Frigyes Karinthy : "Mon
journal"
prÉface, À moi-mÊme
l’âge
de dix-huit ans j’ai cessé d’écrire mon journal
– jusque-là, depuis l’âge de huit ans, je
l’avais toujours tenu, j’ai rempli environ vingt-cinq cahiers,
cédant à une sorte de contrainte, signe que nous ne faisons pas
suffisamment confiance à la mémoire. Maintenant, c’est cela
qui m’étonne, je recommence par pure curiosité, vraiment
curieux de savoir ce que ça va donner. Que diable signifie cette
contrainte de tenir un journal ? Et en général,
qu’est-ce qu’un journal ?
C’est apparemment un genre que
cultivent avec prédilection les femmes et les enfants. On écrit
un journal quand on est enfant ou bien parce qu’on est né femme.
Ces deux types de psychisme, l’enfant et la femme, se connaissent moins
bien qu’un homme adulte – pour une femme ou un enfant, le monde des
désirs et des instincts inconnus vivent encore fortement à
l’écart de tout le reste, éveillant chaque jour et chaque
heure une nouvelle surprise dans la conscience, infiniment plus
intéressante et plus remuante que les événements du monde
extérieur. La femme comme l’enfant se place face au chaos de son
psychisme – pour elle il n’existe pas de plus grand miracle au
monde qu’un miroir, et pas de chose plus excitante et plus extraordinaire
que sa propre image. D’où l’illusion intérieure que
nous écrivons le journal pour
nous-mêmes, et qu’il n’existe pas de genre plus intime.
Cette illusion, ce mirage est en rapport
étroit avec la terrible légèreté sous le signe de
laquelle nous sommes enclins à confondre sincérité et
vérité. La plupart des gens croient que lorsqu’ils sont
sincères, alors ils disent le vrai – c’est la raison pour
laquelle quatre-vingt-dix pour cent des martyrs sacrifient leur vie pour des
mensonges ou des erreurs. L’homme authentique, l’homme adulte qui
ne considère pas la vie comme un passage éphémère
allant de la naissance à la mort, mais comme occasion de la comprendre,
une leçon dont il faudra un jour rendre compte à un examen
– homme qui a en réalité l’âge de la
civilisation humaine par son expérience de six mille années
– cet homme, observateur et penseur, en quête de l’authentique vérité,
et non son ombre, connaît bien la construction de l’âme
humaine et une de ses lois fondamentales : nous ne pensons pas ce que nous voulons et nous ne disons pas ce que
nous pensons et nous ne faisons pas ce que nous disons. Il sait qu’une Volonté inconnue vit en nous, pas
forcément la nôtre, pas forcément une Poussée
agissant dans l’intérêt de notre vie – un jeu de
forces inconnues, indépendantes de notre ego, vers un but inconnu
indépendant du nôtre, et cette chose inconnue chamboule toute
espérance de créer une harmonie entre notre pensée, nos
mots et nos actes.
L’enfant,
comme la femme qui ne connaît pas cette loi, tombe d’une surprise
dans l’autre lorsque surgissent les disharmonies qui démentent
toutes les illusions. Maintenant je vais écrire quelque chose, me
suis-je dit quand j’étais enfant, où je dirai tout, tout
sur moi-même, à moi-même – je dirai tout ce que je
dois cacher devant les gens. Et commença alors cet âge
caractéristique de tenir un journal, la période où,
s’observant depuis le monde de la réalité, on n’a
encore en fait rien à écrire, puisqu’on n’a pas de vécu, on n’a rien à
noter – des figures informes, des fantômes évanescents
virevoltent dans la cavité du crâne comme dans une chambre noire
dont le diaphragme est obturé. Ordinairement nous cessons de tenir un
journal dès qu’adviennent les premiers vécus – aux
jours de l’amour bourgeonnant, dès qu’il y a quelque chose à cacher.
Je dois savoir cela, je dois comprendre
cela lorsque j’écris le mot "journal" au-dessus de la
fixation des événements extérieurs et intérieurs.
