Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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sur trois oiseaux

 

1

Alors, on y va ?

- Le temps est favorable…

- Alors – partons. Sous ma responsabilité !

Les deux amis fidèles s’étreignent. À eux deux ils ont trois yeux au total. Nous les appelons : Coli et Nungesser. Au demeurant quelque chose de comique, gentil, flotte autour d’eux. Coli et Nungesser. Zoro et Huru[1]. Les experts se grattent la tête et haussent les épaules quand il s’agit de leur avion. Un drôle d’avion. Il est solide, personne ne dit le contraire, il serait peut-être un peu trop compact s’ils veulent vraiment… Heu, traverser… L’océan avec ça !... Ils l’appellent l’Oiseau Blanc, on devrait plutôt l’appeler l’Oiseau de Plomb. S’il touche l’eau, il pique du nez comme une meule. Une drôle de machine. Il… Comment le dire… Il a une forme joviale. Un vieux carrosse aérien lourdingue, j’ai failli dire une diligence. Quand il démarre, tout craque et tout grince – ses roues s’enfoncent profondément dans le sable ; enfin il finit par se hisser en l’air en vrombissant, en haletant… Mais ne dirait-on pas qu’il a basculé ? Ça cahoterait en l’air ? Tant pis ! Petit à petit il disparaît tout de même dans les brumes de l’océan…

Et Paris attend, il observe bouche bée… Un jour passe, un autre jour… Patience ! Quel dommage qu’ils n’aient pas emporté de radio ! En fait, qu’ont-ils emporté ? Les paris sont ouverts, il y en a qui prétendent être au courant. Ils ont sûrement emporté un gros morceau de fromage, et des fougasses cuites sous la cendre. Deux paires de saucisses chaudes peut-être, qui sait ? Cinq boîtes d’allumettes, trois mètres de lacets de chaussure, ces lacets modernes se cassent si vite. Éventuellement deux jeux de cartes, un harmonica, dans tous les cas le dernier numéro de La Vie Parisienne dans lequel de mignonnes petites Parisiennes élégantes se montrent toutes nues – ce long voyage pourrait être ennuyeux.

En effet, le voyage paraît bien long. Ils ne se sont toujours pas manifestés, certains imbéciles pessimistes, des boches antipatriotes, des socialistes sans Dieu, osent croasser qu’ils ne reviendront peut-être jamais… Que la chose était insuffisamment préparée, mal calculée… Qu’il leur est peut-être arrivé quelque chose… Quel culot !...[2] Quelle insolence ! Calomnie défaitiste ! Ce sont des Français, Mesdames et Messieurs, ils ont bien donné leur parole, comment osez-vous douter d’eux ? Ce sont des fils du peuple des Nouma Roumestan[3], des Cyrano – des Bouvard et Pécuchet !

Cependant…

 

2

- Mon nom est Lindbergh. Où suis-je ?

- À Paris.

Well.

Et le jeune blond, svelte et élancé sort d’entre ses ailes comme Lohengrin sortait de son cygne. Il en sort, solitaire, solennel, tout comme de l’autre côté il s’était installé dans l’étroit habitacle de ce char quand il a reçu le message du Graal – va, va affronter les tempêtes de neige, l’Incroyable et l’Inimaginable te réussiront : tu es invulnérable.

 

Wer nun dem Gral zu dienen ist erkoren,

Den rüstet er mit überirdischer Kraft;

An den wird jeder böser Trug verloren,

Ersehet Ihr ihn, weichet dem des Todes Macht.[4]

 

La presse mondiale, toujours affamée d’anecdotes, tente enfin de lui arracher des épisodes amusants – le lointain par lequel il est arrivé se perd dans le brouillard. Quelques mots brefs, d’une force dramatique, dans un élan quasi iambique : tornade de neige au-dessus de l’océan – volutes de brouillard, carapace de glace, de plus en plus épaisse, sur mes ailes. Encore un doigt de plus en épaisseur et la carcasse ne supporte plus le surpoids – c’était la question centrale pendant des heures. Puis une nuit immobile, le dragon vrombissant fait du surplace, la masse d’eau invisible qui défile en dessous, au-delà du noir goudron. L’imagination tétanisée hoche la tête, palpitante : qu’a-t-il ressenti, que dit-il, dans cette merveilleuse nuit, l’homme, que la génération virile de vingt mille années a produit le premier pour qu’il expérimente cette sensation ?

Mais Lindbergh-Lohengrin se tait mystérieusement. Qu’ai-je ressenti ? Je l’ignore. Rien. Je m’ennuyais. Nie sollst du mich befragen[5].

Je m’ennuyais !

Vous le croyez ?

Mais pensez seulement, essayez de l’imaginer – au-dessus de lui les étoiles, Sirius, sous ses pieds l’océan tourbillonnant des nuages, parfois il culbute par-dessus, il fait des chutes de quatre cent ou cinq cents mètres, un instant il aperçoit la noirceur sans fond. Le lointain inhumain, l’altitude et la profondeur s’écroulent, se répandent, insaisissables. C’est la nuit de la Création quand, le cinquième jour, les eaux et les nuages se sont séparés. Bientôt poindra à l’est la première Aurore et elle verra le premier être vivant s’élever du chaos des éléments et des forces. Animal ou dieu ? – s’est-il élevé d’en bas, de la profondeur de la mer, ou est-il descendu en zigzaguant d’en haut ?

Le diable tartaréen de la science, diable humain bricolé de crocodile, de porc et de singe, ou ange déchu de la religion, étincelle tombée de la main de Dieu ?

Non, il n’est pas vrai qu’il s’est ennuyé. Mais pourquoi le prétend-il alors ?

