Frigyes
Karinthy : "Mon journal"
LittÉrature de guerre
Je ne vois pas une
règle dans l’évidence que maintenant, dix ans après
la guerre mondiale, Ombre Sanglante[1] ait de nouveau du
succès. L’explication psychologique bon marché sur les
perspectives temporelles dans lesquelles mûrirait le vécu, ne me
satisfait pas. L’âme est tout de même un instrument plus
sensible que les autres avec quoi habituellement nous mesurons, et en ce qui
concerne le temps… Qui me garantit que le contenu de l’âme
n’est que des souvenirs, rien
d’autre ? De nombreuses allusions mystérieuses m’avertissent
qu’au fond de l’instinct fonctionne le sismographe d’une
sorte de prémonition. Le fait que la possibilité horrible et
impensable de la guerre préoccupe les âmes de nouveau, peut aussi
bien signifier la peur que le désir renouvelé de cette invraisemblance
et cette possibilité à la fois horrible et miraculeuse, que leur
remémoration. Cela s’est passé voilà dix ans –
ou cela veut recommencer dans dix ans, nous ne pouvons pas les empêcher.
*
Mais, bien sûr,
normalement une telle réflexion si fine mûrit en silence, de
façon taciturne – alors que les commérages, le journalisme,
les conversations sont par leur nature des choses bruyantes, et la
littérature de guerre tourbillonne dans les verres à eau des cafés
littéraires ; surtout, dernièrement, les orages de plus en
plus vifs des disputes et chamailleries infantiles de certaines pages des
mémoires de Monsieur Remarque,.
Récemment deux
journalistes de grand talent (l’un plus talentueux que l’autre, je
ne dis pas lequel, à vous de deviner) se sont accrochés sur ce
sujet, dans un coup d’éclat vraiment vigoureux, si l’on
pense qu’en réalité il s’agit de deux pacifistes,
d’autant que l’un des deux fut dégoûté de la
guerre dans la guerre, il est donc forcément un pacifiste de confiance.
Je n’ai nullement
l’idée de les rabibocher, bien au contraire. Quel plus beau
spectacle que les rixes de pacifistes – quelle leçon
rafraîchissante pour ceux qui imaginent la Paix Éternelle comme
une sorte de paradis béat et ennuyeux, qui leur fait donc froid dans le
dos, craignant pour le courage et l’audace humains, les prétendus
"instincts militaires" comme les appelait le vieil Auguste Comte,
craignant leur dégénérescence. Aucun danger de ce
côté-là, oh vous, âmes preuses. Je suis
persuadé que si un pacifiste sain, de la bonne espèce, est
dégoûté de la guerre longue, mécanique, sans
âme et sans but, et la déteste, c’est parce que celle-ci
l’empêche d’aller chercher l’ennemi vrai, personnel de son corps et de son
esprit selon son libre arbitre et sa conviction, étant donné que
le seul combat digne de la provenance divine et animale de l’homme est le
duel et non le bain de sang aveugle des foules. Un homme face à un homme
– ainsi je peux croire que je vois un combat d’idées, un
combat productif le Bien et le Mal, le Beau et le Laid, la Vérité
et la Fausseté, Dieu et le diable. Dans la mêlée des foules
seule peut s’exprimer la loi du dépérissement, de la
dislocation et du pourrissement – de là vient l’horreur aux
yeux vitreux qui jaillit de ce qu’on appelle les mémoires de guerre
pacifistes – le vent glacé du cimetière – et ce que
Sándor Nádas[2] trouve
écœurant. C’est parce qu’il part de l’erreur que
ces choses-là dépendent de la lâcheté ou du courage
personnels de l’écrivain, de son sens du beau ou son attirance
vers le vil. Or plus un écrivain est personnellement vaillant et noble,
plus il doit trouver répugnant, en lui-même comme en son prochain,
ce qui est impuissant et animal, et plus il doit trouver beau et
émouvant quand quelque chose se détache et
s’élève, pâlement et tendrement, de cette horreur, ce
qui en revanche…
*
Cela est excellemment
écrit dans la pièce intitulée Les Adversaires d’un auteur américain du nom de
Zukmayer.
C’est la
pièce de théâtre qui m’a le plus plu dans la
littérature de guerre de ces dernières années. Non
qu’elle la rende le plus fidèlement d’un point de vue
artistique, non qu’elle fasse le plus parfaitement imaginer ce
qu’était la guerre pour ceux qui n’y étaient pas.
Mais parce que du mélange de la passion, de l’humour et du
sentimentalisme pudique avec lesquels elle en parle, ressort quelque chose qui
n’est pas du militarisme sans être du pacifisme, qui n’est
pas l’horreur dantesque sans être de la bonne humeur vantarde,
truffée de prouesses, comme les romans chevaleresques. En revanche il y
a dedans quelque chose de tout cela, sans créer de la confusion, au
contraire, elle est très homogène et proche de nous,
puisqu’il n’y manque rien de ce qui rend humain l’homme.
