Frigyes Karinthy : "Optimistes"
Je vais enfin nouer une
petite liaison passagÈre
Du
journal d’un bon vivant
4
novembre
…
oui c’est vrai ça, aujourd’hui au café une belle
grassouillette a été très bienveillante avec moi, c’est pas pour dire, j’ai une sacrée
chance. Ce doit être une de ces tigresses sensuelles, elle a des ongles
longs qu’elle a fait pénétrer dans la paume de mes mains
tout en dardant sur moi ses langoureux yeux bruns. Je vais enfin nouer une
petite liaison passagère. Demain. Et toc !
9 décembre
Cette
Bertha – c’est son nom – c’est vraiment une femme
intéressante : on dirait qu’elle a été
carrément découpée dans un roman noir sous un titre dans
le genre : "La belle vampire' ou "La
démone". Elle a vraiment des allures démoniaques : des
lèvres pulpeuses, une bouche blême, des mains aux poings
serrés ; pour moi tout ça !!! Le démonisme et moi,
c’est bien trouvé !!! Très bien. Évidemment, je
joue l’homme "entortillé". Pour le reste :
après-demain, jeudi, à trois heures de l’après-midi.
Et toc !
20 janvier
…
D’ailleurs cette Bertha, elle m’énerve aussi. Une fois de
plus elle n’a pas pu venir à cause de son mari, et puis zut, je
n’ai pas aimé du tout de devoir l’attendre, et puis zut et
zut. En revanche elle m’a écrit une assez gentille lettre, je ne
pourrai pas la voir pendant une semaine, dommage, je me suis déjà
si bien habitué à cette petite tigresse : elle me manquerait
presque. Et puis zut. Et toc. Ce sera pour la semaine prochaine. Cette chambre
conviendra je pense, j’achèterai peut-être une couverture
pour le canapé, que ne ferait-on pas pour une gentille petite liaison
passagère comme ça.
30 mars
Ridicule
que Bertha puisse se fâcher pour des broutilles pareilles, elle aurait
dû très bien savoir que je ne l’entendais pas comme
ça… C’est pour ce que j’ai dit hier soir qu’elle
ne serait pas venue ? Toute la journée je ne fais que me casser la
tête là-dessus, je n’aimerais pas que cette gentille petite
liaison prenne fin pour une broutille pareille. Non mais vraiment.
J’achèterai une lampe à abat-jour – zut, c’est
ridicule, je causerai demain à cette petite, il faut savoir s’y
prendre avec les femmes, il y en a là-dedans, dans la caboche d’un
homme qui veut se payer du bon temps. Et toc. Ça me fait quand même
un peu mal à la tête toutes ces respirations.
6 avril
Il
faudrait quand même travailler un peu. Je me sens tout bizarre, ce
changement d’air m’a abruti… C’est vrai, je vais
probablement rompre avec cette Bertha, trop de problèmes ma Berthounette chérie, après tout un bon vivant
badin et coureur de jupons dans mon genre ne peut pas faire le joli cœur
tout le temps : et patati et patata, tu m’aimes, tu m’aimes
pas – puis trois heures d’explications : mais si bien
sûr, je t’aime vraiment, mais pas comme ci, plutôt comme
ça – et seulement à condition que ; bref, ma chère
Bertha, vous avez de très beaux yeux, mais vous devez apprendre, ma
chère, que j’ai un caractère ferme et résolu et je
vous dis : ou bien, ou bien ; et surtout pas de pleurs et de crises de
larmes, chez moi ça ne prend pas, mais veuillez savoir de manière
sûre si vous voulez, oui ou non. Et toc.
11 juin
Étrange.
