Frigyes Karinthy : "Mon journal"
j’ai mangÉ de la seiche
Et j’aimerai manger encore toutes
sortes de choses, des poissons, des araignées, des crabes, des actinies
et puis de ces petits poulains bizarres, de ces petites figurines du jeu
d’échecs, qui sont dans la mer. Mes yeux et mes oreilles et mes
narines et mes doigts ne suffisent pas pour accaparer, pour avaler ce monde
merveilleux, ces grosses masses visqueuses – je dois les toucher aussi
avec mes gencives et mon estomac. Une fois préparées dans nos
assiettes, on les appelle : "frutta del mare", fruit de mer. L’eau, l’eau avec
sa vie fourmillante – à quel point je ressens que c’est le
vrai milieu archaïque de la vie, le berceau de nos origines ! Mon
cher et sage ami Sándor Ferenczy vient justement
d’écrire un livre si je ne me trompe pas, dans lequel il
démontre à quel point, avec quelle nostalgie douloureuse dans les
tréfonds de notre conscience, nous nous sentons poisson, poulpe, que
sais-je encore ce que nous avons été !
Ce
matin j’ai nagé longtemps vers le large dans l’eau pure et
cristalline de l’Adriatique. Observez le halètement
assoiffé de l’homme qui nage, sa façon de mettre la
tête sous l’eau, de souffler, de bâiller comme une carpe, de
se lécher les lèvres – il aimerait se cacher sous
l’eau, s’immerger dans la profondeur, avec ses beaux gestes lents,
sans poids, comme la vie bouge dans un film au ralenti ! Je plonge, je
serpente sous le miroir, j’ouvre grands yeux et bouches – et
déçu, j’émerge vite quand je manque d’air
– déçu comme un handicapé qui pour quelques minutes
a oublié que quelques millions d’années auparavant il a
perdu ses branchies, il ne peut pas demeurer sous l’eau où
pourtant il y était si bien.
Il
faudrait trouver le moyen de les récupérer, artificiellement. Nos
ailes, nous avons bien fini par les récupérer, nous voguons de
nouveau librement dans l’océan aérien comme jadis quand
nous fûmes chauve-souris et albatros, diables et anges – comment
est-il possible que la technique n’a pas autant planché sur le
problème des branchies artificielles que sur celui de l’avion ou
du chemin de fer ? En fait la vie humaine n’occupe qu’un
cinquième de la superficie de la terre – le reste est de
l’eau, énormément de couches d’eau
superposées, une énorme masse d’eau, étalée
elle serait plusieurs millions de fois la surface sur laquelle nous vivons
– elle pourrait toute être à nous ! Le vrai milieu de
la vie quand on y pense, pourrait bien plus être comparé à
un aquarium géant qu’à un paysage vallonné !
Quel bonheur ce serait de s’immerger, errer durant des heures, flotter
au-dessus de mystérieuses forêts coralliennes, et plus bas,
où n’éclaire plus que seule la lueur électrique
bleue des méduses, le long des rues de l’Atlantide – puis de
nouveau remonter à quelques coups de nageoires tourbillonnants,
redécouvrir ce splendide diamant étincelant dans le ciel, le koh-i-noor des étoiles, le
Soleil ! Y a-t-il de plus beaux gestes dans l’univers que des
poissons baguenaudant en silence, ceux des anguilles et des méduses
fuyant sans contraintes en trois dimensions, s’enroulant, puis
s’étalant de nouveau pour se bercer dans les coulisses d’un
ballet éternel des sept voiles ?
Je
rampe sur
Au
demeurant la seiche n’est pas désagréable. J’ai
même bu son jus noir goudron. Elle n’a vraiment pas de talent cette
bestiole, elle trimbale tant d’encre et n’écrit rien.
Après pareil festin, moi j’ai l’impression
d’être un porte-plume géant dans la main de Dieu.
J’espère qu’Il m’utilisera pour écrire un
chef-d’œuvre.
Décor
J’ignore
ce que me veut Simon Kemény[1],
mon confrère poète aimé et admiré. Car j’ai
l’impression que la dernière fois, dans sa note sur Venise, il
voulait me faire
Lido
Le
matin du premier jour un cri effrayant me tire de mon sommeil. Un hurlement
prolongé dans la rue, un cri guerrier chargé de frayeur et de
panique.
