Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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Asile d’AliÉnÉs

 

Au bout du couloir large et silencieux avec ses chambres coquettes et ses bancs accueillants, une porte de fer peinte en vert nous barre la route. Le médecin qui nous accompagne sort une clé et l’ouvre. Nous sommes frappés par une lumière diffuse, froide, un air étranger. Il regarde en arrière, nous fait signe des yeux, puis nous laisse passer et referme la porte derrière nous. Je m’arrête un instant, hésitant. Ce silence respectueux et propre de l’hôpital qui étouffait nos pas à l’extérieur est rompu, des cris d’orfraie, des bruits glatissent, craquent, piaillent, comme si nous étions passés de l’élégant bureau capitonné du directeur dans le hangar des machines d’une usine de textiles.

C’est le secteur des "agités", une grande salle décloisonnée et des cellules.

Au fond de la salle, à notre approche, se précisent des silhouettes que l’on peut distinguer. Elles circulent selon un système particulier, de long en large et en travers, dans tous les sens – chacune suit son orbite, à son allure, elles ne se heurtent pas – chacune parcourt sa route, fait demi-tour et revient à son point de départ. L’un parle fort, sans discontinuer, sans jamais cesser. L’autre téléphone dans le mur, modulant un entonnoir avec sa main. Un troisième, muet, les lèvres serrées, s’accroupit, se prosterne, murmure quelque chose dans sa moustache. Et chacun vaque à ses occupations, c’est presque incroyable de les voir refaire mille fois la même chose – on s’imaginerait qu’ils ont commencé à l’ouverture de la porte, pour se produire. Ils semblent les personnages d’un musée de cire, où une habile machine centrale actionnerait des automates, pour nous distraire – alors ils se mettent en marche en cliquetant et chacun exécute les gestes que le mécanisme lui ordonne : la poupée respire, le soldat trompette, le clown avale des boulettes, l’assassin lève son poignard, le cheval hennit.

Autant d’adeptes inconditionnels d’un geste, d’un son, d’une unique action ; fakirs en extase, ils se torturent et se fouettent, chacun sur un banc de tourment différent – c’est agités d’une haine irrépressible contre eux-mêmes, qu’ils consacrent les années qui leur restent à une effroyable pénitence, pour une faute, peut-être celle d’être né.

Le fou prend au sérieux la thèse du péché originel.

C’est sa raison de vivre.

Ne serait-ce pas une vie ?

"Des morts vivants !" : c’est un de ces lieux communs insipides, mensongers que la fabrique inexpérimentée de métaphores vides, sans contact personnel avec les choses produit mécaniquement par millier.

Je ne me sens jamais aussi loin de la mort que lors de mes visites dans les asiles d’aliénés.

L’image elle-même est si pleine de vie qu’elle ne peut être comparée qu’à l’atelier expérimental de la vie condensée, c’est-à-dire la scène.

Le hall, la palpitante grande salle commune donnant accès à diverses cellules, fourmille de fébrilités mouvementées et tendues. Bien sûr, au département des agités on trouve toujours des malades reclus, assis, immobiles dans un coin sur une chaise – on a beau leur adresser la parole, crier, ils ne bougent pas, ne clignent même pas des yeux. Mais la plupart brûlent d’une activité fiévreuse, comme des forcenés – si on vous amenait ici les yeux bandés, en vous laissant deviner où vous êtes tombé, votre première impression serait peut-être que vous vous trouvez dans un théâtre élégant en pleine répétition, parmi des acteurs en train de préparer une représentation prochaine.

Vous vous demanderiez même quelle sorte de pièce sans doute moderne se prépare ici, un drame excellent, ou plutôt une reprise de Shakespeare ? Toujours est-il qu’elle est truffée de rôles valorisants.

