Frigyes Karinthy : "Mon journal"
progrÈs
- Allons
donc, dit mon ami, cet adepte du progrès, comment pouvez-vous penser une
chose pareille, quelle idée ! Ouvrez les yeux ! Penser
qu’au vingtième siècle quelqu’un…
Il a encore dit quelque chose par la
suite, mais je ne l’ai écouté que d’une oreille, il
faisait terriblement chaud, le ventilateur ronflait vainement sur mon bureau.
Mais qu’importe, je n’avais pas à l’écouter. Il
radotait, dans un mot sur trois il répétait qu’on est au vingtième
siècle et qu’aujourd’hui ce n’est plus comme
ça. Aujourd’hui un homme ne peut plus faire ça et une femme
ne peut plus penser comme ça et un enfant ne peut plus être
élevé comme ça, et même un chien n’aboie que
par erreur de la même façon que deux cents ans auparavant parce
qu’il ignore qu’on est au vingtième siècle et que son
aboiement a perdu son actualité et donc son objet, il est pour ainsi
dire caduc. Car, n’est-ce pas, aujourd’hui il y a ces grands
immeubles colossaux et il y a l’avion et la radio et les fusées et
le freudisme et les cheveux des femmes.
Et pendant qu’il parle et ronfle
le ventilateur, je vois l’image qui se forme dans son esprit – le
monde est une grande machine à vapeur, elle tourne de plus en plus vite,
ses engrenages et ses boulons et ses vannes, les soleils et les lunes et les
étoiles, ils sont de plus en plus glissants et ronds et tout est de plus
en plus évolué et plus parfait, et tout ce qui était petit
grandit à vue d’œil, les villes deviennent métropoles,
les forêts vierges deviennent de plus en plus petites,
chaque personne gagne en intelligence en beauté et en courage, et
à la fin le monde deviendra si grand qu’il ne rentrera plus dans
le monde. Car toutes ces choses dégénérées qui
subsistent encore de nos jours, ne sont plus que transitoires, ce ne sont que
les maladies du progrès, dit-il, les souffrances et les
problèmes, cela ne signifie rien. À un artiste, ajoute-t-il plein
de reproche, qui est un vaticinateur, un visionnaire, je ne devrais pas avoir
à l’expliquer – n’est-ce pas de nous peut-être,
poètes et visionnaires et
penseurs qu’il sait tout cela lui-même ? Ou voudrais-je
peut-être me renier ?
Je
me sens un peu interloqué. Non, je ne veux en aucune façon me
renier. Voyons, comment ça marche ? En tant que visionnaire et
penseur, bien sûr – oui, j’attends quelque chose
moi-même de l’avenir, quelque chose qui change "ce honteux
présent".
Mais en tant qu’artiste…
Écoutez,
comment pourrai-je vous expliquer cela ? Moi j’attends et je crois
en cet avenir, mais je ne l’imagine pas tel qu’il y manque ce qui existe présentement. Cet avenir
sera manifestement une chose plus riche que ce présent – mais la
richesse, n’est-ce pas, le Plus,
comprenez-moi, doit justement contenir le moins : c’est par
là que le plus est meilleur que le moins, et non parce qu’il est
plus grand.
Écoutez,
ne répétez pas tout le temps que tout ce qui existe grandira et
changera et se perfectionnera. J’avoue que ça ne me console pas du
tout, cela m’inquiéterait plutôt. Merci beaucoup. Si ce qui
existe n’est que souffrance et torture – dans votre système
de progrès, ce qui sera ne sera qu’une souffrance et une torture
encore plus grandes et plus évoluées. Moi par exemple je
halète ici et je souffre de la chaleur – et vous voulez me faire
avaler que cette chaleur sera encore plus parfaite et plus grande ? Merci
beaucoup, alors cela est carrément la religion de l’enfer, et
celle des savants sans Dieu qui se plaisent à me calculer que dans cent
mille ans le Soleil engloutira la Terre et alors tout ce qui s’est
difficilement solidifié et refroidi se liquéfiera et sera de
nouveau chauffé à blanc.
Dieu
m’en garde.
À
moi, assis ici, ma seule consolation est de savoir qu’au loin,
près du Spitzberg, il fait tout de même plus frais qu’ici et
ce ne serait pas mal d’y aller un peu. En revanche, si je me trouvais
là-bas et me mettais à frissonner, de nouveau ce qui apporterait
une consolation n’est pas qu’aussi, d’après des
savants sans Dieu, dans une centaine de milliers d’années la Terre
se refroidirait et se figerait en un morceau de glace, mais plutôt que,
grâce à Dieu, à Budapest il fasse bien chaud et si je veux
je fais un saut et j’y vais.
