Frigyes Karinthy : "Mon
journal"
Animaux
Les romans de Jack London sur les chiens, à la
fin du siècle dernier, traitent généralement de la vie et du destin d’une
certaine race canine aristocratique, un chien demi-loup nord
américain. C’est le seul animal que la littérature a mis à la mode. Ces
romans étaient en effet lus aussi avidement partout dans le monde que l’étaient
autrefois les romans de chevalerie romantiques de Walter Scott, ou le Monte Christo de Dumas père, ou même les
histoires de Madame Beniczky née Lenke
Bajza[1] qui se déroulent dans des milieux bien
nés.
La découverte de Jack London consistait à
rompre avec les habitudes classiques de faire figurer les animaux comme des
objets à côté des hommes ou comme les plantes ou les minéraux ; ou bien,
si on s’y consacrait vraiment, on le faisait à la façon ancienne d’Ésope, de
façon anthropocentrique, en revêtant les animaux de propriétés humaines, en les
faisant porteurs de pensées ou de sentiments humains. Naturellement, sous cette
forme aucun animal, même le plus intéressant et le plus mystérieux, n’était
apte à devenir le héros d’un roman, sinon au sens figuré, dans une satire,
comme le cheval glorieux de Swift, ou Chantecler sur
la scène, exprimant en paroles humaines ce que dans son caractère nous
trouvions semblable à nous.
Avec le cinéma muet le chien est redevenu à
la mode pour un temps. Le public applaudissait avec gratitude l’intelligence et
l’humour de Rintintin, son bon cœur, sa sensibilité chevaleresque et son sens
de la justice – mais cette création était déjà la conséquence de l’innovation
de Jack London.
Pour écrire un roman sur le chien, il a dû
innover. Notre habitude de comprendre et d’estimer les hommes séparément, à
partir de leur existence individuelle, à travers notre propre individualité
sont les conditions d’un roman humain faisant abstraction de notre espèce,
elles rendent facile le travail de l’écrivain – la vie et le destin d’un homme
depuis la naissance jusqu’à la mort sont donnés avec ses souvenirs, son
caractère qui le distingue des autres : ce qu’il fait, dit et pense est
largement expliqué par les actes, discours et pensées que nous connaissons très
bien grâce à notre propre vie allant de la naissance à la mort.
Mais le chien ne parle pas. Nous
connaissons ses habitudes, il est vrai, mais nous ne pouvons pas savoir si ces
habitudes correspondent à des notions sur le bien et le mal, le beau et le
laid, le correct et l’injuste, car aucun de nous n’a jamais été un chien.
Ce que les sciences naturelles appellent instinct – cette notion extrêmement
obscure et insaisissable, ne suffit pas pour qu’à travers elle nous nous
intéressions autant à la vie personnelle d’un
certain chien, qu’à celle d’Achille ou Casanova, ou encore Hamlet. Et
pourtant, nous avons toujours senti que la vie d’un chien est aussi une vie, un
destin, un monde à part, un centre d’univers – sa joie est autant la joie du
monde, sa douleur est autant la douleur du monde, que le bonheur païen de
Sémiramis et le heurt douloureux des désirs de Werther contre la réalité.
Jack London a donc tenté quelque chose de
hardi et d’intéressant.
Pour que son héros canin puisse être un authentique héros de roman, dans une
époque où la représentation complète exige désormais l’exploitation
indispensable de la vie intérieure,
le parallèle des pensées et des sentiments avec l’intrigue et l’action, bref
une méthode que l’on peut appeler psycho
analytique – pour que son héros canin ne soit pas purement Héraclès et
Chevalier Bayard, mais aussi Raskolnikov et Madame Bovary, l’auteur devait
s’identifier dans son roman non seulement au destin, mais aussi au psychisme du
chien.
À la manière d’Ésope, on ne pouvait plus
faire cela aujourd’hui. Le chien ne parle pas, et comme chez nous, humains,
sentiment et pensée sont étroitement liés à la parole – le chien ne pense pas
et ne ressent pas non plus comme un homme. Comment dois-je alors imaginer ce
langage ?
Par le moyen d’une expérience
d’imagination.
Jack London a simplement inversé les
données – il n’a pas installé les pensées et les sentiments de l’homme à la
place des fonctions instinctives du chien, mais il a tenté d’exprimer chez le
chien ce qui est pensée et sentiment chez l’homme, en tant qu’instinct
archaïque, vivant, qui chez nous n’existe plus que sous une forme dégénérée de
pensée et de sentiment, mais qui chez le chien vit et s’épanouit au sens le
plus large.