En voici un qui fait les cent pas, il s’imprègne de son rôle, ne cesse de répéter les mêmes phrases. Il s’y donne tout entier ! Il est tout rouge : « Mes reins sortent de mon ventre, appelez vite le médecin, le professeur, pour qu’il m’ouvre le ventre, quelle saloperie qu’on me laisse crever ainsi ». (Ah bon, ce devrait plutôt être un drame de guerre.) Un autre (sans doute un bouffon, un comique, un bon sauvage, il en a l’aspect) ne cesse de rigoler, invente des jeux de mots à la pelle (serait-ce une tragicomédie, ou une série de sketchs ?) Mais non, ce serait bien du Shakespeare – le titre devrait être Le roi Lear, et là, voici "sa majesté la reine", jetée en prison par les conspirateurs. Là-bas dans le coin, c’est Ophélie qui lève son archaïque regard brisé,  « Ô, emmène-moi ! Je t’ai toujours aimé ! Je n’ai toujours aimé que toi ! » - répète-t-elle à tous ceux qui l’approchent.

Et le plus trompeur, qui évoque le plus le drame, c’est que pour chacun, à tout instant, où qu’on ouvre la porte sur lui ou elle, il s’agit justement de sa vie tout entière. Ils ne connaissent pas les cas particuliers, le comportement taillé aux circonstances, l’approfondissement d’un instant donné. Ils ne connaissent pas les changements d’humeur, ils ne connaissent pas la lyre, ils ne connaissent que tragédies et problèmes. "L’empereur" qui demeure ici depuis une vingtaine d’années, quelle que soit l’heure de la journée où on l’aborde, relate l’histoire de la terrible intrigue qui l’empêche d’occuper son trône, tout comme il l’avait rapportée au moment de son internement – impossible de traiter un autre sujet avec lui. Une dame aux joues rouges, aux yeux souriants, explique avec vivacité ce qu’il faudrait faire pour toucher sa retraite après qu’elle a assassiné ses trois maris. Márta était une jeune fille de dix-huit ans, jolie, raffinée, riche et cultivée, ayant visité Paris et Londres, avant d’être internée ici, et maintenant elle croupit dans un lit à barreaux, dans un coin d’une cellule fermée, elle me lance en cinq langues les vulgarités les plus ordurières, pour l’avoir trompée et abandonnée, j’ai beau faire l’ignorant avec mes grandes oreilles décollées et nier bêtement – elle m’a bien reconnu, je suis bien D’Annunzio, qui sous le pseudonyme de Gerhart Hauptmann[1] a abusé d’elle, et je ferais mieux de ne pas loucher, sinon elle va illico m’attraper par le nez.

Les Six personnages de Pirandello jaillissent dans mon esprit – ils répètent tous le mot non échangeable, fatal, de leur destinée avec tant d’obstination, si implacablement, tant de sombres passions – ils exigent avec tant d’amertume et d’indignation le droit d’accomplir leur destin et de pouvoir s’apaiser.

Guérison ?

La science ne sait pas grand-chose. Le point le plus délicat de ce problème complexe réside dans le soupçon que l’aliéné, au sens physiologique et biologique, a en réalité besoin de sa maladie mentale – elle lui permet de sauver sa vie, sa vie animale (les internés de l’asile psychiatrique sont généralement bien portants et vivent longtemps – alors qu’au dehors, compte tenu de leur comportement asocial, ils périraient rapidement).

Guérison ?

Peut-être…

Ce pourrait être quelque chose comme… ce que j’ai essayé de faire pendant quelques minutes, inspiré par une idée étrange, méditative, spontanément, sans plan et sans objectif, avec une jeune femme aux traits fins et au corps fragile, qui se débattait sur un divan en criant et en sanglotant, au milieu de la salle commune, torturée par la question : pourquoi la frappe-t-on, la torture-t-on du matin au soir ?

Naturellement personne ne lui faisait aucun mal.

Le médecin lui explique intelligemment, en raisonnant, qu’elle se l’imagine seulement.

Puis, afin de la distraire un peu, il me présente – la malheureuse se tait une minute, lève sur moi ses grands yeux gris trempés de larmes. Comme si elle esquissait aussi un léger sourire, avec un éclat de curiosité sur son visage torturé… Vraiment ?... Chuchote-t-elle… En personne ?

Je profite de l’instant, et de ce que ce petit geste simple, humain, naturel me pousse aussi à sourire. Je lui prends ses mains transparentes, nerveuses, je lui renvoie un regard serein, franc et encourageant.

- Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

La lueur sauvage et violente de la frayeur et du désespoir réapparaît dans ses yeux.

- On me frappe… On me bat… On m’attache… Regardez mes bras… Mes épaules…

Aucune trace. Mais je me garde de lui répondre. Je garde ses mains dans les miennes.

- D’accord, on vous a attachée… Frappée. Comment ? Les traces ? Oui, peut-être… Ici il y a une petite égratignure. Vous avez raison… Mais – est-ce que c’est si important ?

Une fois de plus elle lève le regard, étonnée.

- Est-ce que ça vaut la peine de pleurer comme ça, de se désespérer, pour si peu ? Oubliez tout cela, pour l’amour du ciel ! Cessez d’y penser tout le temps… Cessez de ne penser qu’à vous ! Pensez-vous vraiment que ce qui s’est passé est si intéressant, uniquement parce que c’est arrivé à vous ? Regardez… Ce beau soleil qui brille… Et toutes les autres choses qui existent en ce monde… Ce fauteuil… Ce pigeon… Posé sur la grille de la fenêtre… Votre mari à la maison… Votre petit garçon… Ils sont tous peinés… Parce que vous ne vous occupez que de vous-même… Sans leur prêter attention…

Et j’ajoute, boudeur, vexé :

- Et moi aussi… Moi aussi je suis vexé… Au nom du fauteuil et du pigeon et de votre mari et de votre petit garçon… Je suis vexé avec eux… Que vous jugiez si terrible et si désespérant… Et si insupportable le monde… Dans lequel nous nous trouvons… Où nous cherchons à vous faire plaisir… À vous intéresser… Pour que vous arriviez à oublier votre mal… Et que vous ne pleuriez plus…

Et je reprends, sur un ton plus exigeant :

- Cessez de pleurer…

"Cimetière de morts vivants." : il fait penser à un cimetière en ce qu’on y trouve tant de sortes de tombes. La comtesse possède un pavillon à part, une suite de trois pièces superbement aménagées.

Un caveau de famille, un mausolée.

La porte de fer se referme derrière moi. Le médecin retire la clé. Un domestique vêtu de blanc astique le parquet au bout du long couloir propre et silencieux.

Quels gestes uniformes. Quels gestes mécaniques, obstinés.

Une manie assez bizarre. Astiquer le parquet !

Le médecin se tourne vers moi.

- Quelle est votre impress

J’ai du mal à répondre.

- Très intéressant.

- Savez-vous, entre la dementia præcox et la maniaco-depressiva la différence est…

Que dit-il ? De quoi il parle ? Que diable me veut-il avec des mots comme… "præcox" et "depressiva", qu’est-ce que c’est que ce charabia ?

Je le regarde avec frayeur.

Gardons-nous de l’exciter, me dis-je.

En bas, dans le hall, ces messieurs se lèvent aimablement. Je m’approche d’eux prudemment. C’est en faisant très attention que je serre la main d’une vieille connaissance, pendant que je la regarde au fond des yeux, essayant de deviner son idée fixe.

Du calme, je me répète.

Dans la rue je contourne avec inquiétude les passants qui viennent en face. Tiens… Celui-ci s’imagine être un portefaix… Lui, soldat… Et lui, chauffeur… Pour rien au monde il ne descendrait de sa voiture… oh, je connais… Celui-ci s’imagine directeur de banque… Depuis vingt ans… Et cet autre, politicien… Enfin… Je vois Lojzi… mon ami comédien… Lui au moins il s’imagine être autre chose chaque jour… Tout compte fait, c’est encore lui le plus normal…

Hé ! Je finirai par devenir fou ! Rentrons à la maison – qu’est-ce que j’ai à faire au fait ? Ça y est, je sais… Je veux écrire les impressions de cette visite…

Mon idée fixe à moi c’est d’écrire.

7 avril 1929

Suite du recueil

 



[1] Gerhart Hauptmann (1862-1946). Auteur dramatique allemand, représentant du naturalisme, prix Nobel de littérature en 1912.