J’ai mon avis sur la sincérité, sur la mienne comme sur
celle des autres. J’ai aussi peu confiance dans ma
sincérité vers l’intérieur que dans celle vers
l’extérieur. Je connais déjà mes pensées, je
connais mon "âme" – j’ai l’honneur de
m’en occuper depuis suffisamment longtemps. Je me suis mille fois
trompé moi-même – je me suis leurré, étourdi,
enjôlé – je suis prudent et soupçonneux. Je tiens
"mon petit moi", mon âme, en laisse comme un animal domestique
utile mais dangereux. Nous avons un rapport de possesseur à
possédé sans que je m’identifie
à lui. Moi-même – je ne me connais pas, je suis en effet
"secret et étrangeté" – je connais en revanche
bien, fort bien ce qui s’efforce et se tord en convulsions, là-bas
dans la boule osseuse d’où un fin fil nerveux conduit au bout de
ma langue et au bout de ma plume ! Laissez-le chercher la
Vérité – moi j’attends et j’observe,
puisqu’il la cherche pour mon compte – mais seulement avec
modération – car jamais il n’a su ce que signifie aimer la
vérité à en mourir, celui qui n’a fait que veiller
à ce que soit vrai ce qu’il dit ou ce qu’il écrit.
Moi j’attends et j’observe – je supporte mes pensées, colorées
et ballottées par les sentiments et les emportements – je les
supporte comme je supporte les battements de mon cœur, le fonctionnement
de mon estomac, le halètement de mes poumons.
Sincérité ?
Qui vous a dit que le ton sur lequel
nous parlons à nous-mêmes, les termes dans lesquels nous sommes
avec nous-mêmes, la façon de nous voir nous-mêmes,
diffère substantiellement de
la connaissance générale des hommes ? Ce que je sais sur
moi-même est plus riche en contenu,
en données, mais mon moi
d’hier est tout aussi incompréhensible que le moi de quiconque que
la destinée jette sur ma route.
Une immense contradiction,
générée par un malentendu minuscule. Si je veux, je peux
renverser et mettre cul par-dessus tête le système kantien de la
cognition subjective avec une seule question : est-ce que je me connaîtrais
moi-même si d’autres ne me connaissaient pas ? Le profil
clinique de Kaspar Hauser[1] grandi dans la solitude offre une image
plus profondément obtuse qu’un animal : un monde
extérieur confus, l’absence totale de conscience. N’ai-je
pas puisé mon ego dans les ego d’autrui ? L’enfant et
l’homme sauvage parlent de tout le monde y compris
d’eux-mêmes à la
troisième personne – le toi
et le moi naissent
en même temps. Le premier homme a tout de même dû être
Adam, nous descendons de lui à travers les singes, petits enfants
dégénérés d’un être apparemment plus
parfait que nous, puisque ne peut même pas être singe
quelqu’un qui n’a personne à singer.
Simplicité ?
« Que ta parole soit oui-oui ! non-non !
– ce qui vient par-dessus, provient du malin. » nous dit l’Écriture[2]. C’est bien beau mais la
simplicité apostolique, le Verbe du Christ, c’est le
résultat filtré de profondes méditations et souffrances
intérieures – est-ce que c’était également
simple dans la lutte de l’âme, dans la conversation avec
nous-même ? Ce n’est pas moi qui suis compliqué,
c’est ce dont je parle qui est
compliqué, je l’ai dit un jour à Monsieur Kovács[3] qui voyait toute cette question comme
extrêmement simple – évidemment ! La goutte de sang
aussi est simple tant qu’on ne la met pas sous un microscope, ou
qu’on ne l’approche pas davantage des yeux. Et, bien que cela soit
peu commode, nous sommes un tout petit peu trop près de nous-même.
Simplicité !
À la question : quand
sommes-nous les plus naturels, les plus simples ? Tout le monde
répond sans réfléchir : c’est quand nous nous
trouvons seuls, sans être obligé de jouer la comédie pour
plaire à autrui. Il en résulterait que le ton le plus naturel, le
plus direct, le plus sobre, est toujours celui qui ne quitte pas nos
lèvres. Est-ce bien vrai ?
Je ne dirais pas cela.