Nous
n’avons imaginé ni trop
chaud ni trop froid nous,
êtres vivants nés avec un cœur et une âme, quand
voilà une quarantaine de milliers d’années nous avons
décidé de venir rendre visite à ce monde. Concernant la
température de notre corps nous nous sommes alors mis d’accord sur
trente-sept degrés – ceci signifie qu’une fois pour toutes
nous avons engagé note corps et notre âme à un unique environnement qui fluctue
quelque part autour de cette température, parmi des milliers
d’autres variantes de température possibles.
Nos
désirs et notre imagination exhalent cette infinie variété
de chauds et de froids, comme le grand se cache dans le petit, autour de ces
quelques petits degrés de la Bonne Espérance.
Savez-vous
ce qui me plaît dans ce monde ?
Pas
le fait qu’il est grand et qu’il est promis à un grand
avenir.
Ce
qui me plaît c’est qu’il est riche et varié et
qu’il s’enrichit encore.
Vous
savez ce qui me plaît dans l’avenir ? Pas le fait qu’il
ait vaincu et enterré le Passé et le Présent.
Ce
qui me plaît c’est qu’il les a conservés et
qu’il y a ajouté des choses.
Vous
savez ce qui me plaît dans l’homme ? Pas le fait que de simple
protozoaire il a pu évoluer en un mécanisme aussi immense et
complexe. Ce qui me plaît est que finalement il est toujours bel et bien
composé de tels protozoaires ou cellules. La cellule archaïque, le
grand Adam, source de toute vie, n’est pas mort : tu le retrouves
sous le microscope si tu poses sur la plaque sous l’objectif une goutte
d’eau croupie paisible et tiède.
Vous
savez ce qui me plaît dans les gratte-ciel ? Qu’assis au
trente-septième étage je peux rêvasser sur la petite cabane
du vieux quartier de Buda où hier je me suis arrêté pour
méditer, et j’ai constaté qu’elle est tout aussi
primitive que pouvaient l’être les vieilles huttes des premiers
habitants. Avant Rome et Aquincum[1],
celles des premiers habitants et des hommes préhistoriques –
primitives comme une construction sur pilotis, bâties pourtant
récemment, au vingtième siècle.
Vous
savez ce qui me plaît dans New-York ? Qu’en temps de paix elle
a toléré et préservé Venise et Florence – les
a préservées et s’y rend, émerveillée, en
pèlerinage.
Vous
savez ce qui me plaît dans l’avion et la fusée ?
Qu’en me penchant à la fenêtre je vois en bas, sur la route,
je vois la brouette à deux roues qu’un paysan hellénique a
poussée par-là quatre mille ans plus tôt.
Et
j’aime le terrible métier à tisser car en flânant
dans les rues de Buda j’ai vu une vieille femme en fichu assise à
la fenêtre d’une petite masure : clignant des yeux elle levait
vers la lumière le chas d’une aiguille pour mieux enfiler son fil
tortillé – pour mieux viser le chas de la même aiguille que
l’archéologue a trouvé dans des tombes de six mille ans.
Et
j’aime la radio et le gramophone quand ils jouent du Mozart ou les
mélodies de Rameau. Gramophone et jazz – c’est un peu trop du même bien – un peu
insuffisant pour le même bien.
Et
j’aime les femmes en jupe courte et à cheveux courts parce
qu’elles me font penser à la Pompadour et à la petite Manon
– et j’aime tout qui me permet de penser à autre chose.
Et
j’apprécie que le monde fasse un
tout : souffrance et plaisir et joie et peine, gratte-ciel et aiguille
à coudre et passé et avenir – ça me plaît,
ça me console, ça me rafraîchit dans un profond chagrin,
ça me refroidit, ça me dessoûle, ça
m’élève du marécage croupi du bonheur vers
l’éternelle Consolation, l’éternelle Espérance
– voir que tout est ensemble, que le Temps est contenu dans
l’Espace, qu’il ne s’en sauve pas, qu’il ne le fuit
pas, qu’il l’emporte avec lui – j’aime cet autre "Tragédie de
l’Homme"
à l’envers qu’un jour peut-être j’écrirai
(je toucherai des honoraires !) – pas l’histoire de quarante
mille ans, celle d’une heure seulement – une seule heure en
dix-huit tableaux sur différentes
scènes du Globe Terrestre – et pendant cette même heure,
partout, dans le rôle du roi et de la reine, du révolutionnaire et
de la révolutionnaire, du jouisseur débauché et le la
cocotte, de l’homme passionné et la femme pieuse, du savant et de
la Barbara oisive, de l’Übermensch et de
l’esquimaude, toujours les mêmes Adam et Ève que nous avons
vus dans le Temps – tel un gigantesque livre illustré dont les
images montrent côte à
côte la même diversité dont nous croyions avec notre
sens temporel trompeur qu’elle se déroulait sous nos yeux les unes
à la suite des autres.
12 août 1928