Frigyes Karinthy

 

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LA Danse du papillon

(1927)

Fantasticum en un acte

 

PERSONNAGES

 

ARGUS, président de l’académie culturelle

DÉLIA, sa fille

 

Trois académiciens :

 AUDAX, auteur dramatique,

RHINAL, professeur d’université

CORPADÈS, général

 

GENIUS

COPAS, un serviteur

GEMMA, bonne et confidente de Délia

Trois chevaliers

 

La scène se passe à Anokoul, capitale de Taupiterre, au palais d’Argus, président de l’académie culturelle de Taupiterre, plus précisément sur la terrasse du palais. Cette terrasse fait partie d’un édifice très harmonieux, mais dont on n’aperçoit qu’un côté. La terrasse est entourée d’une balustrade de marbre blanc, l’architecture est inhabituelle et imaginaire, mais n’a rien d’utopique, et elle n’imite nullement les idées futuristes. Des lignes simples et pures, les ornements sont de simples reliefs, sans peinture ni arabesques. Tout ce que l’on voit ici est fait pour la main, et en tant que tel ressemble à ces créations grecques classiques, qui avec le temps ont perdu leurs couleurs et donnent l’impression de ne souligner que les formes.

Nous sommes en un bel après-midi ensoleillé d’été. De la terrasse on voit des montagnes bleues au loin, et encore plus loin des sommets enneigés. Au milieu de la terrasse se trouve une grande table ronde en pierre entourée de bancs de pierre ; un escalier descend à droite, à gauche un autre conduit au parvis du palais. Au milieu de la table, un grand plat de marbre dans lequel brûle une flamme de naphte, au début, sous le soleil, plus faiblement, mais plus tard, au crépuscule, cette flamme s’éteindra d’elle-même. En bordure de la terrasse un nu féminin sur un socle. Dans un coin une harpe appuyée contre la balustrade.

Les personnages, à l’exception de Genius, portent un masque spécial sur le visage. Sous des sourcils normaux, les paupières collées font à peu près le même effet que les yeux en relief des sculptures grecques, confondus avec le masque du visage.

Les appels de cors et de gong qui retentissent de temps à autre dans la pièce sont des phrases musicales harmonieuses ; la mélodie finale de l’orgue est un numéro autonome. Les costumes sont imaginaires mais nullement grotesques, les vêtements des hommes ne sont pas très différents des habits contemporains, juste un peu stylisés. Nulle coloration sur les costumes, leur grisaille écrue se fond dans le milieu jaunâtre. Seul Genius porte des habits colorés.

Le metteur en scène trouvera les formes qui conviennent. Nous remarquons accessoirement, car ce n’est pas très important du point de vue de l’action ni des dialogues, que cette pièce ne se passe pas sur la Terre mais sur une planète étrangère de votre choix où apparemment le jour dure vingt-cinq ans et la nuit également.

Les masques d’Audax, Rhinal et Corpadès, les trois autorités de l’académie culturelle, peuvent être des caricatures d’hommes publics. Argus a une belle tête de Socrate. Délia est une charmante jeune fille. Genius est un jeune homme enthousiaste, modeste mais qui s’emporte facilement. Copas est un serviteur humble et respectueux. Gemma n’est pas seulement la bonne de Délia, elle est aussi sa confidente.

Quand le rideau monte, la scène reste vide un temps. Jeu de gongs harmonieux, des cris en bas.

 

LA VOIX Copas ! Copas !

COPAS (sort en hâte du palais par une petite porte, se dirige vers l’escalier de la terrasse, les bras tendus en avant. Dans la pièce tous les personnages, à l’exception de Genius, marchent les bras tendus en avant, tâtent tout sur leur chemin, bougent et évoluent néanmoins sans gêne, naturellement et habilement) : Évohé ! Évohé ! Voici Copas !

DES VOIX (de plus près) : Copas ! Copas !

COPAS : Évohé ! Évohé ! Par ici ! Ici !

 

(Audax, Rhinal et Corpadès apparaissent l’un après l’autre sur l’escalier en train de monter sur la terrasse. Copas s’arrête à une certaine distance de l’escalier, figé, les bras tendus devant lui, respectueusement.)

 

AUDAX (fait un pas en avant et de ses doigts touche le bras tendu de Copas) : C’est toi, Copas ?

COPAS : À votre service, Monsieur. Monsieur Audax est-il seul ?

AUDAX : Non, nous sommes trois. Rhinal et Corpadès sont près de moi.

COPAS : Oh, pardon, j’aurais dû le flairer. (Il flaire.) Vous avez une odeur splendide aujourd’hui, Monsieur.

AUDAX : Laisse cela, Copas, je ne me sens pas bien… Je vieillis. Es-tu seul ?

COPAS : Monsieur ne s’est pas encore réveillé.

AUDAX : Nous ne voudrions surtout pas le déranger. Nous nous annonçons, simplement. – Nous reviendrons dans quatre mille pulsations pour l’affaire que j’ai déjà exposée dans ma lettre.

COPAS : Ah, oui, bien sûr, ce soir.

AUDAX : Revêts, toi aussi, un habit de cérémonie, mets le réticulé.

COPAS : À votre service !

AUDAX : Dieu te garde, accompagne-nous jusqu’à l’autre escalier… C’est bien… (Il tend gracieusement son visage.)

COPAS (attrape très respectueusement le nez d’Audax) : Ô Monsieur… (Il conduit Audax par la main vers l’autre escalier. Audax passe devant, Rhinal et Corpadès le suivent en file, en touchant le dos du précédent de l’index de leur bras tendu. Tous les trois descendent l’escalier. Copas revient jusqu’à la table que ses doigts parcourent rapidement. Il se fâche.) Gemma ! Gemma !

GEMMA (descend rapidement l’escalier du palais  et s’approche) : Copas !

COPAS : Oui. (Ils se tâtent le visage l’un à l’autre à la hâte. Ce geste que l’on, retrouvera tout au long de la pièce est très rapide, routinier, à peine perceptible.)

GEMMA : Qu’y a-t-il ?

COPAS : La table n’est toujours pas dressée… Monsieur prendra son goûter avec le haut conseil dans quatre mille pulsations !

GEMMA : Il fallait ressortir le service guilloché à cause de la fête. La cuisine est sens dessus dessous.

COPAS : Je veux bien le croire. Ce n’est pas souvent que l’on a une éclipse thermique, ni une intronisation, un discours inaugural.

GEMMA (soupire) : J’étais quand même plus heureuse ici ! Je ne sais pas comment ça va être en bas. (Elle désigne le bas.)

COPAS : Pareil qu’avant.

GEMMA : Vous en savez forcément plus que moi, Monsieur Copas, puisque ça va être votre deuxième éclipse thermique.

COPAS : Eh oui, bientôt je vais avoir soixante ans. J’avais dix ans le jour de la première éclipse. J’étais un gamin et j’ai trouvé ça très curieux. Tout le monde s’est caché sous la terre.

GEMMA : Racontez-moi comment ça se passe ! Est-ce que tout est préparé dans la ville inférieure pour le jour où la Chaleur est épuisée ?

COPAS : Et comment !... En bas tout est plus odorant et plus lisse !... Et tout a un son plus grave, plus résonnant !... Moi, je dois l’avouer, j’ai préféré les vingt-cinq années d’en bas, plutôt que les autres en haut. Plus exactement, aussi longtemps que dure la Chaleur (Il lève le bras vers  le soleil d’un geste incertain), on est bien aussi ici en haut,… mais après…

GEMMA (frissonne) : Ben… J’attends avec impatience le déménagement, bien sûr… Quel chambardement ça va être !... Mais après…

COPAS (la taquine) : Les bonnes à peau lisse prétendent que c’est plus agréable en bas…

GEMMA (lui tape pudiquement la main) : Allez ! Vous, les hommes, vous êtes tous les mêmes !

COPAS (malicieux) : Pas plus agréable, peut-être ?... En bas il n’y a plus de jeunes filles… Il n’y a que des femmes, c’est comme ça !...

GEMMA (se secoue) : Pouah !

COPAS : Comment ?!... Une jeune fille aussi appétissante, belle à sentir comme toi… à la peau lisse… odorante… ne devrait pas parler comme ça !... (Il la pince pour la taquiner.)

GEMMA : Chut. Chut. J’entends la demoiselle.

COPAS (sursaute) : Ne dis pas de bêtise… (Il pose la main sur son oreille.) Tu vas voir, coquine, vilaine ! Va vite dresser la table ! (Il tapote la table.) Où sont les journaux ? Sapristi !... Tu ne les as même pas préparés ?

GEMMA : On n’a pas encore reçu le Toucher National. Je cours chercher Le Flair. (Elle sort.)

COPAS (Range les chaises à tâtons autour de la table) : Encore quelques milliers de pulsations et celle-là aussi apprendra ce qu’est l’amour.

 

(La voix de Délia depuis le palais.)

 

DÉLIA : Gemma ! Gemma !