Dans mes moments les plus clairvoyants,
dans la solitude de la bonne humeur et de la joie et de l’envie de vivre
et de l’envie d’agir, je n’ai jamais été simple
et clairvoyant avec moi-même. Comment aurais-je pu
l’être ? Puisque le rythme des pensées est conduit par
le rythme pulsant du sang qui circule dans le cerveau – et le mot
né de la pensée, la pensée née du mot
(n’avez-vous pas remarqué qu’ils s’engendrent
l’un l’autre ?) sont contraints de reprendre
l’élan du rythme. Le bourgeois insensible à l’art oppose
la sobre veille au rêve extravagant comme si la première
représentait le calme et le second l’imagination volage. Quelle
ineptie ! Puisqu’une personne qui rêve est
nécessairement en train de dormir, elle est couchée immobile,
avec un métabolisme réduit, diminué, de son corps comme de
son psychisme – qui a inventé le mensonge selon lequel dans un
corps paralysé l’âme se fait pousser des ailes ? La
science qui analyse les rêves a désormais démontré
que nos rêves sont beaucoup plus secs et plus sobres et plus liés
à la matière que ne l’est notre imagination
éveillée. Oh comme c’est vrai, j’ai été
sobre, j’ai été matérialiste, j’ai
été logique, j’ai été incrédule,
j’ai été pratique – mais seulement dans mes
rêves ! Éveillé, face à moi-même, dans la
joie de vivre de ma minute la plus épanouie, la découverte
étincelante de moi-même et du monde a, en expression et en ton,
choisi la forme, le mot, que la sophistique menteuse nomme mensonge le plus
recherché, comédie et tricherie, c’est-à-dire
l’émotion (oui, l’émotion, la vraie, qui nous effraie
pour la seule raison que nous la confondons avec le pathos, le pathos qui est
le langage du théâtre et de l’église) le ton sur
lequel nous nous adressons à l’âme de l’homme
éveillé et à Dieu qui, lui, est veille éternelle.
J’écris un journal –
ne me demandez trop de franchise. Je parle à moi-même – je
crains de vous assourdir si vous m’écoutez ; à autrui
je m’adresse d’habitude plus doucement.
J’écris un journal –
je discute avec moi-même. Mais je veillerai à ne pas oublier les
cent mille personnes qui le liront – car il risque de devenir une
proclamation si je les oublie, ne serait-ce qu’une minute.
Laissez-moi enfiler une tenue de ville
– ma robe de chambre est trop parée, trop brodée.
Dois-je continuer ?
Parce que tout cela, ce que j’ai
pu dire la semaine dernière à propos de sincérité
et de simplicité, ce n’est rien. La vérité, ou tout
au moins une troisième condition de la
crédibilité, la plausibilité, est que, comparé
à la réalité, ce que j’ai affirmé
,à propos de moi-même et le monde, se révèle
vrai ou, en tout cas, ne se révèle ni mensonger ni erroné
– c’est la troisième condition pour moi de tenir un
journal…
Dois-je continuer ?
Mais pourquoi pas ? Et si tout le
journal ne consistait en rien d’autre que son écriture, que
l’analyse et l’exploration des confessions de l’âme
– ce travail serait-il inutile ?
Je supporte l’accusation et je
m’accuse d’être un bavard. Les conditions de la
communication, les différents styles, changent chaque instant selon la
matière à laquelle nous avons affaire. Un aphorisme bien
trouvé vaut quelquefois des volumes entiers – mais jamais aucun
aphorisme n’a encore rendu les volumes inutiles. Vaine est la violence
pour chercher un diamant, si on tombe dessus on a de la chance et la chose est
entendue. C’est très différent dans le cas du radium. Il
est nécessaire d’arracher à la surface du sol une masse
énorme de pechblende, le tout doit être retravaillé pour en
extraire quelques grammes de la pierre des Sages, le Magistère. Mais
cela mérite sa peine, parce que le radium vaut bien plus que le diamant
– au lieu d’un scintillement mort, une force vivante, un effet
éternel, un élixir.
Parfois nous nous présentons
devant nos élèves avec un résultat tout prêt,
parfois nous résolvons les problèmes ensemble – heureux
instituteur qui peut apprendre en enseignant, qui dans sa recherche est
inspiré par des yeux curieux, avides. Ce genre, le bavardage
péripatétique, possède une beauté et une charge
émotive particulières dans la mesure où (ô, toi,
cher Platon, immortel bavard !) ce magnifique esprit humain mouvant et
cliquetant dans l’action, ce sens humain, cette chose la plus vivante,
assiégeant les nuages et fouettant les fonds marins et atteignant les
allures vertigineuses de la lumière, laisse entrevoir l’atelier en
activité. Je n’ai jamais aimé l’homme parlant
à flots – derrière tous ses mots, d’ennuyeux lieux
communs prédigérés sombrent dans le marasme. J’ai en
revanche toujours dressé l’oreille aux associations
d’idées bégayantes, exaltées, sautillantes –
tiens, tiens ! Un chaos bouillonne ici, quelque chose est en train de
germer et se former ici devant mes yeux. Quelle rare occasion, un monde en
train de naître, un monde nouveau – je suis presque certain
qu’il sera meilleur que l’ancien qui était lui
forcément mauvais puisqu’il m’a fait souffrir et m’a
rendu anxieux.