« Bella uva… bella uva… bella
uva… a… a… »
Cela
s’éloigne, on dirait qu’on hurle dans chaque portail.
Qu’est-ce qui se passe, pour l’amour de Dieu ? La guerre
mondiale a éclaté ? Porte-t-on un sabre ensanglanté
de maison en maison ? Mon cœur palpite à tout rompre.
Je
me penche par la fenêtre.
Un
vieux monsieur trimbale un panier de raisins. Il les propose :
« J’ai du beau raisin. ». C’était
ça les râles mortels.
Comment
hurlent-ils si ça va mal ?
Autre chose
Les
jolis petits trams blancs n’ont pas d’arrêt
désigné. Si quelqu’un veut y monter, il se met sur les
rails, il fait signe au conducteur et le tram s’arrête. Pour
descendre c’est la même chose. Ce n’est pas idiot.
Venise, encore et encore.
Je
n’arrive pas à m’y habituer, moi qui ai de la culture.
À ce que les portes s’ouvrent directement, sans marche et sans
seuil, sur l’eau. Soit que les gens d’ici ne sont jamais distraits,
soit que la notion de "porte" signifie autre
chose pour eux que pour moi. Ne leur arrive-t-il jamais de se réveiller
le matin, de se frotter les yeux, de bâiller, sortir du lit encore ivre
de sommeil et entrer dans
En
fin de compte, quoi qu’on me dise, on est en pleine inondation ici,
c’est tout. L’inondation est là depuis mille ans –
mais ce n’est qu’une inondation, c’est tout.
Vers Murano en motoscafo
Ou
alors ils ignorent ce que c’est que l’eau. Notre canot à
moteur a tourné dans une rue latérale, puis il a filé
entre deux maisons, il a fui Venise et nous voguons maintenant au large vers la
petite île voisine.
Sur
l’eau ?
Des
deux côtés, tous les cent mètres, des balises de
signalisation, tout au long, exactement comme sur une route. Plus loin
s’éloigne l’alignement des poteaux
télégraphiques, tirant leur câble jusqu’à
l’horizon. Nous laissons derrière nous un cimetière, puis
c’est
Nous
franchissons un petit village. Le vrombissement du moteur fait apparaître
sous les portes sales des enfants paysans demi-nus, et – ils piquent des
têtes dans
Une
étable avec des bœufs qui ruminent. Deux canots dans
l’étable.
Authentique
tableau fermier, de
Midi,
chaleur étouffante. Tiens, ce poteau là-bas, n’est ce pas la bascule d’un puits ? Il n’y
a pas un peu d’eau ici, à proximité ?
Murano, verrerie
Je
l’avais prévu, je vous le jure. Que j’oublierais quelque
chose dans cette soufflerie de verre. Je n’y ai pas manqué.
J’ai oublié une belle pêche en verre. Tant pis, je vais
m’en faire souffler une autre. Retournons vite au canot.
Burano
Burano est beau aussi.
Murano est beau aussi. Murano-Burano, c’est
beau aussi.
Torcello
Un
temple du sixième siècle, avec de charmantes scènes
naïves de la Bible. Il est très ancien, il pourrait être
égyptien.
Alors
la religion de la miséricorde n’avait encore que cinq cents et
quelques années d’âge.
Elle
a deux mille ans aujourd’hui.
Dans
la cour du temple une femme brune et maigre administre une correction à
un petit ange Murillo de six ans. Le petit ange hurle comme un
écorché vif.
Padoue
Pauvre
Sándor Bródy[4] !
C’est lui qui répétait dans ses dernières
années qu’il viendrait ici à Padoue pour vendanger des
figues, comme carabin ! (C’est ce qu’il disait !) Il
n’a pas pu venir. J’aimerais le consoler dans son linceul de
poussière – il n’y a pas de vendange de figues à
Padoue. Il y a en revanche une église à Saint Antoine, on peut y
voir diverses parties du corps du saint si charitable.
Dans
le faubourg les couloirs sont dehors, devant les fenêtres. Deux femmes
apparaissent en même temps dans deux embrasures de portes, au
quatrième étage, elles s’entrecausent.
Une
très belle petite fille lance un baiser à quelqu’un depuis
une fenêtre sale ou plutôt un creux d’une terriblement
vieille maison. J’ignore pourquoi je pense à Pirandello et tout
à coup je comprends clairement et je trouve très juste la
pièce "Six personnages en quête d’auteur", qui chez moi me
paraissait bien étrange. Taine aurait-il quand même raison ?