COPAS (se redresse) : Mademoiselle Délia ?

DÉLIA (sa voix) : C’est toi, Copas ? Où est Gemma ?

COPAS : Elle arrive tout de suite.

DÉLIA (sort du palais, resserre frileusement son châle sur elle. Plaintivement) : J’ai froid…

COPAS (avec compassion) : Ça ne va pas être très long, Mademoiselle. Bientôt nous irons tous dans la bonne chaleur odorante.

DÉLIA (sourit) : Oui, je la connais. Je suis déjà descendue avec papa. Pendant deux mille pulsations. (Plaintive de nouveau.) Mais avec papa seulement. Rien que nous deux. (Elle tâte autour d’elle de façon inquiète. – Ce geste la caractérise, ses bras flottent, tournoient et serpentent autour d’elle, comme les tentacules d’un aimable poulpe naïf et innocent.) Gemma ! Gemma !... Où est Gemma ?... (Elle trépigne.) Je veux Gemma !

COPAS (s’alarme) : Tout de suite !... (Il prend vite la direction de l’escalier.)

DÉLIA (avance jusqu’à la balustrade, lève son visage vers le Soleil, elle sourit) : Évohé ! Évohé !... Par ici on sent encore un peu de cette bonne petite chaleur, qui sera bientôt finie… Ensuite tout disparaîtra, sous les voûtes de pierre humides… (Elle se tâte.) Et moi je mettrai ce tissé-croisé au goût d’ambre… (Elle se retourne, porte les mains à ses cheveux.) C’est à moi qu’on jouera la musique la plus savoureuse. (Elle fredonne, puis arrête brusquement et redevient plaintive.) Gemma, Gemma ! Où es-tu ? Où es-tu ?

GEMMA (arrive en courant) : Mademoiselle ?!

DÉLIA : Gemma ! Gemma !

GEMMA : Me voici !

DÉLIA : Alléluia !... Alléluia !... (Elle écoute, elle flaire avec ses fines narines. Puis doucement.) Il n’y a personne d’autre ici !... Nous sommes seules !...

GEMMA : Mademoiselle ?

DÉLIA (tape du pied) : Appelle-moi Délia. Nous sommes seules !... Viens ici ! (Elle saute vers Gemma comme une sauterelle.) Na !... Approche enfin !...

GEMMA (approche, empressée).

DÉLIA (la saisit, la serre contre elle, avide, pressante, et dit d’une voix presque éraillée) : Tu as entendu ?! Tu as entendu ?! Tu as touché ?! Tu as senti ?!

GEMMA (tristement, presque en pleurs) : Délia !

DÉLIA (excitée) : Parle !... Parle !...

GEMMA : Ma petite demoiselle… Ma fleur de velours… Ma fleur d’abricot… Trille de canari… Mélodie en mineur… Calme-toi… J’entends jusqu’ici ton cœur qui palpite.

DÉLIA : Tu as entendu ?! Tu as entendu ?!

GEMMA : Seulement le temps d’un battement de cœur… au loin…

DÉLIA (laisse tomber ses bras de désespoir) : Tu n’as pas pu toucher son front, tu n’as pas pu sentir sa chaleur huileuse ?

GEMMA : Non… je n’ai pas pu l’attraper… j’ai crié, j’ai cru que c’est à moi qu’il répondait !... Mais il ne s’est pas approché… J’ai tendu l’oreille…J’ai cligné des doigts… Apparemment ce n’est pas à moi qu’il parlait… Il a poussé un cri plaintif, plaintif et heureux… De loin, de plus en plus loin… Puis il a disparu de mes oreilles…

DÉLIA (figée devant elle) : Il ne m’aime pas, il ne m’aime plus.

GEMMA : Ma lisse douceur !... Goût d’orange !... Saveur de melon !... Ne dis pas de pareilles sottises !... Il t’aime ! Il reviendra !

DÉLIA : Non, il ne m’aime plus… Il n’est pas allé te parler… comme les autres fois… tu l’as hélé, il ne s’est pas arrêté. (Elle lui saisit le bras.) Il en aime une autre… Tu entends ?! Il en aime une autre !... Il a poussé un cri !... Un cri plaintif et heureux… Mais il ne t’a pas répondu !… Vers qui a-t-il crié ?!

GEMMA : Il sera ici, il sera bientôt ici ! Il doit venir ici, c’est pour lui que se réunissent tous ces gens importants !... Il va venir… Pour une fête, pour les noces…

DÉLIA : Il en aime une autre !... Il en aime une autre !...

GEMMA : Il n’aime que toi !... Patiente, mon bonheur… quelques pulsations…

DÉLIA (plaintive) : Il va venir ? (Elle se blottit contre la poitrine de Gemma.) Il va venir ?... Tu en es sûre ?

GEMMA : Où pourrait-il aller ?!... Encore dix mille pulsations et l’acte solennel commencera…

DÉLIA : L’intronisation solennelle du nouvel audor… Son discours de récipiendaire… celui de mon amoureux… Il devient lui aussi un audor, avec une cagoule odeur de deuil sur la tête comme les autres grands hommes… Mon père m’a promis qu’au moment où on lui posera la cagoule sur la tête, il nous donnera sa bénédiction… Lui dans mes bras et moi dans les siens, nous descendrons ensemble, dans le monde des voix chaudes et parfumées… dans la glissante Ville d’Hiver… Pour commencer une nouvelle ère, une nouvelle vie !...

GEMMA : Dis-moi, Délia… Comment cela fonctionne ? Moi je ne comprends pas, mais toi tu es instruite… même si ce sera pour toi aussi la première éclipse de chaleur de ta vie, comment s’explique cette chose mystérieuse de l’univers ?

DÉLIA (avec intelligence et supériorité) : Petite sotte, petite sotte, mais tu as bien fait l’école élémentaire… (Elle se tourne vers le Soleil.) Tu sens bien, n’est-ce pas, la chaleur par-là ? (Elle fait flotter ses bras.)… C’est une source de chaleur, le grand centre des forces. Les forces s’accumulent pendant douze ans… Puis s’éteignent pendant douze ans. Chaque vingt-cinquième année ces forces sont épuisées. À ces moments-là tous les habitants de Taupiterre, centre de l’univers, se retirent dans l’antre tiède de la Grande Masse, parmi les terriers sinueux, les cavernes hospitalières, les salles de stalactites.

GEMMA : Et est-il vrai… est-il vrai que… que les filles alors…

DÉLIA (rit) : Petite oie blanche !... Tu l’apprendras bien un jour !... (Elle change brusquement de ton, devient plaintive.) Mais seulement si… avec lui seulement… si c’est lui qui m’accompagne en bas… S’il ne m’aime pas… je me déchire les cheveux, je m’encapuchonne, je m’allonge entre les fentes étroites silencieuses où on couche les morts quand ils ne bougent plus.

GEMMA : Il va venir… Il va bientôt être ici…

DÉLIA : Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?!... Pourquoi tarde-t-il ?

GEMMA : Il avait à faire, il se préparait aux festivités. Au discours d’intronisation qu’il doit tenir.

DÉLIA : Il aurait pu s’y préparer ici. Il inquiète aussi mon père, je le sais. J’étais dans la pièce voisine, j’ai entendu leur altercation. Ils ne s’étaient jamais querellés.

GEMMA : Les savants messieurs se chamaillent de temps en temps.

DÉLIA : Il ne s’agissait pas d’une dispute, j’ai demandé à mon père, il m’a dit qu’il fallait laisser Genius se reposer, qu’il était malade.

GEMMA : Malade d’amour !

DÉLIA : Pourquoi alors n’est-il pas ici, je le guérirais. Je lui ferais boire du lait d’amande et manger des baies de tilleul, je chanterais pour lui et je jouerais de la harpe.

GEMMA : Dois-je apporter la harpe?

DÉLIA : Inutile. Pour qui est-ce que j’en jouerais?

ARGUS (sa voix) : Copas! Copas!

DÉLIA : Mon père !

ARGUS (porte une cape, une sorte de toge rappelant la tenue solennelle des prêtres anglicans. Il sort lentement du palais) : Genius ?

DÉLIA : Mon père !

ARGUS : Délia ! Tu es ici ?

DÉLIA : Moi oui, mais Genius tarde à venir.

ARGUS (s’approche de la table, s’assoit à l’extrémité du banc de pierre, baisse la tête) : Ça dure encore… (Gemma se retire respectueusement.)

DÉLIA (inquiète, s’approche) : Mon père, est-ce qu’il t’inquiète ?

ARGUS (relève la tête, sourit, caresse les cheveux, le visage, les yeux et la bouche de sa fille pour l’encourager) : Ma petite fille, le coin de tes lèvres tressaille, elles se courbent, allons, allons, mon petit lapin… Ma petite fille chérie…

DÉLIA : Et ta voix tremble comme la plus grosse corde de la harpe… (Elle explose plaintivement.) Qu’est-il arrivé à Genius ?