Qui ose dire que j’ai renié
par-là la logique, la raison, condition de toute compréhension,
et que je proclame le chambardement, le néant ? Au contraire, je
cherche partout le Logos vrai et
absolu, contrairement à ceux qui croient déjà
l’avoir localisé quelque
part. Autrefois les gens voyaient une relation très simple et
logique entre Jupiter et la foudre – et si le soleil brille quand il
pleut, le paysan se contente parfaitement de l’explication qui
répond suffisamment à tout raisonnement logique pour comprendre
ce phénomène particulier dans la conclusion définitive que
le diable bat sa femme. Je doute que la vision du monde de Kant et de Laplace,
pas plus que celle de Darwin, ait donné une explication substantiellement plus rassurante
– elles ont simplement découvert et relié entre elles
davantage de tenants et aboutissants.
Pour comprendre, la logique suffit, mais
pour connaître, il faut plus – or pourquoi diable dois-je
comprendre quelque chose que je ne connais pas ?
En conséquence la route
paraît toute tracée – celui qui cherche plus de tenants et
aboutissants, plus approfondis et plus synthétiques, doit
s’efforcer à acquérir plus de connaissances –
d’abord observer, l’œil et le cœur élargis pour
mieux aspirer la vie et le monde – et ensuite, un fois que
l’œil et le cœur sont pleins, le mécanisme de la raison
peut tranquillement entreprendre sa
marche trépidante.
Écoute donc !
Monde extérieur, monde
intérieur !
Il était ordonné aux
anciens de faire la différence entre les deux : dans ton monde
intérieur tempêtent des orages, des désirs et des craintes
– prends garde, tout cela n’est qu’une réponse, dehors, dans ton monde extérieur,
sévissent des forces, des grands Principes, l’électricité,
la chaleur, la gravitation et la Lutte pour la Vie – tu n’es que la
caisse de résonance réceptrice du jeu des forces tourbillonnant
autour de toi, que le miroir du monde, haut-parleur, goutte d’eau.
Tu sens cela en effet – mais
écoute encore mieux ! Ne
remarques-tu rien d’autre ?
Car moi oui – mille fois
oui ! J’ai essayé cent fois de le nier, de me dire que ce que
j’avais remarqué en sus, ce n’était que mirage,
déception, leurre – cent fois j’ai raillé le joueur
de cartes imbécile qui parlait de chance,
le bigot qui invoquait la providence,
le fataliste qui évoquait le destin.
Mais je ne ris plus désormais. Il
y a quelque chose là-dedans, une chose, même s’ils
l’ont mal nommée.
Le matin je me lève. Je suis de
mauvaise humeur, abattu, des frissons de fatigue me pèsent. Tout est
vain, il vaudrait mieux mourir. Le monde n’a aucun sens, la vie est
mauvaise, la joie ne vaut pas la souffrance qu’elle coûte. Ce
qu’hier j’ai trouvé beau, intelligent, correct,
aujourd’hui je le trouve vide. Bref, je suis d’humeur pessimiste.
Bon, bon, me dit le médecin, tu
digères mal, tu as dû trop manger, ou il y a là une
tempête au fond de ta conscience. Aller, ouste, dehors, dans le monde,
c’est là que tu trouveras la guérison.
Et je sors dans le monde. Le premier
homme que je croise me dit quelque chose de désagréable avant
même que je puisse ouvrir la bouche. Vous savez, me dit ce premier homme
tout de go, j’ai réfléchi cette nuit sur ce que vous
m’avez dit hier, j’avais répondu avec enthousiasme que
c’était beau et juste et intelligent. J’ai compris ce matin
que ce n’était ni beau ni juste ni intelligent, une énorme
ânerie, ce que vous m’avez dit hier. Alors, qu’en
dites-vous ? Salutations.
