Frigyes Karinthy : "Images animées"

 

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courage et chance

 

Depuis longtemps je soupçonne que tous ces petits dieux, démiurges, kobolds et génies tutélaires, que le christianisme a boutés hors de l’ancien paradis, ne sont pas morts définitivement – ils se cachent quelque part, privés de rangs et titres, sans crédit ni capital, dans des conditions matérielles déplorables, s’adonnant à des entreprises douteuses, tentant de nuire au nouveau monde là où ils peuvent, dans un exil amer et jaloux, espérant que leur temps reviendra un jour.

La mémoire des plus importants a été gardée par la mythologie et les programmes scolaires du secondaire. Mais de tout un tas d’entre eux, nous avons oublié jusqu’à leur nom. Celui de ce petit dieu narquois, matois, sournois, par exemple, qui est à la disposition des femmes en quête d’aventure et les accompagne dans leur école buissonnière, je ne saurais pas dire sous quel nom l’honorer, c’est seulement dans ses trouvailles que je reconnais les traces laissées par ses mains subtiles et retorses.

Terka raconte :

- C’était terrible, tu sais. J’ai eu une seconde l’impression que le monde marchait sur la tête, toute ma vie conjugale calme, heureuse, harmonieuse avec mon cher, très cher Sándor.

- Tu veux dire, ton mari ?

- Évidemment, qui d’autre ? Pourquoi tu m’interromps ?

- Le lecteur ignore que ton mari se prénomme Sándor.

- Pardon, j’ai oublié que je m’adressais au lecteur. Je disais donc… Tu sais qu’Árpád…

- C'est-à-dire, ton amant…

- Bien sûr, mon amant… Faut-il aussi que le lecteur sache cela ? Donc, tu sais qu’Árpád habite rue Turi. Alors, hier, de très bonne humeur, je hèle un taxi, le chauffeur baisse sa vitre, s’ébroue, je lui lance : tant et tant, rue Turi. – Tout à coup, qui apparaît de l’autre côté ? C’est Sándor qui saute à côté de moi. Dieu seul sait d’où il sortait. Me suivait-il ? Il était pâle, il ne m’a même pas saluée.

- Où allez-vous ? – m’a-t-il crûment demandé.

- Chez ma mère – ai-je répondu sans sourciller.

- Bien. Je vous accompagne. Allons-y.

Qu’est-ce que ça va donner ? Je ne dis pas un mot, j’attends, il se passera bien quelque chose. Le taxi démarre. Dans la direction de la rue Turi. Encore une minute et il comprendra que nous n’allons pas chez ma mère. J’apostrophe le chauffeur, je crie :

- Où allez-vous, malheureux ?

- Le chauffeur se retourne d’un air ahuri.

- Vous avez bien dit rue Turi… ?

- Moi ?!... Imbécile, êtes-vous sourd ?... Moi j’ai dit…

Et un miracle s’est produit. À l’instant même j’ai compris que la rue où habite ma mère, la rue Uri, rime à merveille avec la rue Turi – tiens, tiens, je n’y avais jamais pensé ! Je suis sauvée !

- J’ai dit rue Uri !

Le chauffeur sourit bêtement.

- Pardonnez-moi, Madame… Rue Uri… Ne m’en veuillez pas, je les ai confondues.

Et il fait demi-tour.

La minute suivante, Sándor, repentant, baise la petite menotte de sa petite femme fidèle et au-dessus de tout soupçon.

 

 Suite du recueil