ARGUS (se remet debout nerveusement) : Qu’est-ce que c’est que cette faiblesse, ma petite fille courageuse ! Que serait-il arrivé ?!... Il va bientôt être ici, aujourd’hui tout tournera autour de lui. Corpadès lui-même, le premier soldat du pays posera personnellement sur sa tête la cagoule des Cents. Il la portera dignement, je le sais, je le crois ! C’est moi qui ai parfait son éducation, ce digne fils de son père qui était mon ami et mon compagnon d’armes et mon second pour construire la nouvelle ère, mon ami combattant dans la grande lutte que nous avons menée sous la bannière de la Voix Pure et Nette, de la Parole Sage exprimée, de l’Oreille Puissante entendant loin, et menée glorieusement contre le pays de la Surdité, de la Froideur, de l’Indifférence. Il se tiendra encore à mes côtés, auprès de nous, comme toujours, à moins que…

DÉLIA (inquiète) : À moins que… Dis-le, achève ta phrase.

ARGUS (hausse les épaules) : Laisse cela !

DÉLIA : De quoi souffre Genius ? Pourquoi vous êtes-vous disputés ?

ARGUS (fâché) : Une maladie passagère. Je suis sûr qu’il l’a déjà surmontée.

DÉLIA : Quelle est cette maladie ? Tu la connais ?

ARGUS (fronce sombrement les sourcils) : Je ne la connais pas.

DÉLIA : Toi qui sais tout ce qu’un homme a jamais pu savoir en Taupiterre… dont les doigts ont parcouru les pages de cent mille livres, toi qui connais le passé et le présent ? Tu es au courant de chaque coin du monde, tu as tout compris de ce qu’un mortel a jamais entendu, touché ou senti, toi dont les oreilles balaient des distances de dix lieues et qui reconnais les odeurs à cent lieues ? Toi qui as tapoté l’extérieur et l’intérieur de toutes les choses pensables en ce monde immense, c’est toi qui ne connaîtrais pas son mal ?

ARGUS (sourit et lui caresse les cheveux) : Tu exagères, ma petite fille. Je ne suis qu’un homme faillible comme les autres. Si le conseil a surévalué mes modestes mérites et m’a élevé sur la haute estrade où je me trouve, s’il a fait de ton père le président de l’académie culturelle ce qui est un rang presque aussi élevé que celui du prince, c’était davantage la récompense de ma bonne volonté et de ma foi que celle d’une particulière sagesse. Il y en a qui dans leur métier sont bien plus capables et plus solides que moi, ceux-là devront répondre à la question qui me tracasse également. (Il sort une lettre de sa cape.) Nous attendons l’arrivée imminente de Rhinal, premier savant naturaliste du pays, d’Audax, le grand écrivain et de Corpadès qui devra adouber Genius chevalier. Ils se sont annoncés, ils écrivent qu’ils viennent au sujet de Genius.

DÉLIA : Que veulent-ils ?

ARGUS (hausse les épaules) : On verra bien. Ils ont aussi remarqué quelque chose.

DÉLIA : Eux aussi ?

ARGUS : Ne t’inquiète pas, ton fiancé est excité, vif et enfiévré. Il a toujours été comme ça. Et maintenant il y a quelque chose qui l’inquiète. Mais son esprit est comme l’acier, son cœur est tout de feu, il s’en tirera. Nous serons heureux. Vous serez heureux.

DÉLIA : Oh, père !

ARGUS : Fais-moi confiance. Je le ramènerai à la raison, ainsi que ces messieurs. Bien que je ne sache pas encore avec certitude ce qu’ils veulent, je m’en doute seulement.

DÉLIA (le serre dans ses bras) : Père, veille sur lui !

ARGUS : Ma petite fille, tout sera comme tu le désires. (Un triple son de cor retentit, une phrase musicale mélodique.) Le cor de l’académie !... Ce sont eux !... Va dans ta chambre, Délia. Attends-moi là, et attends calmement, ton fiancé, aies confiance !

DÉLIA (se blottit contre lui) : Père, je me sens si faible et si vulnérable… si amollie… j’ai des vertiges…

ARGUS : Tu seras forte et courageuse quand il le faudra. Tu es ma fille.

DÉLIA : Je suis ta fille. (Elle pose son front sur la main paternelle.)

ARGUS (relève sa tête, l’embrasse sur le front) : À la rencontre ! (Il désigne la direction du bas.) En bas, dans la sécurité et la chaleur !

DÉLIA (sourit dans une pâle extase) : Là-bas, dans la bonne odeur et la musique !... (Elle sort lentement par la porte du palais.)

COPAS (arrive de l’escalier pour annoncer d’une voix de stentor) : Les hauts dignitaires de l’académie : Audax, chevalier de la cagoule d’un demi-mètre, le grand savant Rhinal et le général Corpadès !

ARGUS (s’arrête avec dignité devant le fauteuil de chef de table) : Je prie ces messieurs d’entrer !

COPAS (crie depuis la terrasse vers le bas) : Triple cor en Do mineur ! (Nouvel appel des cors, les trois hommes avancent en grande pompe, en tenue d’apparat, Copas demeure au garde-à-vous. Salutations solennelles, courbettes cérémonieuses, pendant des minutes ces messieurs se flairent courtoisement l’un l’autre.)

CORPADÈS : Cher président ! Nous sommes heureux de cette occasion de célébration !

RHINAL : Très cher ami !

AUDAX : Comment vas-tu, mon vieux ?!

ARGUS : Vous êtes d’odeur très fraîche, Messieurs, je le sens, et comme votre voix est claire… Et comme vous êtes glissants !... Comme l’huile !

CORPADÈS : Mon Dieu, on ne vit qu’une fois !

RHINAL : Profitons de ce que la vie nous offre.

AUDAX : Il parle bien, notre excellent ami, brave flaireur !... C’est mon homme !...

ARGUS : Vous prendrez bien un petit verre avec moi, Messieurs ?!... Pour la grande fête… (Il tape des mains.) Copas !

COPAS : À votre service, Monsieur !

ARGUS : Des rafraîchissements !

COPAS : Tout de suite ! (Il sort côté cour.)

ARGUS : Asseyons-nous, Messieurs. (Tous les quatre prennent place autour de la table.)

CORPADÈS (réchauffe ses mains à la flamme de naphte) : Un peu de chaleur fait déjà du bien.

RHINAL : Ici en haut tout sera bientôt glacé et immobile.

AUDAX : Pendant qu’en bas le feu flambe dans les poêles et dans les cœurs. Hé, hé. (Il se frotte les mains.)

CORPADÈS (rit à gorge déployée) : Ha, ha ! Gros malin ! Tu es un gros malin, vieille canaille !... Pourtant c’est bien la troisième fois que ça flambe pour toi ! 

AUDAX (vexé) : Je proteste, je n’ai même pas cinquante bougies.

CORPADÈS : En comptant à rebours.

AUDAX : Monsieur le Général est très spirituel. J’ai entendu dire qu’au champ de bataille en revanche…

RHINAL : Allons, Messieurs, on dépose les armes !

 

(Copas sert des boissons dans des grandes coupes et des fruits dans de la porcelaine fine, puis il dépose sur le bord de la table quelques exemplaires de journaux laissés vides pour les yeux du public.)

 

COPAS (discrètement) : Les derniers numéros du Toucher National et du Flair !

CORPADÈS : Ah bon ? Alors nous y sommes.

AUDAX (n’est pas intéressé) : Ah oui ! (Vers Argus.) Sais-tu que même Le Flair raconte des balivernes sur la chose. (Il prend en main le journal, il tourne les pages, il tâte les lignes invisibles avec ses doigts.) Et voici, c’est là… hum… sottise… (Il passe le journal à son voisin, les autres aussi  tâtent tous la page de leurs doigts.) Vous avez lu ?

CORPADÈS : Un gentleman ne lit pas la presse de caniveau.

RHINAL (prudent) : Audiatur et altera pars.

AUDAX : Ce qui est désagréable dans cette affaire, c’est que le journaliste s’est aussi procuré des faits précis au colloque.

RHINAL : Qui les lui a fournis ?

AUDAX : Ben, il parait que (il hausse les épaules) du héros de l’article lui-même.

ARGUS (lui coupe la parole) : Messieurs, chaque chose en son temps. Maître Audax, notre excellent ami avec son esprit aiguisé et tranchant saurait certainement faire parler le cas en une pulsation, une unique phrase percutante. Nous autres en revanche à qui le destin n’a pas attribué un cerveau aussi ardent, notre seul moyen de tâter la question posée de façon compréhensible est de la prendre au sérieux – avec sérieux et justice, mais aussi affection ; puisque je suis persuadé que nous aimons tous ici notre jeune ami, notre protégé.

CORPADÈS (vivement) : Pardon. Nous l’avons aimé. Tant qu’il nous rendait pour cela gratitude et respect.

