Frigyes Karinthy : "Mon journal"
deux NapolÉons
C’est celui d’Emil Ludwig[1] qui m’y fait penser. Et si vous
voulez, la popularité aussi. Il y a quelques années on a célébré
le centième anniversaire de la mort de Napoléon – dans
quelques mois ce sera le centenaire de la naissance de Tolstoï.
J’apprends qu’à cette
occasion on célébrera aussi Monsieur Emil Ludwig,
l’excellent biographe allemand. On a vendu quelque deux cent mille
exemplaires de sa biographie de Napoléon en Allemagne et ailleurs,
principalement en Amérique.
Je l’en félicite. En tout
cas pour cette performance. Pour les deux cent mille exemplaires. Moi en
revanche, je n’ai à voir qu’avec un seul exemplaire, celui
que j’ai lu. Et vu que, par la nature de la chose, on trouve exactement
la même chose dans les autres cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf exemplaires, cet immensément grand nombre
n’éclaire pas mieux – tout au moins pour moi – ni
Napoléon, ni Monsieur Emil Ludwig, que si j’avais eu
l’honneur et la chance de connaître l’œuvre de ce
dernier en manuscrit, le premier, en ami et confident.
Car c’est tout de même
ça qui compte. Tant d’exemplaires, c’est trop pour un seul
homme – depuis le commencement du monde et apparemment
jusqu’à sa fin (bien que les jeunes de la décennie
passée aiment bien parler d’une sorte "d’âme
collective") ce certain phénomène que l’on a coutume
d’appeler le succès et que l’on mesure en
général par des nombres comme, disons, Emil Ludwig est lu en deux
cent mille exemplaires, ou bien : Napoléon a capturé ou
vaincu ici ou là quatre cent mille hommes ; le nombre a
été et sera une référence plus importante de
toute évaluation que l’essentiel.
Il
y a indiscutablement une parenté entre les deux types de succès,
le nombre ou l’essentiel. La question est de savoir la nature de ce
succès. De l’un, celui de Emil Ludwig,
pour moi il est désormais probable qu’il n’est pas plus
grand que s’il n’avait été lu que par un seul
lecteur, disons, moi, et que je l’aurais préféré
à l’autre. Voyons maintenant cet autre
Voyons-le,
mais où ?
Hélas
nulle part dans le livre de Emil Ludwig. Bien que tout
ce livre ne parle que de Napoléon, de l’école qu’il a
fréquentée, des personnes qu’il a contactées, des
maîtresses qu’il s’est conquises, des phrases qu’il a
prononcées à des
occasions où il savait pertinemment que les personnes à
qui il les adressait notaient ses paroles directement et expressément
dans le but que cent ans plus tard Emil Ludwig puisse les reproduire afin de
prouver que Napoléon était un homme suffisamment grand pour que
Emil Ludwig se donne la peine
d’écrire un livre sur lui – mais ce Napoléon-là
ne fait rien d’autre que produire des données pour les biographes.
On lit dans ce livre des phrases comme : « En ce
temps-là Napoléon sent déjà qu’il est un
homme du destin. », « Et Napoléon reconnaît
l’instant historique. »
Notre
image représente Napoléon à l’instant où il
est en train de reconnaître l’instant historique.
L’image
est indiscutablement exaltante, sauf qu’elle n’appelle pas
suffisamment l’imagination. Pour cette raison, pendant la lecture, en
observant mes associations d’idées libres et volages, toutes
sortes de personnes me viennent à l’esprit, ma tante à Vienne,
le professeur Hornyák avec lequel un jour
à Visegrád j’ai discuté de
Napoléon, Chateaubriand qui lui
aussi estimait que Napoléon était un héros tout comme
Ludwig mais il y a plus longtemps – bref tout le monde,
excepté…
Ou
plutôt.
Un
jour Napoléon aussi me vient à l’esprit pendant la lecture
de cette biographie de Napoléon. Il me vient à l’esprit,
mais avec une telle force, avec une telle netteté que je suis
interloqué – qu’est-ce que c’est ? Suis-je devenu
fou ? D’où je tiens cela ? Je n’ai pas connu personnellement
Napoléon… Parole d’honneur, je ne l’ai jamais
rencontré.
Il
s’agit de la bataille de Borodino. Emil Ludwig décrit par le menu
comment avant la bataille Napoléon a affronté son destin
historique qui a fait de lui le destin de millions d’êtres. Et
pendant que je lis cela, dans la partie arrière de mon cerveau ou
probablement résident non des pensées mais des Souvenirs Vrais, le miroir de la
réalité, surgit paresseusement et sans rime ni raison mais
avec une forte netteté, une image en couleur.
Une
image bizarre, grotesque.
Le
matin de la bataille Napoléon a reçu de Paris le tableau
représentant le Prince de Reichstadt – il le fait installer dans
sa tente, les généraux entrent, ils font cercle autour de
Napoléon et ils assistent avec un respect ému au spectacle
majestueux que l’Aigle, ici sur le champ des batailles, consacre quelques
instants à l’observation du portrait de l’Aiglon
pantelant… Des larmes viennent aux yeux de Napoléon, il ne peut pas
parler, il fait seulement signe qu’on le laisse un peu seul avec le
tableau. Les généraux se retirent de la tente avec respect et
émotion : dehors ils se regardent, ils approuvent de la tête.
