Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"

 

 

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Visite de blÉriot à pest

 

Dix heures du matin, chez les Blériot les volets sont encore fermés. Madame dort encore gentiment.

Le grand aviateur, plane et même monoplane, il ronfle.

D'un coup il renâcle et bondit en rejetant sa monocouette.

 

Le grand aviateur : Hopp ! allô ! Je veux une place sur la piste. Laissez, Messieurs. Il descend de son lit. L'atterrissage se fait à 10 heures 5 minutes et 11 secondes dans des conditions relativement bonnes : c'est la partie arrière qui touche d'abord le sol, toutefois l'hélice heurte légèrement quelque chose. Immense ovation.

Madame  en français : Kanst nicht acht gébn ?[1]

Les enfants accourent et hurlent tous les cinq : Mon papa fait plouf ! Mon papa fait plouf ! Monsieur, attrapez mon papa !

Le grand aviateur  frotte le moteur : Madame, la grande nation française vous présente ses hommages, merci Messieurs, oh, ce n'est rien, Messieurs, mais ce n'est rien. Charlotte, apporte du café. Vers ses enfants, en français. Ne criez pas. Quel jour sommes-nous ? On est bien le 15 aujourd'hui ?

Madame : Tu pars faire ta journée ?

Le grand aviateur  en colère et avec fermeté : Eh bien non, aujourd'hui nous ne volons pas. Non, nous ne volons pas aujourd'hui. Il frappe de son poing trois fois sur la table et crache quatre fois à intervalles réguliers. J'en ai marre, nom d'un chien, Dieu des chiens ! Charlotte, écoute-moi. On ramasse les enfants et on fait un tour au Bois des pesteux. On pique-niquera toute la journée, tu saisis ? Avec un soupir de bonheur. Nous irons à pied, à pied, bien à même le sol, en traînant les pieds… Avec un défoulement. Charlotte, tu sais, moi j'irai à quatre pattes.

Madame  devant un agenda : Mais, mon petit oiseau de 24 CV, lis ce qui est écrit là au jour d'aujourd'hui : "Le 17 octobre, décollage pour Budapest, Hongrie."

Le grand aviateur  s'assoit brusquement, son élan brisé : Foutu ! Nom d'un chien hongrois ! J'ai complètement oublié. Eh ben non, pas moyen d'être tranquille. Tranquille ! Moi, je dois voler. Puisque je suis un petit oiseau. Cui-cui, cui-cui, cui-cui ! Il fait cui-cui tristement.

Madame  lui jette des grains de chènevis : Allons, allons, mon Bléri chéri, ça va aller. Quand faut y aller, faut y aller. Les affaires avant tout.

Le grand aviateur : Je sais, je sais. Il pleure du kérosène. Les affaires sont les affaires. Fil de fer et toile à matelas ! Misère des pistons ! Où diable donc se niche ce Budapest ?

Madame : C'est un grand campement kirghiz sur la rive du Danube. Fondé par des réfugiés slovaques et ismaéliens en novembre dernier. C'était dans les journaux.

Le grand aviateur : C'est autre chose, tu confonds, tu penses à la destruction de Messine et ce n'était pas en novembre. Budapest… Il s'adresse avec sévérité au petit Maurice. Maurice, où est Budapest ?

Maurice avec insolence : Mer Rouge, à droite, deuxième îlot.

Madame : Et tu veux aller voler à un endroit pareil ?

Le grand aviateur : Qu'est-ce que j'y peux ? il le faut. Maurice, va chercher mon monoplan et mon chapeau sur les patères.

Madame : Oh, tu ne veux tout de même pas emporter ce monoplan tout neuf avec doublure ? L'ancien fera aussi bien l'affaire dans ce désert de Gobi.

Le grand aviateur : Où tu l'as mis, l'ancien ?

Madame : Il est dans la chambre à coucher, mais il faut lui donner un petit coup de brosse. Julie, allez chercher le monopli. Julie le tire en le roulant.

Le grand aviateur  l'observe sous toutes les coutures, par en haut, par en bas, soulève les ailes : Eh ben, on peut dire qu'il est assez… Mais il sera encore trop bon dans ce Turkestan… ça n'empêche qu'ici tu dois recoudre cet essieu, parce qu'il est déchiré. Hum, hum… En chuchotant. Dis-moi… heu… tu as bien passé la térébenthine ?

Madame : N'aie pas peur… Dans ce Soudan…

Le grand aviateur  continue d'observer le monoplan, il attache une roue à l'essieu avec du fil à coudre : Oh zut, ce moteur… on a de la gomme arabique ?… C'est une cochonnerie de pas avoir de gomme arabique… Il essaye de recoller le moteur avec de la salive. Tu pourrais le rapiécer un peu ici… Il regarde dans l'habitacle ; il redresse vite la tête, de mauvaise humeur. Combien de fois je t'ai déjà dit de ne pas coucher l'enfant là-dedans pour la nuit ?

Madame : Bon, bon, dépêche-toi, tu te mets en retard. Dans ce Kamtchatka, ça ira comme ça.

Le grand aviateur : Tout de même, je dois l'essayer… Il s'assoit de guingois dans sa machine, il s'élève en l'air et, grinçant et cahotant, il fait quelques pas en l'air avant de s'arrêter, courbé. Venez les enfants, soufflez. Les cinq enfants lui soufflent dans le dos. La machine s'élance et renverse un vase. Ça marche pas trop mal. Le moteur se déchire dans sa partie arrière et le kérosène pendouille.

Madame  en français : Kanst nicht acht geben avec ce misérable engin ? Descends enfin et débarrasse-moi le plancher.

Le grand aviateur : Mais là il me manque encore 5 CV… Julie, où avez-vous rangé mes chevaux-vapeur ? Il descend. L'hélice s'accroche dans l'aile droite et perce le piston. Le kérosène tombe dans l'habitacle, le cockpit se casse le nez, il se met à saigner. La gouverne se fend en deux et elle s'enroule sur l'axe de la turbine.

Le grand aviateur  se gratte la tête : Hum… ça ne va pas si bien que ça.

Madame : Par le ciel, il est dix heures et demie passées ! Emporte-le tel qu'il est.

Le grand aviateur  en colère : Donne-moi au moins un bout de ficelle et le fil à couper le beurre ! Très en colère, il ramasse tout son monoplan et se le fourre sous l'aisselle. Allons au diable, saloperie de saloperie. Je ne suis qu'un pauvre petit oiseau. Je préférerais être à quatre pattes… Et ce fichu monopli

Madame : Ce sera toujours assez bon pour ces Zoulous. Cours !

Le grand aviateur  en courant : Où est cette Peste ? Je n’ai même pas appris mon discours. Il récite. "Ce n'était rien, Messieurs-Mesdames, mes chers amis, ravi d'être parmi vous, ce n'était rien la traversée de la Manche… J'ai glissé, empli des sentiments les plus élevés, au-dessus des écumes… l'hospitalité hongroise légendaire et chevaleresque… oh, les airs… oh, vols sacrés… que nous avons conquis…" Il disparaît à l'horizon oriental.

 

Suite du recueil

 



[1] Peux pas faire attention ?