Frigyes
Karinthy : Recueil
"Panorama", titres
je n’Écris pas sur le thÉÂtre
Mon cher Incze[1],
S’il
te plaît ne m’en veuille pas, je veux seulement te faire savoir que
je ne pourrai pas t’envoyer mon article de la semaine, pourtant
j’aurais grand beso... heu, tu en aurais grand
besoin. Je ne l’écris pas car je ne sais pas écrire, je ne
veux pas, je ne veux plus, j’en ai ras le bol, il me faut un peu
d’air, une transition, du repos – ou bien permets-moi
d’écrire sur autre chose, alors là oui, très
volontiers, en privé, sous forme de lettre. Écoute, ça me
fait penser que nous ne nous sommes jamais écrit de lettre l’un
à l’autre, pour rien, par amour... L’autre jour j’ai
commencé à en écrire une, et j’ai écrit
dessus par distraction, en haut « à typographier en borgis durch[2] ». En un mot, je ne veux pas écrire
sur le théâtre, je veux oublier qu’il existe, je veux parler
d’autre chose. Toi qui as la tête pleine de théâtre,
et qui crois qu’il n'y a que ça qui existe, essaye de comprendre
qu’il y a tant et tant d’autres choses dans le monde... plein
d’autres choses, sur la terre et dans le ciel plus que vous ne
l’imagineriez... fi, ça suffit, j’ai cité du Hamlet.
Écoute,
mon cher Incze, tâche de comprendre que le
théâtre n’est pas tout. J’ai par exemple reçu
ce matin le dernier numéro du "Bulletin des Sciences
Naturelles" - avec un article
génial sur les atomes – sais-tu à quel point c’est
intéressant ? Mais sérieusement, je ne plaisante pas,
écoute-moi, ces résultats des dernières recherches,
ça ne peut pas ne pas t’intéresser, tu verras.
Écoute, parlons affaires : pour combien me permettrais-tu
d’écrire quelque chose pour toi là-dessus, ou au moins te
le raconter de vive voix ? Figure-toi qu’aujourd’hui on ne
parle plus d’atomes, on parle désormais d’électrons – tiens, est-il vrai que la saison
prochaine le National veut remonter Electra avec Ivánfi[3] ?
Oh pardon – fi. Tu vois, merde alors, voilà que ça
recommence.
Mais
à quoi bon parler d’atomes alors qu’il y a tant
d’autres sujets. J’ai lu hier soir le magnifique livre de Fabre[4]
"Souvenirs Entomologiques" sur les insectes, les termites, les
araignées... un monde merveilleux, écoute ! Je
n’aurais jamais cru que ce qu’on appelle en général la science, peut procurer une lecture aussi passionnante. Nul roman ne m’a
encore autant absorbé que ce roman géant de la réalité, du monde existant dans lequel
nous vivons, dont nous faisons partie, et que nous commençons à
découvrir, bouche bée, après cet autre monde imaginaire,
à l’âge de trente ans, en nous demandant pourquoi nous avons
trouvé ça ennuyeux à l’école... Dis-moi,
sais-tu seulement que les fourmis élèvent pour elles-mêmes
des animaux domestiques ? Leurs vaches à traire à elles...
et qu’elles vivent en monarchie sous le règne d’une reine,
qui est la seule femme que... je crois que c’est de là que Pierre
Benoît a piqué le sujet de son roman "l’Atlantide"
dont ce grand film a été tiré, bien sûr mal à
mon avis, parce qu’une des premières conditions de la dramaturgie
au cinéma est que le héros et les personnages secondaires,
à l’instar de la scène, doivent... non mais zut, ça
recommence, ça te reprend encore, caboche ?! Tu ne peux vraiment
pas oublier le théâtre une minute, pour me faire plaisir ?
Ou
que dire des araignées ? Il existe une sorte
d’araignée qui se fabrique à partir de l’air une
cloche d’immersion, pour se cacher là-dedans. Le mâle a
terriblement peur de la femelle, il n’ose pas l’approcher de peur
qu’elle ne le dévore. Il se creuse donc une issue de secours, il
la tapisse de feuilles et quand ils doivent se rencontrer, vers le milieu du
deuxième acte, il envoie le vieux docteur pour qu’il dissuade Anna
de garder l’enfant, mais alors Anna juste pour avoir raison,
prétend que l’enfant n’est pas de son mari, mais quatre ans
auparavant, quand ils étaient en vacances à Hambourg – zut,
qu’est-ce qui se passe ? Je suis en train de te raconter le
"Père" de Strindberg, tu vois, une fois de plus, c’est
inouï.
Laissons
la science. Où pars-tu en vacances cette année ? À Lonto peut-être, chez Beöthy ?
À propos, si tu rencontres Beöthy,
dis-lui s’il te plaît que cette pièce française dont
il a été question – non, plutôt ne dis rien !
Parlons
d’amour. La question du sens de la vie me préoccupe souvent ces
temps-ci. Savoir pour qui nous faisons tout cela, pour quel commanditaire
– l’avons-nous voulu nous-mêmes avant de naître car si
oui, nous avons dû exister quelque part sous quelque forme, pour pouvoir
vouloir... Mais si non, à quoi bon nous forcer ? Pas vrai ? Il
n’est pas impossible que notre véritable ego ne se trouve pas en
nous mais ailleurs... Que penses-tu de cette idée ? Une belle
ineptie, hein ? On pourrait la donner dans la bouche d’un personnage
comique, dans un épisode – je n’en vois pas d’autre
usage possible.
Non,
je n’écris pas sur le théâtre, excuse-moi. Je
préfère ne pas te donner d’article cette semaine. À
propos, on pourrait imaginer un personnage qui ne veut plus entendre parler de
théâtre – ça conviendrait peut-être même
pour un trois actes. Salut !