ARGUS : À mon avis il serait mieux que maître Audax nous dévoile le contenu de la lettre qu’il a reçue de Genius, et pour laquelle nous sommes réunis ici. Il me faut d’emblée vous dire que moi-même je me suis entretenu avec notre jeune ami, il y a deux jours, par conséquent je suis préparé dans une certaine mesure à la tournure que prennent les choses.

AUDAX (hausse les épaules et affiche un sourire contraint) : Comme tu voudras. Si la chose m’est pénible, n’est-ce pas, c’est parce que je n’aime pas trop m’exposer en public. Vous savez qu’il s’agit du public, j’emprunte la position drei Schritt vom Leib[1], je garde mes distances. Je n’aime pas être touché et flairé par de nombreuses personnes à la fois. Si ce reportage n’avait pas été publié ce matin, je ne me serais pas préoccupé de la lettre. D’ailleurs je ne la trouve pas blessante, bien qu’elle m’ait été adressée personnellement. Je respecte naturellement la sensibilité de Monsieur le général qui manifestement se sent davantage offensé que moi, alors que ce n’est pas lui, le destinataire de la lettre.

RHINAL : Tu devrais exposer tout à Monsieur le Président.

AUDAX : Mon Dieu, dans les grandes lignes, en résumé, n’est-ce pas ? Notre jeune ami écrit cette fois dans un style si confus qu’il me serait fort difficile de le reproduire, n’est-ce pas ? Bref, voici l’essentiel. Notre ami Genius que nous voulions adouber de la cagoule parmi nous, à l’occasion de la cérémonie de clôture ordinaire de l’Académie, tenue tous les vingt-cinq ans lors des éclipses thermiques, et que nous avions avec joie et paternellement invité à tenir son discours de récipiendaire, dans le cadre de l’acte solennel tenu dans la Grande Caverne, eh bien, notre ami Genius nous fait savoir, bien que courtoisement mais d’autant plus fermement que, si je peux m’exprimer ainsi, il se fiche de cet acte solennel.

CORPADÈS (tape du poing sur la table) : C’est inouï ! Avez-vous déjà flairé une chose pareille ?

ARGUS (pour calmer les esprits) : Continue, cher ami !

AUDAX : Oui. Primo : il ne peut pas enfiler la cagoule sur la tête car ce serait contraire à ses principes. Secundo : il ne descendra pas dans la Grande Caverne, mais c’est toute l’Académie qui devra monter ici sur la terrasse, c’est ici qu’il voudra dire son discours. Tertio : le texte du discours, le traité intitulé Dialogue sur la Réforme de la Gamme des Odeurs, que nous avions tous tâté et approuvé, il le retire, et veut parler de tout autre chose à la place, manifestement de cette Nouvelle Chose, de cette Dimension, de la Découverte, n’est-ce pas, (il prononce ces derniers mots avec une ironie grave) que traite le numéro du Flair d’aujourd’hui, bien que sous forme de plaisanterie, sur toute cette affaire. Il estime cela tellement important que pour lui, tenir son discours de récipiendaire ici sur la terrasse est une condition sine qua non.

CORPADÈS (tape du poing sur la table) : Avez-vous déjà touché une insolence pareille ?! Ici, sur la terrasse… Le jour d’une éclipse thermique !... Et qu’il ne vêtirait pas la cagoule !... Et pas le texte que nous avons tâté et approuvé… Mais quelque chose de différent dans quoi il nous apprendrait de quel bois nous nous chauffons !

RHINAL (hoche prudemment la tête) : Hum, hum. Quelle mouche a pu piquer ce charmant garçon brave et talentueux en qui nous avons investi nos plus beaux espoirs ?! Qui saurait nous en dire davantage ?... Que diable peut être cette Découverte ?... Ce nouveau Machin ?... Cette Dimension ?...

AUDAX (un peu ironique) : Tu n’as pas lu ?

RHINAL : J’avoue que moi qui me suis toujours cru intelligent, je n’y ai pas compris un traître mot.

AUDAX (avec vigueur) : Ce n’est pas cela l’important ? C’est le style, Messieurs, c’est le style qui pose problème. Quel que soit le sujet traité. En matière de réflexion et d’art, l’accent n’est pas tant sur le quoi que sur le comment. Jusque-là nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? Le problème est que notre pauvre jeune ami que, comme vous savez, sous certaines réserves, moi-même j’ai jugé homme très talentueux et doué, sinon je n’aurais pas patronné sa promotion, n’est-ce pas ? Or je n’ignore pas que pour lui beaucoup en dépendent… (Il tend sa main vers le front d’Argus.) Bref, notre jeune ami a apparemment été étourdi par un des plus grands dangers de la jeunesse, l’idée fixe de l’originalité. Vouloir simplement être différent des autres.

CORPADÈS : Franchement, moi je crois qu’il est simplement devenu fou. Seul un cinglé peu témoigner d’une telle incongruité. (Vers Argus.) Es-tu d’accord, mon Président ?!...

ARGUS (méditatif) : Eh bien… Le mot est peut-être excessif. Je ferai mes observations… au moment opportun… Écoutons Maître Audax.

AUDAX : Comme je disais, je n’ai pas tellement prêté attention à ce qu’il dit, ce sont des idées anciennes, des spéculations métaphysiques confuses que tout esprit immature traverse sans problème majeur. Mais lui, hélas, cela lui est monté à la tête. Et mon reproche le plus grave : c’est de mauvais goût. Le ton et le style avec lesquels il parle, sont de mauvais goût et emplis d’orgueil. Indignes de sa jeunesse. J’aime la hardiesse, mais la sienne est comique et débridée. Ce sont les orateurs du peuple écervelé ou les bottiers politiciens qui parlent dans ce style. La solennité avec laquelle il annonce qu’il veut nous parler d’une découverte ahurissante ou de je ne sais quoi, est naïve, d’une naïveté peu sympathique, qu’un changement miraculeux et inattendu se serait à audition d’oreille et odorat de nez produit dans sa perception philosophique, que dans la connaissance et la perception des choses les moyens habituels (ironisant sur lui-même), c’est-à-dire nos moyens habituels à nous, seraient outre mesure, subjectifs et primitifs.

CORPADÈS (tape du poing sur la table) : Nos moyens ? C’est inouï ! Que nos moyens seraient primitifs ?...

AUDAX : Summa summarum, il dit que de ce changement extraordinaire qui est intervenu dans ses moyens de percevoir, il est sûr que jamais personne encore en Taupiterre n’a jamais rien ressenti de semblable, « à ce que lui a ressenti des phénomènes nouveaux et inconnus de la substance de la nature. »

CORPADÈS : Taratata ! Et ma grand-mère fait du vélo ! Un parfait charabia.

AUDAX : Je cesse de citer ses phrases, lisez plutôt le texte avec ses propres mots. (Il cherche, il fouille, il trouve le journal, il cherche l’article en question de ses doigts.)

 

(Pendant qu’il cherche, doucement, presque imperceptiblement Genius apparaît sur la terrasse ; le public ne le remarque qu’une fois qu’il se trouve sur place. Il est entré par le côté, il n’a rien flairé, il n’a tâté personne, donc les protagonistes ignorent sa présence. Sa démarche est étrange, incertaine, très différente de celle des autres, ses yeux sont ouverts, de temps en temps il porte une main hésitante à ses yeux, il cligne des paupières. Ses bras pendent. Il titube, il trébuche plusieurs fois ou cogne des objets. Tout à coup il réalise avec étonnement que la voix qu’il entend provient des quatre hommes qui sont assis autour de la table. Alors il s’alarme, s’arrête sur le devant de la scène, sur le côté, à quelques pas d’eux, il les écoute, pétrifié dans une forte tension, il les regarde. Très souvent il lève ses mains à ses yeux. Plus tard, vers la fin de la scène, il s’approche lentement de la table, s’assoit sur le bord du banc de pierre, à une courte distance des autres, il repose ses mains nerveusement serrées sur ses genoux, il médite tête baissée, puis il relève la tête.)

 

AUDAX (vivement) : Ça y est, le voici, écoutez. (Il lit.) « Au début je nourrissais moi-même des doutes, mais je commence à y croire, et cette foi allume dans mon cœur une liesse totalement démesurée, surhumaine, telle que jamais personne n’en a ressenti de semblable. » (Rhinal et Corpadès toussotent et ricanent doucement, et ce ricanement ira crescendo à chaque phrase, avant de devenir à la fin un éclat tonitruant. Ils se tiennent le ventre de rire, Audax lit de plus en plus fort, il s’en amuse de plus en plus lui-même, il jouit de son succès, il finit par se laisser emporter par le rire général.) « J’avais un sentiment physique, oui, une certitude physique ! Dans la partie supérieure de mon visage au-dessus du nez, dans les deux bosses plates dont la science ignore la fonction, j’ai senti dans ces deux bosses un picotement particulier et comme une stimulation continue. »

CORPADÈS (étouffe de rire) : Encore heureux que ce ne soit pas dans son bas-ventre qu’il sentait cette stimulation !

