre Connard : Messieurs, je crois qu'on peut ouvrir la séance. À mon sens, le cas est tout à fait clair. Mon client était tranquillement assis à la terrasse du café, il lisait son journal lorsque la partie adverse, Monsieur Bretzel, passant par hasard par-là, l'a bousculé de son coude. Mon client s'est retourné et a utilisé l'expression suivante : « Hé… ! » Je trouve tout à fait naturel que vous ayez trouvé ce ton blessant pour votre partie et quant à nous, nous déclarons être disposés à vous octroyer un dédommagement aussi complet que possible.

Pál Gueule : Et comment qu'on l'octroie. On ne se dégonfle pas.

MaÎtre Connard (poursuit) : Naturellement c'est vous qui mettez vos conditions. Je déclare que nous sommes prêts à entendre l'offre la plus lourde. Nous sommes pleinement conscients de notre devoir au sommet des sphères de la société où l'honneur est notre unique trésor, l'honneur dont un seul mot, un ton brutal, pourraient salir le tissu délicat.

Pál Gueule : Et comment ! Ou on est un gentleman, ou on est une lavette.

Kraki (tousse) : Je résume donc. Compte tenu et considérant la nature de la chose… La nature de l'insulte… heu… nos conditions…

Pál Gueule : Accouche, mon pote !

MaÎtre Fermela (légèrement) : Je crois que notre partie se contentera de deux échanges de balles, à dix pas, avance de cinq pas. (Légèrement) Ensuite naturellement l'épée… L’épée de cavalerie… De cavalerie lourde… (légèrement) … Jusqu’à épuisement… Légèrement … Ou même au-delà… À votre convenance… (Geste de dédain.)

Kraki : Nous pouvons être généreux. Nous avons un grand cœur. Qu'on ne nous taxe pas de pingrerie.

MaÎtre Connard  (glacial) : Bon. L'épée de cavalerie, nous l'acceptons, mais naturellement sans bandage. Parce que, Messieurs, l'honneur est une chose qui ne tolère pas la plaisanterie…

Pál Gueule : Ou on est une lavette…

MaÎtre Fermela : Pardon. Qu'est-ce que ça veut dire, sans bandage ?

MaÎtre Connard (légèrement) : Ben, sans bandage… Nous ne sommes pas radins non plus… Sans bandage… Et même… Même, sans pansement… Tout nu… (passionnément) et cinq échanges de balles… (en colère) …Et huit pas… Et avancée de six pas… Et tirer… Et piquer… Et trancher… Et coups de pied… (hurle) vous nous prenez pour des lâches ? Minable ! (Il ricane.)

MaÎtre Fermela (glacial et pondéré) : Alors là, c'est pure insolence. Alors là c'est pure insolence. Nous, nous donnons tout, mais n'admettons pas qu'on surenchérisse sur nous. Cinq échanges de balles, ça ne vous suffit pas ? Qu'est-ce que vous voudrez encore ? Du caoutchouc au bout de votre nez ?

MaÎtre Connard (en colère) : L'honneur c'est l'honneur. (Il frappe la table.) Et encore une fois honneur, et encore une fois. Et si ça déplaît à quelqu'un, qu'il aille se cacher dans… Que cet avorton de salaud aille se cacher dedans !

Pál Gueule : Ou on est une lavette…

Kraki : Tiens donc, ce microbœuf a aussi quelque chose à dire ?

Pál Gueule (hurle) : Et comment que j'ai à dire ! Et je ne suis pas un microbœuf. C'est quelqu'un d'autre le microbœuf. Portefaix ! Saleté !

Kraki (il hurle d'une voix monotone) : Escroc ! Puant !

Pál Gueule (en aparté) : Même pas vrai ! C'est vous qui puez ! (il lui donne un coup de pied)

Kraki : Tu donnes des coups de pied ? Tu oses ? (il le gifle)

MaÎtre Connard (intervient, mais Kraki le gifle aussi) : Il se passe des choses particulières ici. De quel droit cet homme ose-t-il me gifler ?

MaÎtre Fermela : Allons, allons… Calmons-nous, Messieurs… Calmons-nous… Restons-en à la question… Chacun à son tour…

MaÎtre Connard : Ce serait trop simple… De quel droit me gifle-t-il, celui-là ?… Je vais lui apprendre, moi !… Je l'attends chez moi demain à dix heures !…

Kraki : Moi aussi je vous attends… Demain à dix heures !… Chez moi !… Compris ?!…

MaÎtre Fermela : Allons, les enfants, quelle sottise. Vous n'allez tout de même pas vous brouiller sérieusement ?!

MaÎtre Connard : Ce serait trop simple… On n'a pas le droit de gifler… On a le droit de hurler, pas de gifler.

MaÎtre Fermela : D'accord, c'est un enfantillage… Des hommes sérieux ne se formalisent pas pour des enfantillages… Allons, embrassez-vous.

MaÎtre Connard (obstinément) : Non, on n'a pas le droit de gifler. Il y a des limites… Cracher, à la rigueur. On ne me prend pas pour…

Kraki : Vous ? Je ne vous cracherai même pas dessus.

MaÎtre Connard (en colère) : Vous voyez ? Toujours cette impudence !. Et c'est lui qui veut que je fasse la paix ! Ça, non !

MaÎtre Fermela : Allons… Allons… Mais… Mais… Faites la paix, sinon on ne peut pas discuter… (vers Kraki) Allez, fais la paix ! (vers Maître Connard) Allons, vite !

MaÎtre Connard (gentiment boudeur) : Non, il n'a pas le droit de me dire qu'il ne me crachera même pas dessus.

Kraki (noblement) : Bien, comme vous voudrez. Ne nous disputons plus, je veux bien vous cracher dessus. (Il lui crache dessus. Paix générale, étreintes.)

MaÎtre Fermela : Alors on peut poursuivre… Donc trois cavaleries… Cinq échanges de bandages… Des balles jusqu'à épuisement…

Pál Gueule : Ou on est une lavette…

 

 

Suite du recueil