Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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la souris dansante

 

Je suis tombé dessus ce matin dans la vitrine d’un marchand d’animaux au centre-ville, au demeurant c’est une vieille connaissance, ils en avaient quelques spécimens au zoo il y a quelques années, j’ignore s’ils les ont encore.

Son nom officiel est souris chinoise dansante. Ce genre de bizarrerie animale, comme des poissons ou des tortues à deux têtes, est souvent d’origine chinoise – on les élève là-bas, paraît-il, depuis des millénaires, avec une obstination particulière, que je sens pourtant très humaine, justement parce que c’est contre-nature.

Mais justement.

La danse de la souris dansante, veuillez ne pas la prendre pour une métaphore ni l’imaginer comme une désignation empruntée. C’est un petit animal dont l’apparence ne se distingue en rien de la souris blanche normale, et qui danse stricto sensu – non en faisant des gestes dansants ou des sauts rappelant une danse pour satisfaire ses besoins vitaux. La danse des papillons n’est pas une vraie danse, c’est ainsi qu’ils se cherchent les uns les autres ou la fleur, pour eux c’est d’un intérêt vital simple, pratique et adéquat, ce n’est qu’à nous qu’elle paraît un spectacle ravissant. Or ma souris, on n’a qu’à l’observer pendant deux minutes pour comprendre que chez elle il ne s’agit pas de cela. La danse de ma souris est un art purement gratuit, encore moins intéressant que la danse humaine. Si les gens dansent c’est pour se plaire ou pour se distraire, voire pour refaire leurs forces. Or ma souris ne danse ni pour s’amuser, ni même par conviction comme le derviche pour qui la danse fait partie d’une cérémonie religieuse – je ne crois vraiment pas qu’on puisse parler d’une éthique religieuse chez ma souris qui, je le répète, est semblable aux autres souris.

Je vais essayer de décrire cette danse. Ma souris, disons, remarque un grain de blé dans un coin. Elle lève la tête, elle pointe les oreilles, elle remue le museau, puis elle se dirige directement vers le grain de blé. Or, avant d’y arriver, à mi-chemin, soudainement, mais avec une uniformité répétitive et mécanique, elle se dresse un peu sur les pattes arrière, fait une triple pirouette sur elle-même rapide comme l’éclair, puis elle continue tranquillement sa route vers le grain de blé.

J’anticipe vite l’intervention du mystique philosophe de la nature qui murmurerait quelque chose comme : il existe peut-être une relation inconnue entre le grain de blé et la danse. Il n’y a aucune relation. Ce n’est ni une danse alimentaire, ni une parade amoureuse comme celle des oiseaux. Ma souris danse la même danse toute seule, et la même aussi quand elle n’a pas faim. Ma souris ne peut tout simplement pas exister sans cette danse. Elle ne danse ni de joie, ni de chagrin, ni de passion, ni d’excitation – elle danse tout naturellement, et chaque fois, après quatre ou cinq pas, elle fait une triple pirouette sur elle-même rapide comme l’éclair, puis elle vaque à ses occupations. Si on l’observe non pas deux minutes, mais quatre minutes, on a irrésistiblement l’impression de voir un de ces automates qui, ayant dans leur mécanisme une roue taillée en biais ou un ressort spécialement réglé, font de façon inattendue un geste inapproprié, comique, entre des mouvements naturels. Ma souris exécute ses pirouettes automatiquement et sans aucun sentiment, comme sous une contrainte maladive, subie, manifestement désagréable pour elle aussi, comme quand on tousse – sa danse à elle lui semble être un fardeau, elle la gêne dans ses mouvements, elle lui fait souvent rater son objectif, elle fait un geste nerveux de la patte, comme un homme qui tousse, pour qu’on ne la dérange pas – après la danse elle hoche la tête, tout essoufflée, hum, cette maudite danse, elle m’épuise, dit-elle.

Mais alors pourquoi danse-t-elle, pour l’amour du Ciel ?

Par instinct ? J’ai appris à l’école que l’instinct est l’intelligence de survie de l’espèce en compétition pour l’existence, toujours dirigé vers un intérêt vital. Eh bien, ma souris n’ira pas loin dans cette compétition avec cette danse. Au contraire – toute souris normale lui happera le grain sous le nez pendant qu’elle danse.

Je pourrais dire que je n’ai jamais vu d’ânerie aussi grande que cette danse, si je ne craignais pas d’insulter les braves ânes bien portants qui n’auraient en aucun cas d’idée semblable.

En revanche où voulez-vous que je mette ma vision darwinienne du monde sur la sagesse de la nature ; ne le prenez pas mal, si au sens des espèces je considère la danse comme chose normale ? Car s’il ne s’agissait que d’une maladie individuelle parmi les souris normales, ça irait – après tout il existe bien des moutons qui tremblent, ça n’empêche pas que le mouton reste un animal intelligent qui sait très bien ce qu’il a à faire pour fournir le plus de laine et la meilleure chair possible pour l’homme. Mais dans le cas de la souris c’est toute une espèce qui est prise de tremblante – les petits naissent tremblants et passent leur tremblote aux suivants comme tout autre ordre et disposition de la sage nature.