Je poursuis ma marche dans le monde, et
la pluie se met à tomber, et je n’ai pas de parapluie, et
j’entre dans le café, et je regarde les journaux, et dans un
journal je suis orageusement attaqué par un de mes fidèles
admirateurs, et le garçon renverse le café sur moi, et la
personne qui m’a promis, et même juré qu’elle
m’appellerait, ne téléphone pas pour cette affaire qui me
tient tant à cœur, et l’après-midi arrive la
dépêche précisant que malheureusement ça ne marche
pas, et le soir je trouve ma porte fermée, et la nuit je reçois
un message m’annonçant que le mieux serait de me tirer une balle
dans la tête, et avant même que je puisse m’exécuter,
arrivent des policiers et ils m’arrêtent pour le même motif
pour lequel on m’avait promis une décoration.
Hasard ?
Le lendemain je me réveille, et
je prends mon courage à deux mains, et je serre les dents, et je sens en
moi une étrange transformation, et une force inconnue
s’élève doucement et calmement par-dessus mon cœur et
ma raison. Et une demi-heure plus tard on me laisse sortir de la prison, et
encore une demi-heure plus tard on me propose un maroquin ministériel,
et dans la rue je croise des sourires, et mon pire ennemi publie sur moi un
article élogieux, et plus tard il s’avère que ce
jour-là untel et untel ont pensé à moi à Paris,
à Londres, à Berlin et à New York, ils se sont rendu
compte que j’avais raison et ont pris des mesures pour que tout soit fait
selon ma volonté.
Hasard ?
Bien sûr que non. J’ai observé cela plus de cent fois
après que je l’avais constaté une première fois. Non
seulement le comportement des gens n’était pas un hasard – mais même la pluie, celle qui ce
jour-là m’avait fait fuir au café.
C’est irrationnel ?
Hum.
Vous ne pouvez pas tenir cela pour
irrationnel depuis que l’on sait que des ondes radio manipulées
par des mains humaines peuvent provoquer des transformations
météorologiques ?
Mais jusqu’à présent
on nous a toujours enseigné que l’esprit humain, remué et
dirigé par le monde extérieur n’est qu’un simple
appareil récepteur. Chaleur et lumière, électricité
et gravitation. Vie et Lutte pour la Vie, Sélection naturelle…
Et l’imagination,
l’imagination humaine était qualifiée de pure illusion.
Seulement il apparaît que
l’esprit n’est pas une simple station réceptrice, mais est
aussi un émetteur. Ce que j’imagine, moi, est tout autant une
force pour former et façonner et a autant d’impact que tout ce qui
agit sur moi – mon imagination se répand en tous sens et elle
atteint chaque atome du monde entier.
Ce n’est pas seulement moi qui ai
été créé par le monde – moi aussi je
crée, je recrée constamment ce même monde.
L’imagination humaine, au fur et à mesure qu’elle
s’épanouit et gagne en puissance, prend une part de plus en plus
grande à la création du monde.
Et ce que cela deviendra n’est
qu’une question de rapport de force. Il y eut des instants où un
méchant regard aurait pu me balayer – mais d’autres instants
viendront où mon regard fera exploser un tonneau de poudre, il fera
sauter le monde révolu.
Mais alors, qu’est-ce que
c’est tout cela, si ce n’est ni sincérité, ni
communication, ni connaissance de moi-même – car, n’est-ce
pas, pour expérimenter j’ai libéré les associations
d’idées, et les formes qui se sont dégagées du chaos
tourbillonnant, elles étaient toutes différentes de celles
qu’on m’avait inculquées. Connais-toi toi-même – allons donc !
Dans
une phrase célèbre, Talleyrand en est arrivé
jusqu’à prétendre que nous avons inventé la parole
afin de cacher nos pensées. Quant à moi, si je me rappelle bien,
la dernière fois j’en suis arrivé à supposer que
nous pensons nos pensées afin de les dissimuler à
nous-mêmes, pour ne pas connaître nous-mêmes, cette Chose
inconnue, redoutable, la réalité sanglante que
l’antiquité appelait centaure, le Moyen Âge Satan, et
qu’un psychanalyste allemand contemporain n’ose pas nommer
autrement, chuchotant, impuissant, que ça – Quelqu’un
que nous souhaitons aussi peu rencontrer face à face, que nous ne
souhaitons le voir, nos intestins et notre cœur et la gelée
tremblotante qui ballotte dans le bol osseux de notre crâne.
