Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
Histoire de
LipÓtvÁros[1]
Son
passe, son passe simple, son present et son futur
continuel, dans tous ses recoins,
conjugaison
perfective.
Temps primitifs
À Pest,
à l’emplacement du quartier Lipót
actuel, jusqu’au milieu du XIXe siècle s’étalait
Antal Váradi[2] ;
c’est de là qu’il a écrit sous le titre "Les
aveux d’un ancien comédien" ses articles humoristiques pour
le compte du quotidien de l’époque "La Gazette de
Pest", articles dans lesquels il introduit la Rondella[3]
ou Ella la Ronde et aussi le Théâtre Allemand. Aucune autre trace,
hormis celle citée ci-dessus, ne nous est parvenue de la même
époque, et hormis un certain nombre de documents en langue
hébraïque mais que les habitants de Lipótváros
ont renvoyé sans l’ombre d’une exception à la
société historique intéressée en criant :
"Mais voyons, je ne peux pas lire ça, moi !".
CONQUÊTE de
Lipót (Adler)
Árpád conquit Lipótváros
au cours de la deuxième moitié du siècle dernier en
envoyant un cheval blanc à Svatopluk[4],
directeur général de la Banque de Lipótváros,
pour lequel il demanda en échange de la terre, de l’eau et un
forfait. Mais par la suite il déclara que par terre et par eau il avait
entendu des actions au porteur et par forfait il avait aussi entendu des
actions au porteur, et il vira Svatopluk de
Habitants primitifs
Les
habitants primitifs de Lipótváros
transhumèrent de l’Erzsébetváros[5]
voisine au temps des croisades, et peu après ils prirent racine autour
de la vénérable table en pierre de chez Ulits.
Nous disposons de très peu de données concernant leurs
coutumes : ils organisaient leurs fêtes à l’emplacement
actuel du palais de la Bourse en servant des sandwichs amollis sous la selle de
leur cheval et du thé de jument à de vaillants aspirants
officiers portant smoking en peau d’ours ou de guépard.
Après le thé, des Béla (Bloch) grattaient de vieilles
chansons hongroises du cycle de "Kol Nidre"[6]
et "Manis Tanu",
ensuite le plus souvent un jeune homme nommé Chaman, Chamel
ou Béchamel prédisait l’avenir dans les intestins
piétinés de mon bon ami absent. Ils ne savaient pas écrire
(mais ils écrivaient quand même). Ils avaient une tactique
guerrière très capricieuse : ils se ruaient sur leurs
ennemis avec des cris « sus ! sus ! » et les uns sur les autres en criant « je
vends », « je prends » ; de temps en temps ils
feignaient de faire retraite, pourtant ils faisaient effectivement retraite.
Leurs activités principales étaient l’élevage des
punaises et le journalisme. Innombrables furent leurs violoneux, leurs
jongleurs et leurs marmots.
Langue primitive
Ce
peuple parle une langue primitive très particulière : il ne
possède pas de langue maternelle car en ces temps les familles confiaient
leurs enfants aux filles immigrées des tribus franques ou gauloises que
l’on appelait des "bonnes", ces dernières habituaient
ces tendres surgeons à un curieux mélange de langues slovaque et
scandinave - par la suite les mères entêtées de Lipótváros désignaient ce langage par
"le französich", jusqu’au jour
où l’enfant partait à Paris pour y parfaire ses
études et où la confusion s’éclaircissait. Ces tout
derniers temps, le dialecte originel s’est enrichi de manière inattendue
d’une autre langue encore inconnue, appelée ongrich
ou ungarisch (magor,
magyar) : ceux de Lipótváros en
ont adopté de très nombreux mots, ils les ont un peu
transformés à leur propre usage, les ont fixés en
partitions écrites ; ainsi par exemple l’interjection
"Eh ben alors !", ils l’ont mise en musique.
La
langue de Lipótváros a subi un grave
traumatisme lors de la catastrophe de Mohács (1526), elle a perdu la
lettre r qui n’a toujours pas
été retrouvée.
Le LipÓtvÁros
d’aujourd’hui
Le
Lipótváros d’aujourd’hui
est constitué de quatre parties :
Les
indigènes sont recensés deux fois par jour, un endroit
spécialement clôturé est dévolu à cette
fin : le Mail du Danube où toute la population est parquée
midi et soir, puis il est clôturé
La
salle de bains de Lipótváros, on
l’appelle Balaton : autrefois c’était un lac rempli
d’eau dans la partie nord-ouest de la Hongrie ; aujourd’hui,
malheureusement, on n’y voit que des baigneurs debout, serrés les
uns contre les autres, bien que, paraît-il, de l’eau s’y
trouve toujours dans le fond, mais si peu qu’elle suffit tout juste aux Lipótvárosiens à rincer le gras de
leur portefeuille épaissi durant l’hiver.
[1] Quartier bourgeois de Budapest
[2] Antal Váradi (1854-1923) auteur dramatique
[3] Le premier théâtre permanent
de langue hongroise a fonctionné dans la tour ronde, dite Rondelle, du
Château de Buda..
[4] Svatopluk, duc de Bohème au XIIe siècle
[5] Quartier de Budapest
[6] "Tous les
vœux" : prière juive