Au demeurant ce genre de bizarrerie n’est pas du tout un cas isolé dans le monde des espèces. Nous connaissons un colombidé qui lui aussi danse tout le temps, et qui de plus incline étrangement la tête en arrière, le menaçant à tout instant de perdre l’équilibre et de tomber. Dans son livre sur la nature, Maeterlinck mentionne une sorte de fourmi qui court à une allure si folle qu’en général elle dépasse l’objectif qu’elle visait. Si, par exemple, on pose devant elle un morceau de sucre, elle le sent, et elle prend un tel élan qu’ensuite elle est incapable de s’arrêter, elle dépasse le sucre puis, prise de panique, elle fait une course folle dans tous les sens, elle n’est plus capable de le retrouver, et elle finit honteusement, mais toujours aussi vite, par courir jusqu’à son point de départ. Cette sorte de fourmi survit depuis des millions d’années dans les conditions les plus misérables, elle subit depuis des millions d’années les pires inconvénients et désagréments liés à son comportement écervelé, mais elle n’a toujours pas compris qu’elle devrait se discipliner un peu. Non, elle court toujours comme une enragée – elle est folle !

Bien sûr, elle est folle !

Mais ce n’est pas la seule espèce. De très nombreuses autres espèces vivantes le sont. Peut-être même… La plupart.

Peut-être même toutes.

Je le soupçonne depuis longtemps, mais je n’ai jamais osé en parler, de peur que ce soit moi que l’on prenne pour fou, un esprit sain parmi les aliénés d’un asile.

Je soupçonne depuis longtemps que le monde des vivants, y compris son gouverneur, "la sage nature", est un peu dérangé. Impossible de savoir ce qui en est la cause, peut-être justement la lutte pour la vie, ce que l’on pourrait comprendre si les naturalistes n’essayaient pas constamment de prouver que cette lutte a nécessairement aiguisé l’intelligence et l’instinct des vivants. À mon avis on pourrait tout aussi bien affirmer que cette même lutte les a rendus fous, tout comme un individu peut s’enfoncer dans un combat trop long et trop épuisant.

J’ai autant de preuves pour cette affirmation que pour son contraire. Les savants se répandent volontiers en éloges sur les termites, les abeilles ou les fourmis, s’émerveillant de leur "vie sociale" parfaite et harmonieuse, soulignant qu’un magnifique jeu de l’instinct de chaque individu soutient chez eux l’ensemble, l’espèce, afin d’en préserver la survie. Mais personne ne parle de ce sadisme honteux, dévoyé, insensé, déraisonnable, cruel et maniaque avec lequel dans ces sociétés l’espèce tue et torture l’individu, même inutilement, détruisant l’unique instant d’un bonheur préparé à grand-peine, dans une voracité obstinée pour produire le plus vite possible de nouveaux individus et les exposer à de nouvelles tortures, dans l’intérêt de l’espèce. Même la théorie selon laquelle l’ancienne génération sacrifie son bonheur pour un bonheur plus parfait de la génération nouvelle ne constitue pas une excuse raisonnable de la méthode, puisque le "génie" dément de l’espèce, avec sa discipline phalanstérienne empêche aussi qu’au moins les enfants deviennent différents de leurs parents. On parle d’évolution, mais qui va dire lequel parmi les intérêts opposés de l’individu et de la société représente mieux le progrès ? Est-ce que la société des termites mille fois louangée en tant qu’illustration n’est pas le degré ultime, la preuve par l’absurde de ce qui nous attend lorsque notre "vie sociale" aura atteint sa perfection ? D’autant plus que les termites ont des millions d’années de plus que nous.

Je ne suis pas exactement un anarchiste, mais merci beaucoup, je n’en veux pas de cette société parfaite. L’attitude de la "sage nature" me paraît bien suspecte, et je préfère attendre qu’un expert examine son état mental avant de suivre sans réserve ses invitations. Mon cher et bon ami Bicsérdy[1], je ne vois aucune garantie de ce que la sage nature voudrait faire du bien à moi ou, en général, par mon truchement à autrui, voire à elle-même. La sage nature, depuis que nous connaissons son action dans le monde des vivants, est la cause continuelle de souffrances à ces vivants, or, qu’on le veuille ou non, mon esprit ignorant et imparfait reçu de cette sage nature, mais indépendamment de toute sage nature, au-delà de la société et de la vie, au-delà même de la mort, même sans corps et même dans le vide de l’espace, criera et hurlera que la souffrance est mauvaise et le bonheur est bon. Quiconque donc cause de la souffrance, quiconque ne peut apporter le bonheur qu’au prix de le lier à la souffrance et à la mort, n’est ni sage ni parfait, mais dérangé, il l’est dans chacun de ses actes, et les conséquences de ces actes doivent être corrigées non pas par elle, la sage nature, mais par l’Homme et avec l’aide de Dieu se situant au-dessus de la sage nature, par l’Homme avec sa foi contre-nature dans le bien, la négation contre-nature du mal.

31 juillet 1927

 

Suite du recueil

 



[1] Béla Bicsérdy (1872-1951), un des pères de la « médecine naturelle ».