Qu’est-ce
donc cela, que sont cet effort, cette contrainte et cette intention de penser,
parler, écrire, crier, chuchoter, tout
ensemble – une fièvre et une pulsion plus puissantes que ce qui
meut notre bras quand nous le tendons pour manger ? Que sont cette action
et ce geste plus rapides et plus efficaces que toute autre action ou geste
(ô, pragmatistes naïfs !) ?
C’est
l’imagination humaine qui mène en ce monde son combat
acharné pour un aboutissement, pour qu’un idéal invisible
se réalise et prenne corps. La physique moderne nous enseigne que des
forces peuvent se concentrer en matière – la psychologie
prétend que la pensée disloque, la création rassemble. Une
forme nouvelle de la lutte pour la vie est apparue à l’homme dans
le monde des vivants, une forme jusque-là inconnue dans la nature
paisible. Alors, par rapport à cela, quelle petite lutte innocente que
la gentille fable d’Ésope avec laquelle Darwin, ce doux vieillard
barbu, endormait les enfants du siècle précédent !
– Mais il se trouve encore des enfants obstinés qui pour une
meilleure compréhension de l’homme se tournent vers le monde
animal pour y chercher des métaphores à la manière de
Darwin ou de La Fontaine. Et ils comparent à un lion le chef de guerre
qui presse un bouton pour faire sauter une flotte, pour envoyer des centaines
de milliers de gens vers un quelconque petit enfer par rapport auquel la
géhenne biblique n’est que le jardin suspendu de Sémiramis
– à un lion ! Ils pourraient aussi bien le comparer à
un chat jouant avec des souris !
Où
en sommes-nous et où serions-nous, si des comparaisons infantiles ne
nous le rappelaient, avec cette forme primitive de la lutte pour la vie qui
combat pour la réussite par des agissements corporels, des
gesticulations désordonnées des mains, des pieds, des dents et
des ongles ! S’il faut à tout prix des métaphores du
monde animal, je préférerais quelque chose entre le serpent ou
l’araignée : il paraît que ces animaux paralysent et
charment leurs victimes à la force de leur regard. Nous, hommes, maîtrisions
jadis ce mode de lutte. Le travail du système nerveux moteur
était pourtant très insuffisant pour cette victoire terrifiante,
pour ce résultat qui a conquis le monde, dans l’espoir duquel le
premier homme a abandonné sa famille animale pour partir seul, nu, sans armes,
contre le monde entier ; tuer, étrangler quelques centaines
d’animaux ? C’est tout ce qu’il aurait pu obtenir
– c’était trop peu pour lui. Il s’est alors construit,
à partir du système nerveux réceptif sensible, une arme
inouïe, là-dedans, dans le centre nerveux. Et vinrent la
pensée et l’imagination,
et elles se transformèrent en mot et en image imposée – une force magique qui, à
travers des centaines de miles, paralyse et rend impuissants les muscles non préparés
ou les pensées et imaginations plus faibles qu’elles.
Socrate
était un homme intelligent – par conséquent je ne peux pas
considérer comme de bonne foi sa démonstration par laquelle il
essaye de nous faire croire que le but de la réflexion est de mieux nous
connaître nous-mêmes. Un millier d’années plus tard le
Christ paraît déjà plus sincère : sa
pensée œuvre ouvertement,
et voici que, depuis des siècles et dans des périmètres
croissants, des milliers d’hommes vont tous volontairement à la
mort et au renoncement, charmés par cette pensée agissante, eux
que la vie avait appelé à naître
pour vivre et se battre et réussir. Car la pensée du Christ avait
reconnu en elle-même sa propre source, l’image et
l’imagination, et elle est devenue verbe, agissant et créateur,
elle est devenue force créatrice, même par des démolitions,
faute d’autre moyen. Elle est devenue vision qui engendra d’autres
visions sur la paroi intérieure de crânes lointains.
Et
germent la vie et la mort, et des mondes naissent et des mondes
périssent. Dans un de mes anciens écrits j’ai parlé
un jour d’un père accusant les "romans extravagants" du suicide de sa fille. Je l’ai
invité prudemment à réfléchir : est-ce que ce
n’est pas aux mêmes "romans extravagants" que sa pauvre
fille devait aussi sa naissance
– cette sorte de romans sous l’effet desquels jadis la mère
de la jeune fille lui avait accordé sa main ; peut-être
voyait-elle en lui l’incarnation d’un de ses héros de romans
préférés. Des visages et des silhouettes imaginées
par un peintre ou un poète d’antan ne virevoltent-elles donc pas
autour de nous pour que le Sculpteur Aveugle, sous le charme de
l’émerveillement, les copie dans le
vivant utérus maternel ? Depuis je vois la justesse de mon opinion
sans cesse étayée, acceptez mot pour mot la parole du
poète – ce n’est pas une métaphore mais une
réalité vivante aspirant au jour.