Arcades
Tout
un quartier avec des arcades. Des arcades, une sorte de galerie à
colonnades, tout au long devant la maison. À mon sens ce motif
architectural médiéval est vraiment pratique. Il donne à
la rue un caractère fermé et assure le meilleur parapluie
général, permanent pour tous.
Les pigeons de
Ils
sont gros et imbus d’eux-mêmes. Je pense qu’ils sont de
mèche avec les marchands de graines pour les oiseaux, ils tirent des
pourcentages. Une chose est certaine, ils ont le sens de l’ironie –
le maïs que j’ai acheté cher pour le leur offrir, quelques
heures plus tard je l’ai revu, un peu élaboré, sur mon
chapeau.
C’est ici que tu dois vivre
et mourir[5]
Cet
après-midi, ma femme est entrée dans une librairie. Ne parlant
pas l’italien, elle comptait faire valoir ses connaissances de
français et a dit sur un ton élégant :
- Pardoné moa, eskeu vousavé kelkeu euvre deu
kelkin…
À
ce discours français le libraire italien leva des yeux
désolés et dit simplement en allemand :
- Ich verstehe nicht ungarisch[6].
Moschito et avion
Ils
nous empêchent de vivre. Le soir c’est le moustique qui bourdonne
sur la fenêtre, le matin c’est l’avion qui vrombit, si bas et
si près qu’on a l’impression qu’il va venir
s’asseoir sur notre nez.
Manger des spaghettis
On
les mange avec une fourchette que l’on tourne vite et habilement vers soi
pour les enrouler – quand c’est fait, on la bascule d’un
geste et on la porte à
Mon plus horrible souvenir
C’est
au Lido que j’ai aperçu la mer la première fois ici :
le matin, m’étant déshabillé, en sortant de ma
cabine. Fixant mon regard sur l’horizon, sous le charme, j’ai
foncé tout droit devant moi – quand l’eau me montait
jusqu’à la ceinture, je me suis laissé aller et je me suis
mis à nager sans bruit vers l’Infini – les guerriers grecs
ont dû ressentir la même chose quand ils criaient « Thalatta » - Christophe Colomb a pu ressentir la
même chose au bout de l’Océan quand il n’était
pas encore sûr s’il touchait les sables de l’Inde par
l’autre côté ou s’il se cognait directement au ciel de
cristal.
J’en
étais là quand une voix s’est fait entendre derrière
moi, farceuse, en hongrois :
- C’est
ainsi vous nagez ![7]
Fin !
Les lagunes de Venise
Il
paraît qu’on a mis au concours, avec une grosse somme à
gagner, le problème de l’assainissement artificiel de l’eau
croupie de la mer, de temps à autre.
Futurisme
Dans
le Giardino Publico une exposition internationale de
peinture. Chaque nation a un pavillon. Ce n’est pas trop
intéressant. Une rumination languissante sur toute la ligne, des toiles peintes
pleines de rien. Quelques portraits plaisants. Les Français sont
étonnamment faibles, les Hollandais paraissent plus intéressants.
Des maniérismes, une compétition de sans manières –
mais les plus maniérés de tous sont les Futuristes qui ont leur propre
pavillon. L’Art du Futur, cette résolution obstinée de se
comporter, de penser et de sentir le cinq juillet comme si c’était
déjà le sept octobre (mon Dieu ! Dis-moi qu’il est
possible de pronostiquer comment sera le monde dans vingt-cinq ans, pour le
moment cet art est plus près du passé proche que du futur proche.
Le futur lointain, pour moi, ressemble davantage au passé lointain
– il est certain que le Tintoret et Giotto survivront à ce
futurisme.
24 août 1927
[1] Simon Kemény (1882*1945). Poète et éditeur.
[2] Ville du Friul à l’est de Venise.
[3] Allusion à « Falu végén », poème de Sándor Petőfi, commençant par « Au bout du village un petit troquet, dont la Szamos lave le flanc »
[4] Sándor Bródy (1863-1924) Écrivain, journaliste.
[5] Un vers de « Appel », poème de Mihály Vörösmarty (1836).
[6] Je ne comprends pas le hongrois.
[7] Allusion au titre "Ainsi vous écrivez"