Dans l’application de ce sens le plus large
il s’avère qu’une vie de chien n’est ni plus étroite ni moins riche en contenu
que l’âme de l’homme, mais au contraire, plus grande et plus riche.
Car en quoi consiste l’âme ? Des
souvenirs et des désirs. C’est leur
coloration qui détermine la personnalité.
L’homme se souvient de ce qui lui est arrivé, disons, depuis son âge
de trois ans. Il s’en souvient nettement et distinctement, il sait aussi
exprimer, à lui-même en pensée, et aux autres en paroles, ce dont il se
souvient. À ses souvenirs nets et distincts correspondent des colorations nettes
et distinctes – c’est pourquoi la principale caractéristique de l’homme est la
manifestation de son existence
individuelle, au détriment de l’existence de son espèce.
Le devant est clair et bien dessiné,
l’arrière-fond est obscur et flou.
Le chien aussi se souvient de sa vie
individuelle. Il a ses connaissances, ses expériences et ses impressions qu’il
élabore en lui. Mais cette mémoire, ces impressions ne sont pas suffisamment
incitatives et inquiétantes pour lui au point d’en former une conscience délimitée
de soi, le sentiment d’une personnalité distincte. Il lui reste des images,
mais elles demeurent isolées, ne composent pas un tout. Elles ne génèrent
aucune pensée.
Comment un romancier peut-il représenter
quelque chose qui n’existe pas ?
Raskolnikov tue la vieille et pense en même
temps à diverses choses – à son enfance, à sa souffrance de la veille, à sa
peur du lendemain.
Le héros canin de L’Appel de la Forêt égorge son ennemi chien. Mais que se passe-t-il
alors dans son psychisme ?
Quelque chose dont un homme ne serait pas
capable.
Jack London a surmonté cette difficulté de
la façon suivante : ce qui est chez l’homme rappeler sa propre vie, il y substitue chez son héros la mémoire de toute
l’espèce, la vie des ancêtres, au
sens réaliste et pratique.
Dans de tels instants décisifs, Rolph pense à la vie de son père, son grand-père et son
arrière-grand-père.
Et il
se souvient clairement et précisément de ce qu’ils faisaient et sentaient
dans des situations semblables. Il se souvient exactement de la même façon que
nous nous rappelons les événements de notre vie.
Rolph se trouve en bordure d’une forêt inconnue de lui, et il guette ce qui se passe à
l’intérieur. Une force l’attire entre les arbres – quelque part dans cette
forêt, jadis, quatre ou cinq générations auparavant, un de ses ancêtres, le
fort et puissant chef des loups avait attaqué quelqu’un, et avait rencontré
quelqu’un qui est toujours là, avec qui il n’avait pas réglé son affaire – et Rolph qui, louveteau, a été éduqué et gâté par des hommes
qu’il aimait et qui l’aimaient – retrouve précisément dans sa mémoire l’endroit dans cette forêt
inconnue où la chose s’était passée avec son ancêtre – et Rolph,
chien-loup doux, fidèle et honnête, abandonne son maître, sa vie et son destin,
et prend le chemin vers l’épaisse forêt sauvage, pour retrouver l’endroit où il
devra venger son ancêtre. Les hommes ne le reverront jamais.
Un homme peut avoir dix ans ou vingt ans ou
soixante ans. Mais un animal a l’âge de toute son espèce – chaque chien
représente la mémoire et l’expérience de dix mille années – or la mémoire
obscure, globale, imprécise et décloisonnée est tout de même plus que les
souvenirs nets, hachés et précis de soixante années.
Malgré toutes nos supériorités, certitudes
et savoirs, voilà pourquoi le monde merveilleux des animaux reste mystérieux
pour nous – voilà pourquoi leur comportement déraisonnable et insensé nous
reste souvent incompréhensible, contraire à ce que nous apprenons d’eux dans
nos livres de sciences naturelles.
Les rares d’entre nous qui comprennent leur
langage sont ceux qui incorporent quelque chose du passé dix fois millénaire de
l’espèce humaine, une sorte d’instinct inhabituellement fort de la solidarité humaine – ceux qui les sentent comme des
frères, non comme Darwin, mais comme Saint François d’Assise, non parce que
nous sommes aussi des animaux, mais parce qu’en eux aussi il y a quelque chose
d’humain.
16 juin 1929