AUDAX (poursuit) : « Vers le matin, si je me tournais dans la direction de la Source de Chaleur, cette stimulation devenais si forte, qu’elle en était douloureuse. »

CORPADÈS (râle de rire) : De l’huile de ricin !... de l’huile de ricin !... Un petit verre à l’approche du matin…

AUDAX (poursuit) : « J’ai réalisé que cette stimulation est causée par les objets eux-mêmes, même ceux que je n’ai ni flairés ni touchés. »

CORPADÈS : Il a avalé des objets dans son abdomen ! Oh, mes côtes !

AUDAX (poursuit) : « Je crains que vous ne puissiez absolument pas me comprendre. »

CORPADÈS : Et quoi encore ! Non mais des fois ! Nous, incapables de comprendre ?! Pour qui il nous déguste ?!... Nous ne le comprendrions pas ?!... Un discours plus saisissable, il n’y a pas ! Je vous dis que c’est du charabia !...

AUDAX : Attendez, ici, plus bas… (Il poursuit.) « Un monde nouveau sans limite et sans frein, des propriétés merveilleuses, nouvelles des choses, je reste sans voix quand je veux les mettre en paroles. »

CORPADÈS : On s’en est aperçu !

AUDAX (poursuit) : « Des centaines de milliers de nouvelles impressions essaiment et fourmillent dans mon cerveau enivré – mes oreilles, mes narines, mes doigts et mes gencives se sont vidés de leur sang, se sont engourdis. Comprenez-le : je perçois tout, même ce qui ne tombe pas sous mes sens. »

RHINAL (hoche la tête) : Eh ben, dis donc !

AUDAX (poursuit) : « Je tourne mon visage vers le haut – des perceptions illimitées, d’une douceur ondulante envahissent mon cerveau. Je sens un plan malléable dans un lointain insaisissable, sans tendre les bras. »

CORPADÈS : Un plan malléable ? Sa tête, peut-être ! C’est elle qui doit être ramollie. Ha, ha, ha !

AUDAX (poursuit) : « Je penche ma tête vers le bas – des centaines d’impressions… »

CORPADÈS : Plouf !

AUDAX (poursuit) : « Je m’approche de vous, des frissons étranges parcourent mon être – je vous ai senti, sans vous avoir perçu. Vous êtes quelque chose de longitudinal, visqueux, flottant – vous virevoltez et vous vous disloquez – j’ai peur de vous. »

RHINAL (s’écrie) : Eh bien, c’est fort, ça !

CORPADÈS : Moi, je suis une chose longitudinale, visqueuse et flottante ? Inaudible insolence !... (Il tâte.) Touchez-moi – suis-je visqueux ?

AUDAX : Attention ! « Je suis, si vous voulez, parvenu dans une sphère plus élevée de l’Existence, plus près du siège de l’idéal infini. Mon esprit cherche un mot nouveau, jamais créé, inconnu, pour me permettre de vous communiquer ma compassion et mon bonheur… Je cours à l’air libre… J’écarte les bras… et le cri inconnu d’une langue inconnue jaillit de mes entrailles… (Il appuie soigneusement son doigt pour déchiffrer.) Lu… xexe lux… bl… bleue… … » (Un gros rire l’empêche de poursuivre, tous éclatent de rire, à l’exception d’Argus et de Genius.)

CORPADÈS : Aïe, mes côtes !... Je n’en peux plus !... Répète un peu !

AUDAX (en riant) : Lux !...

CORPADÈS : Lux ? Fux ? Stux ?... Chez nous aussi il y avait un garçon… Aïe mes côtes… à l’école des cadets… le prof disait… Lux… Fux… Stux… sors-tu du Benelux ?... Je vous jure, je n’ai pas autant ri depuis longtemps ! Il l’a bien lu ce texte, cette canaille ! (Il tape Audax dans le dos.)

RHINAL (hoche la tête) : Écoutez ! Tout cela n’est pas normal !

AUDAX (pose le journal, victorieusement) : Voilà, Messieurs. Je n’ai rien à ajouter.

ARGUS (se racle la gorge, indulgent et prudent) : Messieurs, Messieurs, un peu de sérieux, s’il vous plaît !... Nous devons prendre une décision.

AUDAX (hausse les épaules) : Comme tu voudras. Après tout cela je pense, Président, que je ne dois pas te demander ton opinion.

ARGUS (gêné) : Ce n’est pas mon opinion qui importe… Vous avez été assez aimables pour venir jusqu’ici. Moi, j’aime ce garçon… et malgré tout… je suis d’avis que… cette fièvre étrange… cet état étrange… dont il m’a déjà entretenu en particulier… passera… il se calmera… et nous devrions nous retenir de formuler une sentence définitive.

AUDAX (avec un sourire contraint) : Comme tu voudras, Président. Je pourrais dire qu’inventer, avec sérieux, des mots insensés et inexistants est un peu plus qu’une simple fièvre nerveuse. Mais si toi, Monsieur le Président, es d’avis que ce malaise passager n’est pas incompatible avec le rang et le rôle que nous destinions à ce jeune homme…

ARGUS (gêné) : Je souhaite entendre votre opinion à tous.

AUDAX (touche courtoisement le nez de Rhinal) : Priorité à la science.

RHINAL (pondéré) : Mes chers amis, je n’ai rien de particulier à dire. La science a ordonné le monde dans un système et elle a défini la place des choses dans la nature. À mon avis ce cas relève de la pathologie psychique. Malheureusement ce genre d’aberrations est assez fréquent – mais de ce point d’ouïe-là, la métaphysique ne fait que créer des confusions. J’estime que ce jeune homme est malade, mais les personnes  enthousiastes et talentueuses sont toutes malades. Mais la métaphysique ne crée sue des confusions de ce point d’ouïe-là

ARGUS (vers Audax) : Eh bien ?

AUDAX (vivement) : Je ne flaire pas ce cas aussi compliqué qu’il n’y paraît. Notre ami Genius est pour ainsi dire moins mystique que plutôt mystificateur. Les jeunes, dans leur ignorance, ne sachant ni mener ni composer une action dramatique, veulent éblouir le lecteur et l’écouteur d’un embrouillamini décadent, dans l’espoir de leur présenter quelque chose de nouveau et d’original, propre à tenir tête aux authentiques. Au demeurant j’ai déjà servi récemment ma modeste bouchée en la matière dans le Toucher National. Notre jeune ami est une bonne illustration de cette règle. Tout au long de ma modeste carrière d’auteur dramatique j’ai plusieurs fois eu l’occasion de rencontrer ce genre d’expérience. À défaut d’une histoire qui tienne debout, le jeune titan ambitieux et, jusqu’à la haine, secrètement envieux de nos succès, pond quelque situation abracadabrante, un non-sens, il y colle un nouveau langage formaliste dans un style expressionniste, truffé du plus possible de locutions alambiquées – il essaye ensuite de sournoisement servir au public toute cette bouillie en affichant sur sa bannière qu’il lutte pour la "nouvelle tendance", la révolution culturelle, il se sacrifie au nom du rafraîchissement de l’ancien théâtre vermoulu, alors qu’en réalité il aspire simplement au succès, mais étant un dilettante dans le métier, il essaye d’y parvenir par cette ruse détournée. Naturellement le public avec son instinct sain n’est pas dupe de semblables escroqueries, et la "nouvelle œuvre", "l’épopée expérimentale" fait généralement un four.

ARGUS (timidement) : Mais enfin Genius n’a pas du tout pensé que… la conférence… (Audax lui coupe la parole.)

AUDAX : La conférence qu’il veut tenir a pour objectif de nous mystifier, de nous épater. Attaquer l’Académie est perdu d’avance.

ARGUS : Mais alors… que faut-il faire ?

AUDAX (emphatique) : Nous avons tous respecté les traditions séculaires de l’Académie. Afin qu’elle prospère et qu’elle soit également honorée par ceux qui suivront nos traces. Ce jeune homme prodigue, ou bien il reconnaît cela ou bien il ne le reconnaît pas. Dans ce dernier cas nous devons admettre qu’il n’est pas assez mûr pour l’honneur dons nous le supposions digne.

RHINAL : C’est cela. Il n’est pas mûr.

AUDAX (d’une voix de stentor) : Donc nous lui adressons un message : la forme extérieure à notre Parnasse ne fait qu’un avec la substance intérieure. Il est impossible de dissocier nos cérémonies. Le discours de récipiendaire rédigé avec un talent honorable qu’il a prévu et écrit pour notre fête sacrée de ce soir, sur la Réforme du Dialogue et de la Gamme des Odeurs, a été jugé acceptable par nous – mais nous n’acceptons pas à sa place une expérience douteuse. Depuis des siècles chaque novicius prononce son discours avec la Cagoule Rugueuse sur la tête – nous ne pouvons pas nous écarter de cela. Et il devra le prononcer dans la Caverne – car cette cérémonie coïncide avec la fête de notre capitale et du peuple de Taupiterre tout entier – avec la transhumance renouvelée chaque demi-siècle lorsque la Source Thermique étant tarie, nous descendons tous dans la partie soutaupiterraine de notre pays pour remonter vingt-cinq ans plus tard, quand s’accumulera de nouveau la Chaleur. C’est notre condition ! S’il ne l’accepte pas, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même, nous nous en lavons les mains.

