Frigyes Karinthy : "Images
animées"
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hongrois
la fin de NapolÉon
Ce charmant et intelligent Géza fit un
matin un geste de dédain de la main, un jour qu’il était un
peu plus ivre et un peu plus intelligent que d’habitude, et il dit :
- Allons, qu’est-ce que vous me
chantez là, qu’aujourd’hui un acteur doit être
cultivé, un "intellectuel"… Être depuis trente ans
directeur de théâtre ne m’empêche pas
d’être plus moderne que vous… Or moi je vous dis : tout
est foutu dès que "la culture" se mêle à
l’art théâtral – l’unique art où la
connaissance de la réalité ne peut que nuire à
l’imagination créative…
- Voyons, Géza…
Toi-même tu as une préférence pour… Disons, B., qui,
comme chacun sait, est non seulement un excellent comédien, mais aussi
un érudit…
Géza haussa les épaules. Il
réfléchit un instant :
- Tu sais quoi ? Je vais te dire
le fond de ma pensée. Tu sais qui est à mes yeux l’unique
membre de ma troupe qui soit un véritable génie de l’art
théâtral ? Tu vas rire : c’est ce petit bout de
femme, la petite Anna.
C’est bien elle, même si je dois essuyer votre
sourire méprisant, je n’ignore pas qu’elle n’a pas
tiré le numéro gagnant. Récemment encore elle s’est
laissée présenter Shakespeare par un farceur, et elle lui a
demandé : Monsieur, écrivez pour moi un nouveau rôle
aussi bon qu’était celui de Juliette… Eh bien, je vais vous
raconter quelque chose à propos d’Anna. Dans la nouvelle
pièce elle a une heure de libre entre le premier et le deuxième
acte. J’ai remarqué que depuis plusieurs jours elle est
introuvable à ces moments-là. Elle n’était ni au
buffet ni nulle part, j’ai fini par la retrouver au fond de la
régie d’éclairage, blottie sur un tabouret, elle
dévorait avidement un gros livre oubliant tout le reste. Tiens, tiens,
cette Anna lit me suis-je dit, ce doit être un roman pour bonniche ou Rinaldo
Rinaldini. Je la rejoins et je jette un coup
d’œil : c’était la biographie de Napoléon
par Emil Ludwig, un ouvrage des plus difficiles et des
plus exigeants, un dessert pour esthète élitiste. Je reste
abasourdi, j’ai honte d’avoir méconnu cette Anna, qui est
manifestement une femme cultivée, une âme raffinée, une
Grazia Deledda. Je lui demande : dis-moi, Anna,
ça t’intéresse ? Elle tressaille et répond le
visage en feu, enthousiaste : ne me dérangez pas ! C’est
passionnant, je n’arrive pas à le poser ! N’est-ce pas,
je renchéris, c’est génial, il m’a aussi
énormément plu, qu’en dis-tu, c’est magnifique,
n’est-ce pas ? Où tu en es ? Ici, au milieu, me
montre-t-elle… Ce chapitre est superbe, lui dis-je, et je lui parle
dès lors d’égal à égal, entre lecteurs
– attends un peu, c’est vraiment magnifique, peu avant la fin,
quand Napoléon parvient à Sainte Hélène… Que
n’ai-je dit là ! Anna sursaute en colère et dit :
« Vous manquez vraiment de tact, vous me racontez la fin –
alors que j’ai envie de découvrir ce qui arrivera à ce
Napoléon ! Et cette femme, Hélène, il ne l’a
même pas rencontrée encore ! »
*
- Bon, riez, si vous voulez. Pourtant
je maintiens qu’un véritable comédien a surtout besoin
d’une riche imagination, autorisant Napoléon à devenir n’importe quoi, au-delà de ce
qu’il est devenu – plus que de la pauvre connaissance factuelle que
Napoléon a terminé sa vie à Sainte Hélène.