Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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L’amour

 

L’écrivain français est à double titre expert officiel de cette question – en tant qu’écrivain et en tant que français. À un quelconque congrès imaginaire de la science des sentiments il se lève et annonce solennellement les résultats de ses investigations : cet état d’âme, passablement répandu, ou cette maladie que sur les traces de la poésie nous appelons ordinairement "amour" et que nous connaissons généralement comme une pathologie bien définie, cette chose donc est en déclin, en perdition, elle a perdu sa virulence, cette importance, qui pendant des siècles, d’après le témoignage des poètes, a surpassé toutes les autres considérations du contenu de la vie, baisse nettement, elle passe au troisième ordre. Les adolescents et adolescentes de notre temps ne sont plus amoureux, tout au plus s’embrassent-ils, en passant, de même qu’ils mangent et boivent. Ils ne languissent plus et ne souffrent plus, et leur cœur ne palpite plus – d’ailleurs ils n’ont plus de temps à consacrer à l’amour, ils ont autre chose à faire qui les intéresse bien plus que les miaulements et les soupirs.

Eh bien, s’il en est ainsi, ça ne mérite vraiment pas de nous lamenter. Dans la mesure où l’amour est une maladie, un phénomène propre à gâcher ou au minimum à entraver la vie, alors la déclaration du confrère français doit nous faire plaisir, de même que nous nous réjouirions si la science médicale annonçait enfin un déclin de la ravageuse pandémie séculaire de tuberculose ou, pour rester dans la catégorie des maladies psychiques, de la démence précoce. Dieu merci, répondrait l’homme raisonnable bien portant – nous pouvons aussi bien renoncer à ce petit bonheur romantique qui accompagne tout de même parfois l’amour, que nous renonçons à l’agréable frisson de la fièvre qui accompagne les maladies. Notre corps et notre âme pourront utiliser leur énergie dépensée pour l’amour et autres fièvres à une activité plus intelligente, plus épanouissante, plus fertile. Un monde meilleur s’ensuivrait et si la poésie récolte moins d’inspiration et moins de sujets dans ce monde futur, tant pis pour la poésie : pourquoi a-t-elle surestimé l’amour ? Elle n’a qu’à apprendre à vivre autrement, elle doit regarder autour d’elle, chercher ses sujets dans d’autres beautés ou d’autres vilenies.

 

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Ce brave optimisme a néanmoins un petit défaut. Il ne tient debout que tant que nous considérons l’amour comme une maladie.

Dès qu’il s’avère que ce n’est pas le cas, tout le raisonnement s’écroule, et ce n’est pas un optimisme, mais c’est un ravin effroyable qui s’ouvre devant nous. Il nous arrive ce qui est arrivé à celui qui a tendu au médecin ses pieds et ses mains douloureux pour qu’il les guérisse, et à la fin de l’opération, en revenant à lui, il s’aperçoit qu’on lui a coupé les pieds et les mains. Comme si on aidait quelqu’un que le bruit dérange en lui coulant du plomb dans les oreilles, ou en lui crevant les yeux pour qu’il ne voie pas ce qu’il n’aime pas voir.

Or en réalité ce n’est pas l’œil ou l’oreille qui étaient fautifs, mais le bruit et le spectacle qui rendaient malade.

 

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L’amour !

Avant de nous réunir pour son repas de funérailles ou d’entamer une danse nègre au-dessus de sa tombe…

L’amour, qu’est-ce que c’est ?

On peut répondre en douze volumes. Mais aussi en une phrase. Pourquoi on prenait l’amour pour un sentiment aussi mystérieux, difficilement définissable, c’est tout à fait incompréhensible même pour ceux qui, contrairement aux pédants stupides, arrogants, étaient conscients de ce que la notion d’amour n’est pas épuisée par le désir naturel qu’entretient la nature double des sexes.

Aimer est une chose et désirer en est une autre. Le désir – souhaiter un corps du sexe opposé, cela ne demande pas d’explication. Chacun de nous séparément sait ce que cela signifie. Quant à l’affection, c’est un sentiment complètement inexplicable, évident, c’est comme les postulats dans la géométrie. Ce qui importe c’est qu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre : les deux ne coïncident que dans l’amour, à l’instar de l’oxygène et de l’hydrogène qui ensemble font de l’eau, sans que l’hydrogène et l’oxygène ressemblent l’un à l’autre ni à l’eau qu’ils font ensemble.