CORPADÈS (bouillonnant) : C’est cela ! Bien parlé !... C’est juste !... Celui sur la tête de qui ce n’est pas moi qui pose la Grande Cagoule, ne peut pas devenir membre de l’Académie !... Il ne peut pas être partie du pouvoir dont nos pères nous ont investis et que nous légueront à nos fils. Ce monsieur Genius doit faire amende honorable devant l’Académie – et déclarer solennellement qu’il s’est égaré, et qu’il renonce à toutes les balivernes qu’il a gazouillé.

RHINAL : Exigence légitime !

AUDAX : Je trouve cette exigence raisonnable et je m’y associe !

CORPADÈS : À cette condition nous l’adouberons. Sinon, qu’il en subisse les conséquences.

RHINAL : Il ne pourra pas faire partie de la culture dans laquelle l’Homme, seigneur de la Grande Masse, prend victorieusement le dessus sur la Nature sourde et impuissante.

AUDAX (se lève solennellement) : Je crois, Messieurs, que nous avons terminé.

ARGUS (se lève) : Alors, je vous remercie, Messieurs. J’espère que je pourrai communiquer sous peu notre décision au postulant. Je suis confiant et j’ai bon espoir qu’il saura surmonter cette crise de manière à nous rassurer tous et pour son bien.

RHINAL : Nous l’espérons aussi, mais n’oublions pas : il ne nous reste plus que trois mille pulsations. Nous descendons d’ores et déjà dans la Caverne d’Honneur et nous revêtirons nos cagoules.

CORPADÈS : En bas retentiront bientôt les hélicons et les orgues. On ouvrira les portes des escaliers et la foule s’empressera vers la descente. Puis, dès que la dernière personne sera parvenue au niveau souterrain, les portes se refermeront à grand fracas et ne se rouvriront plus pendant vingt-cinq ans.

AUDAX : Malheur à celui qui resterait dehors !

CORPADÈS : Malheur à lui !

RHINAL : À la rencontre, Président !... En tout cas, nous respecterons l’ordre de la cérémonie !... Les Trois Chevaliers de la Grande Cagoule, avant le commencement des festivités, viendront chercher Genius pour le conduire dans la Caverne d’Honneur !...

ARGUS (s’incline) : Qu’il en soit ainsi !... Je suis persuadé qu’ils ne viendront pas pour rien !... Messieurs !...

 

(Reniflages cérémonieux, Argus accompagne ces messieurs jusqu’à l’escalier, ceux-ci lèvent le bras et pose la main sur l’épaule de celui qui les précède. Ils descendent en file dans le souterrain. Puis Argus fait demi-tour et revient sur ses pas en méditant. Pendant ce temps Genius s’est levé du bord du banc, il se dirige vers la balustrade, s’arrête et fixe le dehors. Puis brusquement il se retourne et heurte aussitôt Argus qui approchait derrière lui.)

 

ARGUS (sursaute) : Qui est-ce?... Qui est là ?... On m’attaque ?... Pourquoi ne vous signalez-vous pas ?...

GENIUS (recule d’un pas, les bras pendants, il fixe son regard sur Argus, il oublie même de lui répondre).

ARGUS (tâte en l’air de ses bras tendus) : Qui êtes-vous ?!… Pourquoi ne parlez-vous pas ?… Pourquoi ne me touchez-vous pas ?

GENIUS (murmure lentement) : Argus… Argus… C’est donc lui ?... Il est comme ça ?... (Il baisse la tête.)

ARGUS : C’est moi. Qui es-tu ?

GENIUS : Genius.

ARGUS (avec joie et émotion) : Genius… Mon cher fils… Enfin !...

GENIUS (sourdement) : Enfin !...

ARGUS : D’où viens-tu ?! Pourquoi ne t’es-tu pas signalé ?... Depuis quand es-tu ici ?

GENIUS (lentement) : Depuis… un certain temps…

ARGUS : Tu n’as pas croisé ces messieurs?

GENIUS (après un silence) : Si.

ARGUS (craintif) : Tu as peut-être entendu notre discussion ?...

GENIUS (avec un rire éraillé) : Je l’ai entendue.

ARGUS (étonné) : Mais comment ? Personne ne t’a remarqué?

GENIUS : Je n’ai rien dit.

ARGUS : Alors comment tu as su?

GENIUS (le regarde calmement, avec une ironie cachée) : Que vous étiez ici ? – N’est-ce pas que c’est étrange. Je le savais.

ARGUS (après une pause) : Comme tes réponses sont concises. Et acerbes. (Après une pause, doucement.) Tu ne te sens pas bien ?

GENIUS (rit) : Vous voulez savoir si j’ai regagné mes esprits ? Si ma fièvre cérébrale est passée ?

ARGUS : Genius !

GENIUS : En clair : est-ce que je suis toujours fou ?

ARGUS : Mon fils…

GENIUS : Vous avez bien promis à ces messieurs de me guérir.

ARGUS (doucement) : J’ai seulement promis de te calmer.

GENIUS : Merci, je suis calme, très calme.

ARGUS : Es-tu rassuré – et confiant?

GENIUS : Ça non.

ARGUS : Comment?

GENIUS : Rassuré par ce qui a été dit sur mon compte ?!... Qu’il n’y a que deux cas, soit j’ai perdu l’esprit, soit je suis un escroc ? Pas de troisième possibilité ?

ARGUS : Ce n’est pas de toi qu’ils ont dit cela, pas de toi.

GENIUS : Mais de qui d’autre ?

ARGUS : Pas de toi, mais de celui que tu as prétendu être.

GENIUS : Quand ?

ARGUS : Ces derniers jours.

GENIUS (se met à rire) : Ah bon !... Sachez alors que vous vous êtes trompés. Je suis celui que j’ai prétendu être. J’ai montré mon vrai visage.

ARGUS (effaré) : Mais… à l’instant… tu as dit… que tu t’es calmé…

GENIUS : Bien sûr !... Je me suis calme…

ARGUS : Tes doutes se sont-ils envolés ?!...

GENIUS : Envolés, oui.

ARGUS : Le doute qui te rongeait quand nous avons parlé la dernière fois… que tu serais vraiment malade…

GENIUS (crie) : Eh bien, non ! Non ! (Il écarte les bras.) Grâce à Dieu, je ne suis pas malade !

ARGUS (heureux) : Mon fils!

GENIUS (enfiévré) : Non, je n’étais pas malade !... C’était l’heure de la certitude… que vous discutiez ici sur moi, sans savoir que j’étais présent – car je ne le voulais pas – mais moi je savais que vous étiez ici, je le savais sans que vous le vouliez ! Car je suis conscient de votre présence sans vous toucher.

ARGUS (vif, inquiet) : Que dis-tu là?!... Tu en es au même point que trois jours plus tôt ! Tu t’accroches à ton idée fixe !

GENIUS (saisit son bras, halète) : Comprenez-moi – comprenez-moi tous. Comment le prouver, que faire, comment le nier – que mentir si je veux vivre parmi vous ? Pourquoi n’arrivez-vous pas à me croire ?!... Comprenez-moi… même si j’en crève, je suis incapable de le nier. Vous vous rendriez compte que je mens…

ARGUS : Pour l’amour de Dieu !

GENIUS (il appuie chaque mot avec fièvre et obstination) : Je suis conscient de votre présence, sans vous toucher ! Vous comprenez ? (Il repousse Argus.) Écoute-moi ! Je t’ai poussé, n’est-ce pas ?!... Pourtant tu es ici… (Il porte les mains à ses yeux.) Tu es ici, nettement et sûrement… Impossible de me tromper… Tu te distingues de tout le reste… Avec ta masse longiligne en mouvement… Je te sens ici, derrière mon front… (Il se frappe le front.) Et je te sens ici… et ici… (Il le désigne.) Là où tu te tiens (il s’approche de lui d’un pas). Attention !... Je me suis approché de toi… n’avance pas… tu te cognerais à moi…

ARGUS (recule involontairement) : Genius !... Tu es malade… Ta voix…

GENIUS (court à la balustrade) : Et là… là… (Il pivote sur lui-même.) Et partout… partout (il lève le regard) et là-haut… en haut… (vers le Soleil) et là-bas… une Force terrible… des Flammes terribles… Aïe… ça fait mal… (Il porte les mains à ses yeux).

ARGUS (se tient figé à sa place. Il écoute.) : Genius, où es-tu ?

GENIUS (se couvre les yeux de ses mains. Après une pause, doucement) : Ici.

ARGUS (un peu rassuré, mais d’une voix toujours tremblante) : Que fais-tu ?

GENIUS (sans bouger) : Je suis debout ! (Long silence.)