C’est
l’Imagination Humaine qui mène son combat créateur de
mondes sur le Globe – nous devons enfin nous éveiller et les
réaliser : en effet, au cours du dernier siècle le rythme de
ce combat s’est accéléré de cent fois. La
première étape de la révolution victorieuse de la
communication est achevée – les armes de la pensée
éparpillent à des distances sans limites les germes fertilisants
et assassins de l’imagination rayonnante,
stupéfiante et hallucinante de l’homme, à une allure quasi
intemporelle. Ce qu’hier quelqu’un a imaginé en
Amérique, devient aujourd’hui une composante rayonnante et
agissante de mon imagination, déterminant mes actions. Cela fait
quelques mois que H.G. Wells a publié son roman intitulé
"Le monde de William Clissold" – il
paraît qu’aujourd’hui déjà des sectes glissoldiennes débattent en Amérique, en
Allemagne tout comme chez nous, et luttent pour des idéaux de
réformes lancées par ce livre. Ce combat se livre à grande
échelle, impossible d’en avoir une vue globale comme de petites
luttes particulières – ses dimensions le rendent invisible
à nos yeux. La bataille de la pensée et de l’imagination et
sa victoire face à elle-même et le monde erre là quelque
part dans le milieu des ondes électriques – c’est en vain
qu’on envoie contre elles défilés d’honneurs,
manifestations de protestation, parades militaires.
Les
romantiques de la "réalité positive"
préfèrent bien sûr les proportions visibles. Et ils font
davantage confiance à la force physique qu’à la force de
l’âme – l’esprit avide de victoire est contraint de
leur montrer ses muscles pour gagner leur confiance – pour vaincre ceux
que l’on n’arrive pas à convaincre, on doit les menacer
– c’est une des formes de la fascination de l’imagination,
même si elle est plus primitive que celle du poète ou celle du
penseur. En Europe de nos jours, par exemple, les esprits nés pour
régner ont recours à cette méthode passablement primitive.
Le récemment disparu Clemenceau et le terriblement actuel Mussolini
illustrent bien cette tendance au déclin que reflète en Europe
l’air de notre temps. Tous les deux en leur temps chevaliers
d’idéaux humains universels, d’un meilleur monde, ils ne
peuvent plus s’imposer autrement qu’en abandonnant ce qui est
général et en gardant ce qui est propre à l’homme.
Ils font cliqueter les sabres ou menacent de leurs muscles – peu
importe ; ici aussi le but est que l’âme plus faible,
fascinée par la vision que l’on a frauduleusement introduite dans
son imagination, applaudisse et obtempère. Hélas, cette vision ne
représente la vigueur et la santé que vue de près.
L’Europe bravache qui fait cliqueter son sabre, imbue qu’elle est
d’elle-même, dès que je la compare aux autres continents,
devient piteusement morcelée, une fourmilière d’insectes
fratricides, au seuil de tout perdre de ce qu’à travers trois
siècles elle a pu se gagner de puissance universelle.
Il
faut que cela passe et disparaisse, il faut que vienne une force imaginative
plus puissante et unificatrice. Aujourd’hui elle est encore latente, pensée
en germe, mais demain elle deviendra peut-être verbe. Aujourd’hui
elle n’est encore que raisonnements épars, chétifs,
innocent jeu logique hésitant sur une feuille de papier, dans la machine
calculatrice du cerveau, se répétant que ce n’est pas bien
ainsi, qu’il convient de créer l’unité, que
l’Europe devrait s’unir et saisir à nouveau le gouvernail de
la civilisation – pour demain cette pensée trouvera le mot et
l’image, elle va être conçue et flambera dans
l’âme de centaines de millions de gens.
Et
pourtant et encore et de plus en plus sûrement : c’est le plus fort qui la clamera. Pas de la main et pas du pied, mais la tête
– une nouvelle théocratie prendra le pouvoir, car elle est
l’élue de l’esprit né pour régner.
15 mai 1927