Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"

 

 

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Le treiziÈme travail d'HErcule[1]

Et alors, cela fait, Héraclès prit son repos devant le roi Eurysthée, et il présenta comme il se devait la tête du lion de Némée qui lui avait servi à balayer les écuries d'Augias.

- Voici la tête, ô roi - dit Héraclès. - Vas-tu enfin me dégager de mes chaînes maintenant ?

Mais Eurysthée fronça les sourcils, il médita et dit :

- Un nouveau travail t'attend encore, ô Héraclès.

- Quel doit-il être ? - demanda Héraclès et il fit tournoyer sa massue.

Eurysthée sortit de sa poche le dernier numéro de la revue de belles lettres intitulée Rafina et il l'ouvrit à la page où on voyait imprimé en lettres bleues, en travers et à l'envers le poème de Lajos Chacrat : "Blanche salive sur disque vieux"- Vois-tu ce poème ? - dit Eurysthée.

- Je le vois - dit Héraclès ; et vraiment il le voyait.

- Bon - dit Eurysthée. - Tu dois te rendre chez Lajos Chacrat et tu dois lui prouver que ceci n'a aucun sens. Cela fait quinze ans qu'il n'y a personne pour oser le lui dire.

Héraclès raccrocha sa massue à sa ceinture. En usant deux pierres l’une contre l’autre il se fabriqua deux lourdes haches, il enroula une longue corde autour de sa taille, il fourra trois livres dans son aumônière, sur une lanière de cuir il enfila quatre féroces critiques bien muselés, il les nourrit de viande crue pendant deux jours, puis il trempa quatre années de la revue Nyugat dans de l'eau et il prit la route.

Ils tentèrent d'approcher la demeure du monstre par le grand boulevard. Il creusa un fossé autour de la caverne du tripot que, selon les bêtes sauvages qui y logent et qui hurlent fréquemment « Niou-Niou », on appelait en ce temps-là Café New-York. Dans un recoin des fourrés entourant la caverne, Héraclès rencontra la fée Carabosse.

- Bonsoir, vieille mère – l'interpella Héraclès.

- C'est ta chance de m'avoir appelée femme de lettres hongroise, répondit-elle, pour te récompenser je vais te dire quelle rime on peut trouver au mot "mercantile".

Mais Héraclès ne se laissa pas surprendre par la ruse et d'un seul coup il trancha les pieds des sonnets de la sorcière.

Le monstre, il le trouva au sommet de la montagne, il touillait dans une tasse un poison noirâtre et vaguement mousseux.

Héraclès ne l'assaillit pas immédiatement. Il passa par l'arrière, donna cinq sesterces à Agnès. Il plaça les féroces critiques des deux côtés, près de la descente, il les ligota avec des lanières ; pour les faire patienter il leur jeta des recueils de poèmes sanglants pour qu'ils les dévorent en attendant qu'on ait besoin d'eux.

C'est ensuite que par-derrière, prudemment, il s'approcha du monstre. Soudain il fondit dessus : le monstre n'eut pas même le temps de se retourner. Héraclès abattit le poème sous ses yeux, et avant que le monstre eût pu faire un geste, il proféra :

- Ceci n'a aucun sens ! - dit Héraclès farouchement et tous les muscles bandés.

Le monstre fit retentir un ronflement épouvantable. Ses yeux s'injectèrent de sang. Il écarta les doigts et se retourna face à son assaillant.

- Ceci n'a aucun sens ! - dit Héraclès de nouveau et d'un geste il éreinta le monstre.

Un effroyable combat s'ensuivit. Le fauve battit l'air autour de lui, il planta son stylo dans la gorge d'Héraclès, et il publia une déclaration dans la rubrique de politique littéraire d’Univers invoquant Lajos Hatvany, lequel toutefois ne parut pas. Puis il se mit à pirouetter vertigineusement, et il poignarda trente-cinq poèmes de son recueil paru l'année précédente.

- Ceci n'a aucun sens ! - dit Héraclès.

Le monstre mordit douze autres poèmes dans le ventre de Héraclès. Il lui perça également un poème dans la poitrine et aussi entre les deux omoplates.

- Cela n'a aucun sens ! – haleta Héraclès, sans lâcher les reins. – Cela n'a pas de sens ! Où il est, le sens ? Je demande où il est, le sens ?

Le fauve griffa de nouveaux poèmes sous l'aisselle de Héraclès. Ce dernier sentit qu'il ne pourrait plus tenir longtemps. Il trancha les lanières, sur quoi les féroces critiques, glapissant se ruèrent sur le fauve, mais ayant flairé les poèmes, ils rampèrent à leur place en geignant.

aucun sens ! – hurla Héraclès – il retourna le poème et le jeta à la tête du monstre. Celui-ci engloutit goulûment le poème, il le mastiqua et il le vomit. Vraiment insupportable.

Alors Héraclès eut une idée.

D'un unique coup de massue il signa le poème du nom d'un autre poète et il le lança à la tête du monstre. Le monstre le fixa.

- Aucun sens ! – hurla-t-il, lui aussi.

Héraclès le ramassa et l'emporta chez Eurysthée.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"