Bien sûr, le Lion n’aime pas se montrer faible – se montrer
un simple père en manque de son enfant. Napoléon reste seul sous
la tente.
Et
maintenant.
Resté
seul, il regarde autour de lui. Il sait que dehors les généraux
se regardent, acquiescent et se disent qu’un grand homme n’aime pas
se montrer faible, se montrer un simple père qui aimerait larmoyer seul
en pensant à son fils. Il sait également qu’environ deux
minutes sont nécessaires aux généraux pour mener cette
réflexion. Par conséquent il lui faudra rester seul au moins deux
minutes. C’est un peu trop, vu que les larmes provoquées par la
belle scène s’étaient asséchées à
l’instant même où les généraux étaient
sortis. Les deux minutes ennuient Napoléon. Dans son ennui il
s’approche plus près du tableau qui d’ailleurs ne l’intéresse
guère, se baisse et de son ongle se met à gratter un trait de
peinture un peu épais, curieux de savoir s’il est
déjà sec et aussi se disant à quel point ces peintres sont
drôles, ils étalent des traits de ce genre sur une toile et
ça devient un tableau. Un grain de cette peinture molle se loge sous son
ongle : cela suffit pour qu’il ne s’intéresse plus
qu’à cet ongle – il se met à le gratter avec un autre
ongle. Avant de pouvoir en déloger la peinture, il se souvient que les
deux minutes ont dû s’écouler – il s’éloigne
du tableau, s’humidifie les yeux et d’une voix un peu tremblante il
fait savoir aux autres qu’ils peuvent entrer.
Étrange
tableau, un étrange Napoléon, n’est-ce pas ? Eh oui,
Messieurs, c’est un bouffon vaniteux, orgueilleux, mesquin, pas un homme,
dans le meilleur des cas un cabotin amusant.
Par
contre, cette image qui a dévoilé la vérité, a
été révélée par quelqu’un qui a épié Napoléon quand
il était seul. J’affirme, j’en suis presque
étonné – d’où diable vit en moi un souvenir
aussi net qui permet mieux de comprendre Napoléon et toute la
problématique napoléonienne que cent volumes de Emil
Ludwig ?
D’où puis-je
connaître Napoléon personnellement ?
Et
puis ça me revient.
Cette
scène, on peut la lire dans le roman Guerre
et Paix de Tolstoï, de façon presque aussi
détaillée.
Pas
mot pour mot, bien sûr. Mais justement tout est là.
Car,
comprenons-nous bien, je ne cherche pas à savoir ici si c’est le jugement de Tolstoï qui est plus
juste sur Napoléon (à mon avis en effet c’est un pur hasard si Tolstoï avait une
piètre opinion de Napoléon – cela dépendait de
l’interprétation qu’il se donnait de sa propre vision) ou
celui de Emil Ludwig. Je ne fais que constater que Tolstoï, lui, a une vision sur Napoléon, alors que Emil Ludwig n’en a point. Que celle de
Tolstoï soit une vision,
autrement dit une fidélité correspondant à la
réalité, incompréhensible mais évidente, la preuve
en est que, avant même de savoir d’où, elle s’est
manifestée avec la force du vécu dans la case de mon imagination
dans laquelle habituellement ce sont les souvenirs des expériences qui
se manifestent.
Le
Napoléon de Tolstoï vit, le Napoléon de
Emil Ludwig ne vit pas. En soi ce ne serait pas choquant,
puisqu’il est bien connu que l’artiste voit mieux que
l’historien le passé en tant que chose ayant existé, de
même qu’il voit également mieux que l’homme politique
ce qui existe. Ce qui est étrange – et cela dépasse les
arts, cela appartient déjà au monde des jugements – est que
dans le roman de Tolstoï Napoléon est un personnage secondaire, un personnage épisodique insignifiant
de l’histoire des héros qui font le sujet du roman : des gens
simples de tous les jours, Jean et Jeannette.
Et
là ça fait réfléchir.
Napoléon
– une figure insignifiante, mesquine et ridicule, là où
Jean est profondément et magnifiquement homme et Jeannette
profondément et magnifiquement femme ?
Qui
sait !
Il
paraît qu’il y a dix ans en Roumanie vivait un homme de plus de
cent vingt ans dont on prétendait qu’il avait personnellement
rencontré Napoléon ! Un journaliste allemand avait rendu
visite à cet homme et tout palpitant il s’était mis
à l’interroger : comment était l’empereur en
tant qu’homme ? Le brave vieillard caressa sa barbe, cligna
fortement des yeux comme qui trie parmi la multitude de ses souvenirs (mon
Dieu, il a connu tant de gens), puis ses yeux s’illuminèrent.
- Ja… Sie meinen Napoleon ? Ja, ja…
ich hab’ihn gekannt… ja… ja… Nina, also… er war halt a’ herzenguter Mensch… aba’ dumm !!![2]
8 septembre 1928