Les reportages de
guerre de Barbusse et de Remarque, tu les déposes, parce qu’ils te
donnent une image effroyable, vraie et alarmante de l’homme qui
n’est qu’un animal sanguinaire et misérable.
Et pourtant, on a
l’impression qu’il y manque quelque chose. Un soupçon latent
traîne en moi – ce ne doit pas être tout à fait exact,
ce n’est pas ce qui est le plus important. Il y a tout de même des
différences entre l’homme et l’animal, entre
l’abattoir et le champ de bataille. L’homme et l’animal
meurent différemment – là réside la
différence essentielle. J’ai déjà assisté
à la mort violente d’un animal, et à celle d’un homme
aussi – celle de l’animal était plus horrible. Parce que
dans l’animal ne convulsionnait que l’instinct qui s’accroche
à la vie et la terreur humide – sans aide ni consolation, un
spectacle effroyable. J’ai écrit comment j’ai pâli,
frémi à l’abattoir, écœuré. En voyant la
mort de l’homme j’ai ressenti de la tristesse mais pas de
répulsion : car l’homme, s’il est vraiment homme, a
coutume de mourir joliment, plus
joliment que l’animal, la tête haute, avec obstination, foi et
dignité, comme s’il sentait que son Moi au-dessus de
l’animal était plus fort que la mort. (Remarque mentionne
également que ce qui l’a le plus affreusement impressionné,
c’était le cri des chevaux explosés.)
Par contre, quand je
lis de crâneurs et fanfarons mémoires, des pages destinées
aux livres scolaires qui exhortent au
combat, le mensonge de dissimuler l’unique trésor de la vie, avec
lequel on veut faire croire que la mort est nécessaire et que le sang
versé rendra la vie plus belle et plus heureuse me révolte.
L’homme est capable de mourir joliment, mais il n’en découle
pas que la mort soit un acte joli, il en découle seulement qu’un
homme est supérieur à ses ennemis, les meurtriers lâches,
provocateurs et fauteurs de guerre.
Les personnages des Adversaires ne louangent pas la guerre,
ne prononcent pas une seule fois les mots devoir, patrie, sacrifice
héroïque, veuves et orphelins qu’il faut protéger. Ils
observent avec peu d’illusions "la cause sacrée" dont ils
ne voient que la saleté, le sang et les poux – l’amant
commun des deux rivales et le père français qui négocie
pour vendre sa fille ne sont pas particulièrement bien placés
pour brandir le drapeau marial devant les yeux du héros qui court à
la mort. D’ailleurs ceux-ci maudissent abondamment, tout autant que les
soldats de Barbusse et de Remarque, le salopard de Dieu qui a inventé la
guerre – sans épargner pour autant les rois ni les glorieux
généraux. Un personnage est même soupçonné de
ne pas hésiter à s’automutiler pour une nuit d’amour,
si c’est la seule façon de se libérer de l’enfer
sanglant.
Mais, après une
demi-heure de repos, dans le silence de la nuit, quand l’alarme retentit,
les deux rivaux, l’automutilé et le héros, dans la fatigue
d’une veille de dix jours plus mortelle que la mort, leurs muscles
déchirés, furieux, maudissant et jurant, claudiquant de blessures
et demi-inconscients, finissent pourtant par se redresser, ils laissent
là, tous les deux, la jeune femme, jurant, maudissant, mais sans
hésiter : celui qui pourrait rester comme celui qui doit
partir ; ils reconnaissaient pourtant dans l’autre le
véritable ennemi, il y a quelques minutes encore, cherchaient la mort de
l’autre pour la jeune femme pour laquelle ils avaient
déserté la tranchée – maintenant dans une
étreinte et des cris joyeux tous les deux partent ensemble à la
mort. Non par patriotisme, non par illusion, pas non plus
électrisés par le sens viril du devoir. Simplement parce que cela
est aussi possible – parce
qu’être un homme signifie être
libre – et moi je
préfère choisir le courage : non parce que c’est mieux
ou plus utile ou approprié, mais parce que c’est plus beau que la
lâcheté.
Le spectateur sort du
théâtre avec le sentiment que ce globe de boue terrestre ressemble
passablement à l’enfer, mais il recèle aussi du paradis. Il
n’est apparemment ni le paradis ni l’enfer, mais une transition
entre les deux. Une sorte de purgatoire finalement, pénible à
traverser, mais qu’il aurait été dommage de ne pas
connaître, avant d’accéder soit à l’enfer, soit
au paradis.
23 juin1929