Bon, alors elle ne veut pas, parfait… Mais alors pourquoi dit-elle
qu’en réalité elle veut, alors qu’en
réalité elle ne veut quand même pas. Je ne comprends pas
ça tout à fait. Je sais bien que c’est une chose
passagère, mais tout de même je ne comprends pas vraiment et
d’autant que j’ai déjà comme une douleur à la
poitrine, mais il faudrait tout de même trouver le moyen de le comprendre,
ça. Elle dit bien que si je la comprenais, elle voudrait bien, mais
d’une part il faut savoir s’y prendre avec les femmes, et puis,
puisque je suis déjà fourré là-dedans… Je
suis un peu fatigué, et puis zut, toute la nuit j’ai marché
le long du Danube, et puis zut, c’est-à-dire que je me tourmente
constamment, je me dis que je suis un homme avisé… Et puis zut,
zut et zut.
30 juin
Je
vais aller jusqu’au bout dans mon jeu, au diable l’avarice :
je tiens quand même à la faire valser cette Bertha, même si
ces choses-là ne sont qu’éphémères et que
normalement ça ne vaudrait pas tellement la peine. Ça va
m’intéresser, je vais lui faire le numéro du candidat au
suicide, ça devrait quand même faire son effet sur cette idiote
d’hystérique neurasthénique. Ce n’est pas pour dire
mais je me suis solidement fourré dans la tête de bien la faire valser, et la pauvre, je vais la rendre dingue de
moi, bien fait pour elle. Parce que, vraiment, je serais en droit de dire
qu’elle retarde la chose sans raison. Ce n’est pas que ça me
fâche, ça me rend plutôt nerveux. Qu’est-ce
qu’elle veut dire avec son "je vous aimerais si je ne vous aimais
pas" ? Je suis très nerveux, qu’en faire ? Bon,
demain je mettrai fin à tout ça, je lui dirai carrément :
ou bien, ou bien. Je sors ce soir, voilà !.
1er juillet
Ou
plutôt je ne sors pas.
8 juillet
C’est
ridicule, je sais très bien ce que tout cela signifie. Car moi aussi
j’ai lu Strindberg et Schopenhauer et Weininger,
et c’est un cas de nymphomanie caractérisée, justement, un
cas très intéressant, si on est capable de l’observer bien
froidement et de l’extérieur. La seule chose
désagréable est effectivement que je veux lui expliquer, c’est
que je ne peux pas lui expliquer ce que j’entendais par mes explications,
parce qu’elle n’est qu’une femme et moi, je suis un homme
logique – mais je n’ai pas l’occasion d’expliquer
ça et c’est pourquoi j’ai des douleurs aux tripes.
30 juillet
Ou
plutôt je n’explique rien du tout, il faut montrer que pour moi ce
n’est pas si important que ça, que ce n’est que passager.
Voyons,
c’est ridicule. Je vais m’amuser, moi. Je m’occuperai
à autre chose, ça lui apprendra ce que j’ai signifié
pour elle et elle viendra… Il f-faut sa-savoir s’y pre-prendre avec les fe… fe… fem… mes. Et puis
zut, ce stylo n’écrit pas. Mais j’ai trop mal au crâne.
26 octobre
Je
cogne tout le temps ma cervelle ici contre un mur, il y a là un
excellent mur, mais ça ne sert pas à grand-chose. C’est
cette liaison passagère que j’aimerais encore… Une fois que
je me suis mis dans la tête qu’elle viendra
quand même, pas ici… Et je m’y prendrai avec
énormément de ruse… Malheureusement mon cerveaupulse
très fort dans ma poitrine.
27 octobre
C’est
merveilleux comme ces trois nuits étaient passionnantes, c’est rn toute
conscience que je m’observe… Bon, elle viendra aujourd’hui,
ça, c’est certain. D’évidence, si elle n’a pas
pu venir hier et avant-hier c’est sûrement parce que, comme elle
l’a écrit l’autre jour, si elle venait elle montrerait
à quel point elle ne veut pas venir. Je joue un jeu bizarre maintenant
avec mes poumons : je siffle par les yeux et par le nez tandis que par les
yeux je … Aussi, hi hi hi,
dégueulasse. Je me suis déjà si bien exercé, hi hi hi, je peux faire ça
pendant des heures sans interruption. Aujourd’hui elle va venir, et si elle
ne venait quand même pas, j’ai également concocté
quelque chose de chouette : j’aspire trois bulles de fer dans ce bol
en fer, je les fais monter dans ma tête : le bol en fer contre les
tempes et boum, ça ne sifflera plus et elle pourra venir sans crainte :
ça ne siffle pas, tout va bien. C’est bien quand on est aussi
astucieux et froidement bon vivant.