ARGUS (se ressaisit, d’une voix ferme) : Genius, nous n’avons plus le temps… Réponds-moi ! Tu m’écoutes ?

GENIUS (sans bouger) : J’entends ta voix.

ARGUS : Le public s’est déjà réuni dans la Caverne d’Honneur. Les trois Électeurs ont pris place à la table, laissant vide la place du milieu, pour toi. Encore quelques pulsations et les Chevaliers de la Cagoule viendront te chercher.

GENIUS (ôte les mains de ses yeux, dirige son regard vers l’extérieur. Il dit avec obstination.) : Je n’irai pas. Je ne descendrai pas dans la Caverne. Cette… flamme… ce feu… tout autour… ne me suivraient pas en bas. Je sais, j’ai essayé. Je resterai ici. Qu’ils montent ! C’est ici que je parlerai.

ARGUS : Genius, écoute ! Tu ne peux pas renverser l’ordre du monde. Si tu ne viens pas, je te quitte. Ils éliront quelqu’un d’autre à ta place. Ils poseront la Cagoule sur la tête d’un autre…

GENIUS : Je ne mettrai pas la Cagoule, elle me couvre le visage.

ARGUS : Genius – le soir approche. Descendons dans la chaleur douce et tiède. Si tu t’entêtes, tu violes l’ordre de la société, cette société te repoussera et te rejettera. Gare à celui qui resterait au dehors dans le froid sourd !...

GENIUS : Froid et sourd – mais à quel point merveilleux !

ARGUS : Gare à celui qui reste seul !

GENIUS (regarde autour de lui, écarte les bras et pivote lentement sur lui-même. En extase.) : Seul ? Ici ?... Seul – avec cette beauté – tout autour ?... Seul ? (Il élève les bras vers le ciel, lève aussi le visage.) Seul… avec Dieu… qui s’est déclaré à moi ? – (Pause.) Laissez-moi seul !

ARGUS : C’est ton dernier mot ?

GENIUS : Oui.

ARGUS : Adieu, Genius !

GENIUS : Adieu ! (Il reste debout sur place.)

 

(Pause.)

 

ARGUS (se dirige lentement vers le palais, s’arrête, se retourne, tâte à la dérobée en direction de Genius qui lui tourne le dos, les bras levés, il dit doucement) : Et… tu envoies le même message à Délia ?

GENIUS (sursaute, baisse lentement les bras, se cache les yeux avec ses mains, pousse doucement un cri de douleur) : Délia !...

ARGUS (après un silence, dit de manière lourde et significative) : Adieu, Genius ! (Mais il ne part pas.)

GENIUS (ne répond rien).

ARGUS (hoche doucement la tête, esquisse un sourire, s’approche furtivement de Genius. Quand il le rejoint, il l’embrasse chaleureusement d’un bras sur les épaules, très amicalement.) : Mon cher… mon pauvre fils.

GENIUS (murmure) : Mon père… mon ami… mon mentor… (Il pose sa tête sur l’épaule d’Argus.)

ARGUS (lui caresse la tête) : Il y a quelques minutes, ce sont les cheveux ondulés de Délia qui reposaient comme ça sur mon épaule. Son cœur à elle palpitait tout autant. Mes enfants !

GENIUS : Mon père, ça me fait très mal… une douleur lancinante… comme un arrachement.

ARGUS : Qu’est-ce qui t’arrive ?

GENIUS : Je n’en peux plus.

ARGUS : Tu es un enfant. Tu es jeune. Tu es heureux, mortellement heureux. Tu supportes mal tant de bonheur.

GENIUS : Oui… c’est trop… je suis trop faible pour le supporter !

ARGUS (le caresse) : Tu es à bout de nerfs. La vie regimbe, explose en toi. Elle veut tout casser, démolir sa prison.

GENIUS : En moi ?!... Seulement en moi ?!...

ARGUS : Où ailleurs ?

GENIUS : Au dehors, au dehors, ailleurs qu’en moi.

ARGUS : Quelque chose bouillonne en toi… une force… tu la jettes dans l’espace… elle te revient, t’atteint et te frappe… Elle te frappe de l’extérieur.

GENIUS (douloureusement) : Non… non… Tu te trompes, crois-moi… tu te trompes… (Avec de larges gestes.) Ça s’est passé à l’extérieur… de façon inattendue… cela m’a frappé et m’a jeté à terre.

ARGUS (après un silence) : Tu as peut-être raison, il est possible que je ne puisse pas le savoir. Moi je ne connais pas Dieu, pourtant je suis son prêtre – il n’est pas venu à moi pour que je tâte son manteau ; j’en ai peut-être été indigne. Peut-être toi en as-tu été digne – tout à l’heure, quand tu criais ici des choses en bégayant, et déjà avant quand les autres imitaient tes mots et te raillaient en s’étranglant… j’en ai eu des frissons dans le dos… je ressentais une sorte de doute sourd, effrayant… Peut-être est-ce nous qui sommes les écervelés… et c’est toi qui es son vrai prêtre… un instant il m’est venu à l’esprit de me mettre à genoux.

GENIUS (très ému) : Mon père – ne me mortifiez pas !

ARGUS : Oh non. Ne crains rien. J’ai bien plus pitié qu’admiration pour toi, mon fils. Même si cela était vrai que pour une pulsation tu aurais ressenti son odeur – qu’est-ce que tu es par rapport à Lui, toi, misérable poussière ballottée ?

GENIUS (accablé) : C’est juste.

ARGUS : Il y a peut-être quelque vérité terrible, inconnue, dans ce que tu as ressenti… Mais qu’as-tu à faire avec ce qui se passe au dehors, et qu’est-ce que l’extérieur a à faire avec toi ?... Réponds !

GENIUS (tressaille) : Oh… l’épouvante !

ARGUS : Tu t’agites dans Sa direction… et cette Chose, Froide et Étrangère… s’éloigne de toi sourdement… sans te répondre… Qu’a-t-Il à voir avec toi, ce dieu inconnu ?... De quoi se mêle-t-Il ?

GENIUS (s’agrippe à lui) : Non… Non…

ARGUS (après un court silence, il le caresse simplement, chaleureusement, avec compassion) : Mon fils, je pense souvent ces temps-ci que peut-être Dieu n’a même pas créé ce monde pour nous les hommes. Il suit peut-être d’autres fins, nous ne sommes tombés que par hasard de son établi comme des copeaux inutiles… Tu as peut-être ressenti quelque chose de la Grande Réalité qui dépasse l’homme. Mais crois-moi, cette Grande Réalité ne te rendra jamais plus heureux. Elle servirait seulement à te gâcher et à te prendre cette unique vie misérable et merveilleuse, sale et douce, pénible et enivrante, que tu as reçue en cadeau… en aumône, par commisération, d’un grand seigneur riche et généreux… Ne serait-ce pas dommage ?!... À l’instant tu as poussé un cri – tu as dit : cela fait mal !... Alors j’aurais aimé t’embrasser, te caresser et te consoler, puis te dire : viens, viens, oublie cette puissance méchante et cruelle, qui ne fait que te causer de la douleur… Viens, descendons, en bas rien ne fait mal… En bas tout est douceur… Odeurs parfumées… En bas tout est musique envoûtante, berçante… En bas tout est mots, sentiments, charité… Une vie consolante qui offre le vin de lèvres humides et chaudes. (Pause.) Oh, comme tu trembles! (Après un long silence.) Oublie tout cela, mon fils !...

GENIUS (respire difficilement) : Mon père… J’ai mal…

ARGUS (avec une grande pitié) : Oublie, mon fils !... (Il essaye de l’entraîner avec lui.)

GENIUS (se sépare péniblement) : Non… non… non…

ARGUS (après un silence) : D’accord… C’est entendu… Repose-toi, il te reste un peu de temps. (Après un silence, une courte réflexion.) Genius.

GENIUS (sourdement) : Mon père !

ARGUS (doucement) : Je t’envoie Délia, tu veux bien ?

GENIUS (acquiesce de la tête).

ARGUS (répète plus fort) : Je t’envoie Délia, d’accord ?

GENIUS (doucement) : Oui Père.

 

Argus s’éloigne à pas rapides.

 

GENIUS (Il se tient debout à gauche devant une sculpture, un nu féminin, il la caresse sensuellement, son regard se perd dans le lointain. L’éclairage a changé, il fait encore jour mais le soir commence à rougeoyer. Au loin les pics enneigés sont d’un blanc étincelant.). 

DÉLIA (s’approche en tâtonnant, elle porte dans une main une grande cagoule noire : c’est une coiffe faite de deux moitiés, quand on la met, elle cache l’emplacement des yeux, et descend jusqu’aux épaules. Elle est surmontée d’une pointe décorative qui tourne.).

DÉLIA (douce, rêveuse, tendre, insistante, tout en tâtonnant) : Genius ! Genius ! Où es-tu ?

GENIUS (se secoue, ne répond rien, il tourne le visage vers elle, la suit des yeux).