Être amoureux signifie que j’aime celui ou celle que je désire. Si j’aime quelqu’un mais je ne le (ou la) désire pas, ce n’est pas de l’amour – tout comme n’est pas de l’amour si je désire quelqu’un sans l’aimer. L’oxygène n’est pas de l’eau, l’hydrogène n’est pas de l’eau non plus. Les deux ensemble, non en mixture mais en composé chimique – quand il ne s’agit plus ni d’oxygène ni d’hydrogène, mais de l’eau, c’est une chose nouvelle, différente. Et de même qu’il est ridicule, pédant et vaniteux de dire hache-deux-o à la place de l’eau, il est tout aussi ridicule de chercher la "substance" de l’amour ou dans le désir ou dans l’affection, étant donné que la "substance" de l’amour n’est pas le désir et n’est pas non plus l’idéalisation, les soupirs languissants, le clair de lune, la cour et la souffrance – la substance de l’amour est que deux personnes s’aiment, se désirent, sont amoureuses l’une de l’autre, ce qui ne demande ni temps, ni disponibilité, ni esprit d’époque, ni conditions favorables, ni même de la poésie, seulement un certain "moment" du cours de la vie, à la température duquel les deux éléments, désir et affection, s’unissent ensemble.

On n’a pas le temps d’être amoureux ? C’est comme dire qu’on n’a pas le temps de naître ou de mourir.

 

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Ce qui nécessite "d’avoir du temps", ce qui ne se développe, n’arrive à maturité, que si je m’en occupe, je le fais, je le chauffe, je le "cuisine", je le dope, je le prépare, ce n’est pas de l’amour, c’est comme les composants chimiques préparés artificiellement : on peut s’en servir, mais aucune vie n’en jaillira, cela restera infertile.

Cette préparation, ce culte de l’amour artificiellement forcé, je veux bien croire qu’il est en déclin, de même que sont en déclin certains arts dont la floraison nécessite des conditions.

Mais ceux qui décèlent ce déclin ne doivent pas parler de la mort de l’amour.

L’artiste authentique, quand il rencontre une œuvre médiocre, ne se met pas à douter de la valeur ou de la légitimité de l’art. Je pardonne au commun des mortels d’être superficiel et de déclarer sous l’emprise de quelques œuvres bâclées, mal ficelées, que le genre en question est un genre inintéressant, un genre superflu. Je ne peux pas pardonner au poète si, au vu de mauvais poèmes, des poèmes moins bien réussis, il renie sa foi en la force rédemptrice de la poésie – qui doit y croire, si ce n’est pas lui ? Et comment dois-je prendre au sérieux l’écrivain qui veut à tout prix voir avec les yeux du public, même quand ce public est désenchanté et qu’il arrose le saint des saints, l’idéal, de l’averse glaciale de son indifférence et de son incrédulité ? Un écrivain qui pour flatter le public, le soutient, lui donne raison ; même quand de nécessité il fait vertu, en dissimulant par là son incapacité à des choses belles et authentiques, il renie la beauté et la vérité.

Un poète qui ne croit pas en l’amour !

Alors je préfère l’antisémite de la blague qui sur son lit de mort se convertir à la foi juive, sous prétexte que s’il faut mourir, il vaut mieux que meure un Juif plutôt qu’un chrétien !

Que le poète renie d’abord qu’il est un poète, plutôt que renier l’amour, simplement parce qu’à son avis les temps ne sont pas "aptes" à l’amour.

 

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L’amour n’est pas à la mode ?

Ton devoir, poète, n’est nullement de le constater, mais de tout faire pour l’y remettre.

Mais non en démontant la grande émotion en ses éléments, et en présentant chaque élément séparément comme si tu parlais de l’ensemble. Les pièces détachées de l’amour, prises séparément, peuvent être des poisons nuisibles. Qui oserait juger l’amour sur leur effet ? Strindberg et Wedekind n’ont montré que le composant désir, or le désir en soi brûle et détruit, de même que la rêverie sans désir et sans corps, à la manière de Werther, la "tendresse" sans sel et dépourvue de sang, la seule recherche d’une âme, dégénèrent, affaiblissent et ramollissent.

Il ne suffit pas de parler toujours que de langueur, de sacrifice de soi, ou de jalousie. Ces éléments, pris séparément, sont effectivement des symptômes maladifs. Mais qui vous a dit que l’amour est une souffrance pour la raison qu’en disséquant de l’amour mort vous trouvez de la souffrance ?

Vous avez disséqué un cadavre.

Vous devriez enfin montrer l’amour vivant, celui qui ne s’appelle ni souffrance, ni jalousie, ni langueur, ni désir, ni torture, mais pas non plus plaisir et jouissance, soupirs et halètements, mais simplement le bonheur. De même que pour un homme sain le breuvage rafraîchissant d’une source ne s’appelle pas hache-deux-o, mais de l’eau fraîche, c’est quelqu’un qui sait par expérience ce qu’est l’amour, et que l’amour, le vrai, la palpitation amoureuse ne peut périr, ne peut mourir, ne peut passer de mode. L’amour sain et authentique n’est pas une nuisance et une entrave, au contraire il est le remède à toutes les nuisances et à toutes les entraves. Il n’est pas le but, mais la condition de la vie, la vie qui ne se termine pas mais qui commence là où deux personnes vraies, un homme et une femme, se retrouvent pour chercher désormais ensemble le sens de la vie. Adam et Ève ne sont pas les figures symboliques d’une "conclusion heureuse", mais celles d’un heureux départ.

 

14 avril 1929

 

Suite du recueil