29 octobre
C’est
magnifique avec ce bol en fer, j’aime beaucoup ce bol en fer. Maman,
s’il vous plaît versez-moi du café du bol en fer avec de la
mousse de fer. De la mousse de fer rouge, c’est très bon. Je veux
aussi jouer au boum-boum : c’est pas
mauvais, je suis bien placé pour savoir comment on fait pour cuisiner
une hystérique. Un jeu hystérique, voilà comment on y joue :
on pommade ses lèvres avec de la chaux, complètement en blanc, et
on convulse de la bouche, et on fait les yeux exorbités. En
réalité je voulais très exactement prouver qu’elle
mentait, ça a été la cause de tout. Je ne bois pas pour le
moment, d’abord je prouve qu’elle ment. Je veux un bol en fer.
32 octobre
Naturellement,
le mensonge a pénétré dans la poitrine, pour y
remédier, il faut prendre maintenant de la poudre de fer, dans un bol en
fer. L’explication aussi, elle s’est portée sur la poitrine,
car ça demande tout de même une explication : c’est un
mensonge de dire qu’une femme trompe un homme uniquement pour lui montrer
combien elle l’aime, et elle l’aime justement parce qu’elle
ne veut pas, et dès ce moment tous les sentiments de l’homme
peuvent se figer d’un coup, et elle pourrait l’aimer si elle
était sûre que s’il l’aime ce n’est pas parce
qu’elle aimerait aimer se faire aimer. Il y a là effectivement une
erreur de logique, et pour bien l’expliquer à une femme on doit
faire continuellement comme ça : arreu !…
arreu !… arreu !…
dans un bol.
49 octobre
Avec
la cherté des logements, c’est tout ce qu’on peut avoir
comme chambre, une fois qu’on a bu la bulle de fer bien sûr. Encore
heureux que je n’ai pas trop la bougeotte, en partie parce que ma
cervelle a débordé et j’ai bien peur qu’elle ne coule
sur mon veston de sortie si je bouge. Je ne pourrais pas dire que cette chambre
pèche par excès de propreté, tout le temps des vers se
promènent sur mon nez, c’est une cochonnerie de donner une chambre
comme ça. Enfin j’espère que cette Bertha finira par venir,
je crois que je pourrai lui expliquer très calmement et froidement que
de mon côté il s’agissait d’une liaison
fondamentalement passagère, et qu’elle n’avait aucune raison
d’enfoncer ses ongles dans la paume de mes mains, en outre j’ai
inventé un aphorisme : "il y a des femmes pour lesquelles un
bon vivant doit mourir pour qu’un homme puisse les avoir !". Je
voudrais au moins dire ça à Bertha.
982 octobre
Mais
bien sûr. J’ai enfin compris ce que voulait dire cette Bertha quand
elle a enfoncé ses ongles dans la paume de mes mains. Depuis le premier
du mois un monsieur habite ici en face, il dit qu’elle les lui a
enfoncés à lui aussi, et qu’elle ne voulait rien dire par
là. Bien sûr, cette Bertha ne m’aimait pas, je le comprends
maintenant. Je suis un homme rusé, dans ma joie j’ai ricané
un si grand coup que la mince couche de chair qui couvrait encore ma tête
s’est écaillée. Dorénavant je ricanerai toujours, dans
ma joie d’avoir enfin compris cette Bertha. "Bééé… !"