Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
Je me demande si ma femme n’est pas suspecte[1]
Du journal d’un mari.
Le 1er novembre
Je
me demande si ma femme n’est pas suspecte. Ce soir en rentrant à
la maison, j’ai trouvé une épée dans notre chambre,
mais ma femme m’a expliqué comment cette épée
s’est envolée de la rue quand des soldats passaient par là
et a atterri chez nous par hasard ; c’est vrai, il faut reconnaître
que le vent soufflait fort aujourd’hui.
le 15
février
Mais moi je trouve quand
même ma femme suspecte. Aujourd’hui elle m’a donné un
enfant, alors je regarde le bébé, il a des cheveux roux et trois
oreilles, je regarde Monsieur le locataire, lui aussi il a les cheveux roux et
trois oreilles, quelle drôle de coïncidence, je me dis, mais ma
femme m’a expliqué que probablement des jumeaux devaient
naître, or ils ont changé d’avis et ils se sont
réunis, seulement dans leur hâte l’un a gardé une
oreille de l’autre. Il peut y avoir du vrai là-dedans.
le 2 mars
Je
ne sais pas pourquoi… pourtant je trouve quand même ma femme
suspecte. Aujourd’hui je passe dans la rue, je regarde par hasard en
l’air vers une fenêtre, j’y vois ma femme, les cheveux
défaits, qui tient un petit jeune homme dans ses bras. Ça
m‘a tout de suite paru bizarre, je l’ai exprès attendue dans
la cage d’escalier et je lui ai demandé ce qu’elle faisait
dans cette maison, là-dessus elle m’a giflé, elle m’a
dit : imbécile, il m’est né un nouveau cousin, c’est
lui que je suis venue saluer. Je lui ai demandé pourquoi alors elle
avait défait ses cheveux, elle m’a dit : parce qu’il faisait
chaud ; sur ce point elle a raison, il commence à faire vraiment chaud.
le 14 juin
Dieu
sait pourquoi… ma femme me paraît pourtant suspecte. Je rentre du
bureau, alors quand je traverse la pièce j’y vois ma femme
allongée sur le canapé, et le concierge aussi était
allongé sur le canapé, d’abord je n’ai rien voulu
dire mais la chose m’a tout de même intrigué, plus tard,
quand il est parti, j’ai aussitôt demandé à ma femme
ce que c’était, je l’ai fait directement, sans y aller par
quatre chemins, mais grâce à Dieu elle m’a dit qu’il
s’agissait simplement d’une histoire de loyer, entre-temps ils se
sont sentis fatigués, ils se sont alors allongés, le pauvre
concierge était fatigué ; c’est vrai, il doit toute la nuit
courir pour ouvrir la porte aux locataires.
le 5 août
J’ai
inventé un bon truc, vu que ma femme m’est très suspecte.
La nuit quand elle croit que je dors, lentement elle s’habille et chaque
fois elle quitte
le 10 août
Et
pourtant, ma femme m’est suspecte. Cette nuit, une fois de plus elle se
lève ; moi, lentement, sans qu’elle s’aperçoive de
rien j’attache la ficelle à son pied, elle est partie en
traînant la ficelle derrière elle. Bon, je me dis, je peux au
moins être tranquille, car ces derniers temps ma femme
m’était vraiment suspecte. Une heure plus tard j’ai
commencé à rembobiner la ficelle, à tirer sur ma femme,
d’abord ça a bien marché puis brusquement, curieusement,
c’est devenu deux fois plus lourd à tirer, ça a duré
comme ça un moment puis de nouveau c’est devenu plus facile, plus
tard, encore une fois, plus lourd, après de nouveau aussi léger
qu’au début, et enfin j’ai pu la tirer jusqu’à
notre chambre. Je ne comprends pas pourquoi de temps en temps
c’était plus lourd, ma femme m’est en tout cas passablement
suspecte, je lui poserai la question.
le 31 octobre
Cela
fait déjà longtemps que je voulais noter dans mon journal que ma
femme m’est suspecte. Ce soir, je rentre à la maison, je veux me
coucher, mais pas possible de me coucher, j’essaye comme ci,
j’essaye comme ça : je m’aperçois tout à coup
que je n’arrive pas à me coucher parce qu’il y a
déjà quelqu’un de couché dans mon lit.
Étonné, je me dis, ha, ha ! Je me suis donc déjà
couché moi-même ? Mais ce n’est pas possible puisque je suis
toujours debout ! J’ai demandé à ma femme comment c’est
possible, moi je n’arrivais pas à y voir clair dans cette
situation. Elle me dit d’allumer une chandelle et de la tenir un temps
devant ma tête, alors j’y verrai plus clair. J’ai bien
allumé la chandelle et je l’ai tenue un moment devant ma
tête, mais alors ma femme m’a dit de l’éteindre sur le
champ. Je l’ai soufflée aussitôt, toujours est-il que ma
femme m’est vraiment suspecte, est-ce qu’enfin cette femme aimerait
quelqu’un d’autre ?
le 7 novembre
Depuis
un mois je n’ai pas vu ma femme, il y a un mois, en effet, elle a
insisté pour que nous allions habiter à la caserne, mais je ne
voulais pas, et depuis je ne vois plus ma femme. Le soir je pense toujours
à elle et j’en suis très triste, parce qu’il y a
quelque chose de tout à fait particulier, un soupçon tout
à fait incompréhensible me trotte dans la tête, j’ose
à peine l’écrire ; voilà ce que je pense : je pense
que cette femme ne m’aime plus autant. Moi j’ai lu jadis dans des
romans norvégiens qu’il y a une possibilité que la femme,
très progressivement, très lentement se détourne de son
mari, et ces transformations intérieures peuvent provoquer tôt ou
tard un éloignement sentimental. Serait-il possible que ma femme soit
également concernée par une transformation de ce genre ?
le 25
décembre, Noël
Non,
non : ma femme m’aime quand même. Après deux mois
d’inquiétudes et de luttes affectives, nous nous sommes enfin
compris : elle a de nouveau été mienne ce soir. Je passais
justement par la rue Ó
après onze heures, pour rentrer à la maison, tout à coup
ma femme surgit sous une porte cochère, elle m’a sûrement
reconnu à l’instant bien qu’il fît tout à fait
sombre et elle m’a demandé de l’accompagner et elle
m’a même dit que j’étais beau garçon. Je suis
monté et ma femme m’est aussitôt tombée dans les bras
- c’était quand même faux cette histoire de roman
norvégien. Je suis heureux, mes soupçons se sont
volatilisés ; je ne me torturerai jamais plus avec ces
élucubrations imbéciles qui ne laissent pas notre esprit en
repos.