Frigyes Karinthy : "Optimistes"
MADAME
Pommier, l’arbre[1]
I
Il
n’en était pas mort : on lui avait extrait la balle du
ventre, on avait détaché la corde de son cou, le tramway
s'était arrêté à deux centimètres de lui, les
pompiers l'avaient attrapé sur le toit avant qu'il ne saute. À l'asile,
il se conduisait convenablement, il ne faisait pas de grimaces derrière
la grille, il acceptait de bon cœur les douches froides ; une fois
seulement il demanda obstinément au médecin de la ouate :
c'était pour empêcher le frottement de ses poumons sur ses
côtes, disait-il. Il demanda aussi du papier-émeri, sans
préciser toutefois pour quel usage.
II
Au
bout de trois semaines il aperçut l'arbre pendant la promenade matinale.
Au début, il ne s'en soucia pas, et même faisant la moue, il se
détourna de lui négligemment. Et puis un matin, par hasard, il
marcha sur une des racines.
- Pardon,
dit-il froidement, je n'avais pas vu.
III
Plus
tard il s'arrêta devant lui, les mains derrière le dos, et le
regarda de biais, en souriant ironiquement.
- Bel
arbre, dit le médecin qui l’observait
- Oui,
répondit-il sèchement, une belle plante, cet arbre ! Pas mal
du tout. Il vous plaît ?
Et
il rit d’un air entendu.
IV
- Vraiment,
c'est un très bel arbre, dit-il le lendemain.
À
présent, il était souvent dehors. Il faisait des allées et
venues dans le jardin, jetait des coups d'œil furtifs derrière lui.
Il regardait le médecin sombrement : une fois, tout d'un coup, il
attrapa une branche de l'arbre, l'attira à lui et en embrassa le bout.
Pudiquement, avec coquetterie, l'arbre retira sa branche.
V
Pendant
quelques jours il souffrit d’insomnie ; le matin il était
pâle et paraissait troublé, sous ses yeux il y avait des cernes
noirs. La nuit il sortait en cachette dans le jardin. Le matin, il observait
l'arbre avec des yeux voilés et souriait mystérieusement.
- Ah,
ah, disait-il sur un ton taquin, voilà de jolies racines à
culbute.
Quand
personne ne regardait, haletant, il se collait à l'arbre.
VI
- L'automne
arrive très tôt cette année, dit le médecin les
feuilles commencent déjà à tomber.
Il
jeta un regard hostile au médecin.
- Oui,
dit-il avec insistance, elles tombent très tôt. Regardez un peu...
la résine... elle ne coule pas, la résine, très
étrange... et ces cernes annuels, de plus en plus nombreux…
Parfois
il regardait avec haine en direction d'un coin du jardin, là où
se trouvait un vieil arbre ratatiné et bedonnant. Il s'en
détournait, la mine offusquée.
- C’est
un pommier aussi, dit le médecin.
- Je
sais, répondit-il crûment. Pauvre vieux. Tant pis pour lui Je
n’y peux rien. Pourquoi n’est-il pas sur ses gardes ? On doit
savoir surveiller sa femme.
Et
d'un air fanfaron et querelleur il sifflotait et passait devant l’autre
arbre, tout en piétinant ses racines.
VII
- Je
crois que bientôt il aura des fruits, dit le médecin.
- Oui.,
dit-il avec un petit sourire goguenard. Eh bien, qu’en pensez-vous ?
- Ce
que je pense, à propos de quoi ?
- Pensez-vous
qu'il me ressemblera ?
- Le
fruit du pommier ressemble à la pomme, dit le médecin doctement.
C’est un pommier. Comme celui-là là-bas au coin.
C’est aussi un pommier.
Il
ricana sardoniquement.
- Vous
croyez ? Parce que celui-là est un pommier, celui-ci doit porter
des pommes ? Eh bien, nous verrons.
VIII
-
Nous verrons, Docteur, à qui il ressemblera
L’automne
était déjà là et le matin, le jardin était
brumeux et humide.
- Faites
préparer un berceau, Docteur, dit-il. Je crois qu’on en aura
besoin.
- Oui,
dit le médecin et il appela le pavillon D pour savoir s'ils avaient de
la place pour recevoir quelqu'un du pavillon C.
IX
Un
matin à six heures, le médecin se réveilla et se rappela
en bâillant qu'il pourrait probablement cueillir des fruits sur l'arbre;
il sortit pour voir.
Il
l'aperçut tout de suite. Il pendouillait entre les feuilles, il
était déjà un peu rabougri, mais vert. Il ressemblait
vraiment à son malade.
Le
médecin hocha la tête et le détacha de l’arbre.
Ensuite il téléphona et commanda un berceau en bois.