Probablement pour qu’il soit plus difficile de le deviner. D’après des experts en sport, un tel travail surhumain, trente et une heures en place, avec les mêmes gestes, toujours avec la même attention tendue et le même effort, sont seulement rendus compréhensibles par un état d’excitation de veille et de volonté poussée au maximum, surchauffée.

Ce « je m’ennuyais » est une défense, un refus, un raccourci dramatique de la crise et de la catharsis du cinquième acte, une protection contre l’envahissement de la populace profane du poulailler.

Ennuyé ? Allons donc ! Je l’imagine qui chantait les bras écartés. Il a chanté le Grand Air, et quelque part, depuis l’Antarctique, depuis le Spitzberg, depuis la Norvège, le Vent du Nord accompagnait son chant spectral d’accords à la Peer Gynt.

Car lui aussi est vent du nord, mystère septentrional. Même les noms se ressemblent. Lindbergh et Strindberg.

C’est l’Idéal qui volait là dans la nuit.

Et deux jours plus tard…

 

3

- Cet Océan Atlantique est tout de même une flaque d’eau plus imposante que ce que je croyais.

Enfin une cloche américaine pur-sang ! Et un visage américain pur-sang – et un style américain pur-sang. Une bonne quantité de déclarations avant le départ. Un large sourire sur les photographies diffusées, agitation de chapeau avant la prise de vues, un bon petit battage de tambour. Un petit soupçon me taraude – le directeur de l’usine se trouvera là également, l’usine, l’usine, l’usine ! Est-ce que tout cela n’est pas une simple publicité industrielle ? Si ça réussit, c’est bien, si ça échoue, ça rentabilise tout de même l’investissement, le monde entier répétera le nom de la firme – peu importe si c’est à propos d’un échec ou d’une réussite – le principal c’est de faire retenir le nom.

Mais Chamberlin[6] arrive tout de même en ce lundi de Pentecôte – il arrive, et même il bat Lindbergh d’une bonne dizaine d’heures.

Son arrivée n’est pas aussi nette, il est vrai, n’est pas aussi idéale, n’est pas aussi dramatiquement précise, je dirais. Il s’y glisse des erreurs dramaturgiques, des fautes esthétiques – le directeur de l’opéra refuserait ce livret car la conduite  de la ligne n’est pas parfaite et le contrepoint est confus. Ce sujet est sans doute encore plus effarant, plus large et plus complet que n’était l’autre – mais ces maudites insuffisances ! Tout d’abord, rien à faire, ce n’est pas lui, le premier. Ensuite il n’a pas atterri exactement à l’endroit prévu. À cause d’une panne d’essence, mais ça alors ! Il a été mû par l’essence et pas par l’enthousiasme ? Il redémarre, cette fois c’est l’huile qui pose des problèmes – il se pose de nouveau, mais alors c’est l’hélice qui casse. On est obligé d’attendre qu’on lui en livre une autre. Berlin s’impatiente. Bon, tout est bien qui finit bien.

Il arrive – c’est incroyable de le voir tant parler et tant manger ! Il parle la bouche pleine, tout en lui rit, ses yeux, sa bouche, même ses narines. De la curiosité qui l’entoure il n’y a que sa curiosité à lui qui est plus grande : il ne nie pas à quel point il est heureux de voir ceux qui le voient.

Même son petit malheur, il le trouve amusant. L’avez-vous su ? Il s’est égaré à la frontière ! Pourtant il a diminué son altitude pour voler très bas, il criait fort et faisait signe aux paysans : « S’il vous plaît, est-ce la direction de Berlin ? Merci ! » Mais ce foutu brouillard ! Mon Dieu, il s’est perdu un peu. L’erreur est humaine.

En effet.

Et le personnage de Chamberlin est le plus humain parmi les trois. Il vient avec quelqu’un, il n’est pas bon d’être seul pour un voyage aussi fatigant. Il rate la première place – mais ce n’est pas la primauté qui compte, ce qui compte c’est d’être en second meilleur que le premier ! Je commets des fautes, tant pis, je les corrigerai !

Et le principal – il rit allègrement. Il rit du monde, il se moque un peu de lui-même – et même un tout petit peu du divin Lindbergh qu’il intitule "le fou volant", peut-être pas tant à cause de sa témérité, que plutôt pour son sérieux. La preuve : il est possible de surpasser sa performance, sans arrogance – avec légèreté, en sifflotant ! Je ne suis qu’un homme, imparfait et faillible – et pourtant apparemment c’est à moi qu’a été donnée la possibilité de corriger et de perfectionner ce monde, de le rendre meilleur, ce monde créé tambour battant par les dieux mystérieux !

Chamberlin

Son nom nous rappelle celui du génial acteur au grand cœur, Chaplin, l’acteur le plus humain de tous les comédiens.

Lindbergh est le héros, Chamberlin est l’homme.

Lindbergh est le passé, Chamberlin c’est l’avenir.

Et les pauvres Coli et Nungesser ?

Eux sont la poésie indépendante des temps… Le Don Quichotte et le Sancho Pansa du moulin à vent tournant et changeant de la réalité… Ils sont toujours en train de voler, ils n’arriveront jamais, mais ils voleront jusqu’à la fin des temps.

12 juin 1927

 

Suite du recueil

 



[1] Couple de comiques hongrois de l’époque.

[2] En français dans le texte.

[3] Héros d’un roman d’Alphonse Daudet (1881).

[4]  Celui qui a été élu pour servir le Graal

     Se verra pourvu d’une force surnaturelle

     Toute vile tromperie à son encontre est vaine

     Vous le voyez, il échappe à la puissance de la mort

(Lohengrin, acte 3)

[5] Il ne faut jamais me le demander.

[6] Clarence Chamberlin a pulvérisé en 1927 le record de distance de Lindbergh, mais a été contraint de faire atterrir son "Columbia" à moins de 200 km de Berlin.