DÉLIA : Genius… Genius… (À elle-même.) Il ne répond pas… Il a dû descendre dans le jardin… Je l’attends ici… (Elle parvient jusqu’à la table, elle y dépose la cagoule, tout en tâtant timidement, elle avance jusqu’à la balustrade, elle touche la harpe de ses mains.) La harpe… (Elle joue une gamme de ses doigts, puis elle se met à fredonner.)

Le cœur bat plus doucement

Vole voix, papillon danse

Il te frappe le visage.

Le cœur bat plus doucement

Vole papillon ! On l’entend

Au loin, quelque part au loin

Le pauvre a fini sa danse..

 

(Genius la regarde ébahi, les yeux écarquillés. Il s’approche d’elle sur la pointe des pieds. Il la rejoint, il ne la dérange pas, place un doigt sur ses lèvres. Il se baisse lentement, il s’assoit sur une marche devant les pieds de Délia. Délia ignore totalement la présence de Genius et continue de chanter et de jouer. Quand elle a terminé la mélodie et quelques accords, elle laisse tomber ses mains sur ses genoux, elle réfléchit, dresse l’oreille.)

 

GENIUS (doucement, bégayant, éclate) : Délia… Tu es belle…

DÉLIA (pousse un cri) : Genius ! (Elle tend les bras.) Genius !

GENIUS (recule son buste) : Non… pas encore… juste comme ça..

DÉLIA (plaintive) : Tu ne veux pas me toucher ?

GENIUS : Attends… pas encore… patiente !... Reste comme ça… Juste ton visage… (Il la regarde.)

DÉLIA (baisse lentement les bras, rêveuse, attristée) : Mais… tu es bien ici… n’est-ce pas ?

GENIUS : À un demi-pas de toi.

DÉLIA : Comme c’est étrange… C’est bien pour toi, comme ça ?

GENIUS : C’est merveilleux.

DÉLIA : Qu’as-tu dit tout à l’heure ? Tu as prononcé… un mot étranger…

GENIUS : J’ai dit que tu étais belle.

DÉLIA (méditative) : Belle… belle… qu’est-ce que c’est ? Je n’ai jamais entendu ce mot.

GENIUS : Moi non plus, il est sorti comme ça… Je l’ai créé, inventé, j’avais besoin d’exprimer quelque chose, aucun mot ne convenait…

DÉLIA (rit) : Tu l’as balbutié à la manière des nourrissons… areu, areu… qui inventent des mots nouveaux…

GENIUS : C’est bien cela.

DÉLIA : Ils sont seuls à se comprendre… Même leur maman ne les comprend pas… (Elle rit.) Comme c’est gentil !... Belle… Belle… Qu’est-ce que cela signifie ?

GENIUS : Je ne sais pas moi-même… Cela signifie… que…

DÉLIA : Dis-moi… ce que cela signifie.

GENIUS : Cela signifie… quelque chose d’infiniment attirant… quelque chose de bon… une promesse… quelque chose qui promet d’être bon, vrai et juste…qui m’encourage et m’appelle à m’approcher.

DÉLIA (boudeuse) : Pourtant tu ne veux pas me toucher.

GENIUS : Non, parce que… si je m’approche trop près… cela disparait… et il n’en reste rien…

DÉLIA (obstinée) : Alors c’est mauvais… Cela signifie que tu ne m’aimes plus…

GENIUS : Cela signifie que je t’aime bien plus.

DÉLIA : Tu ne m’aimes pas vraiment si tu ne veux pas me toucher. Tu as dit que c’est bien pour toi comme ça, à un demi-pas de distance. Pour moi ce n’est pas bien.

GENIUS : Délia !... Délia !... Délia !...

DÉLIA (tape du pied) : Non… non… je n’aime pas ce mot !... Ce mot nous sépare…

GENIUS (saute sur ses pieds) : Il ne nous séparera pas… Je t’aime.

DÉLIA : Où es-tu ?

GENIUS (se dirige vers la balustrade) : Ici… ici… suis-moi…

DÉLIA (le suit en tâtonnant) : Où ? Où ? Genius… tu joues avec moi… Méchant…

GENIUS (à la balustrade) : Ici… viens près de moi…

DÉLIA (près de lui, le touche) : Te voici…

GENIUS : Oui.

DÉLIA : Embrasse-moi…

GENIUS : Attends, je veux parler… Délia… Je veux te raconter…

DÉLIA (se blottit contre lui, rêveusement) : Raconte… quelque chose de merveilleux… comme ce discours… … sur la compétition des papillons, que tu prononceras… Je l’ai lu… c’est merveilleux…

GENIUS : Non, Délia, pas celui-là !... Un autre… beaucoup plus beau !

DÉLIA : Plus beau ?... Est-ce possible ?

GENIUS : Oui !... Pour toi !... Seule toi pourras le comprendre !...

DÉLIA : Genius… Chéri…

GENIUS (montre vers l’extérieur avec son bras resté libre) : Dehors… par là-bas…

DÉLIA (frissonne) : Par où ?

GENIUS : Par ici… attends… (Il tourne son visage dans la direction désignée.) Tu ne le sens pas ?

DÉLIA (rêveuse) : Tiède… encore tiède…

GENIUS : Non seulement tiède… mais aussi ondulant, mobile, tournoyant, se répandant, se mélangeant… mille sortes… (Vers les cimes enneigées.) … et en haut… plus haut… je ne t’ai pas touchée et pourtant… n’est-ce pas… Je sais maintenant… que tu lèves les bras… et que ta bouche… (La nuit tombe, il s’approche pour mieux voir.)

DÉLIA (tremble) : Comme c’est étrange… c’est vrai que… j’ai levé les bras… Continue… ma bouche… Qu’y a-t-il avec ma bouche ?

GENIUS (s’approche) : Ta bouche, oui… ta bouche fléchit, se courbe… comme si tu t’apprêtais à pleurer…

DÉLIA : Oui… oui… c’est vrai… je vais pleurer… j’ai peur… Continue de parler… alors j’irai avec toi…

GENIUS : Et tes cheveux… tes cheveux… (Il s’approche encore.)

DÉLIA (pressante) : Mes cheveux.

GENIUS : Attends !... Un instant… Ils sont ondulants… je ne suis pas sûr… Je ne suis pas sûr maintenant… Attends… (Il s’approche.)

DÉLIA : Pourquoi faut-il venir si près ? Alors pourquoi tu ne les touches pas plutôt ?

GENIUS : Pas encore, attends !

DÉLIA : Dépêche-toi, j’ai froid !

 

La nuit tombe.

 

GENIUS (avec effort) : Attends… eh bien… c’est étrange… on dirait qu’elle faiblit…

DÉLIA : Qu’est-ce qui faiblit ?

GENIUS : Non, non… (Il se frotte les yeux.) Non… ce devait être un vertige… je ne me suis pas trompé… elle redeviendra forte… (Il court à la balustrade, regarde vers l’extérieur, se frotte les yeux.) Je la sens encore… mais plus faiblement. (Il s’élance brusquement vers l’avant.) Aïe… ne m’abandonne pas…

DÉLIA (étonnée) : Genius… que t’arrive-t-il ?... Pour l’amour de Dieu !

GENIUS (court à gauche et à droite sur la scène, essaye de rattraper la lumière évanescente.) : Ce n’est rien… cela passera… je la retrouverai… encore… puisqu’elle est toujours là… ici… et ici… puis ici… ne disparais pas… aïe… ne disparais pas… (Il se traîne vers l’avant jusqu’au trou du souffleur, tombe à genoux, dirige son regard vers les rangs du public.) Ici aussi… quelque chose tournoie encore… mystérieusement… et tourbillonne… la vie… la vie vivante… aïe… (Il écarte les bras.) Aidez-moi... hommes vivants !... Aidez-moi, ne m’abandonnez pas !... (Il enfouit son visage dans ses mains, sanglote, s’affale sur le sol.) Mon Dieu, mon Dieu, tu m’abandonnes ?

DÉLIA (dresse l’oreille avec effarement ; puis elle regagne ses esprits, se redresse et dit avec fermeté) : Genius, lève-toi !

GENIUS (sanglote)

DÉLIA (tout en tâtant, mais à pas assuré et fermes le rejoint et pose sa main sur sa tête) : Genius, lève-toi ! (La nuit est presque noire, des étoiles étranges apparaissent à l’horizon, y compris une bande large qui pourrait être l’anneau de Saturne vu depuis ses lunes.)

GENIUS (ne répond rien).

DÉLIA : Lève-toi, Genius ! J’ai froid. Nous devons y aller.

GENIUS : Va. Laisse-moi !

DÉLIA (fermement) : Tu veux que je te laisse ici ?

GENIUS (ne répond rien).

 

(Pause.)

 

DÉLIA : Je n’aime pas voir un homme pleurer.

GENIUS (se redresse lentement à genoux).

DÉLIA : Si tu ne viens pas avec moi… si tu ne me touches pas… Je m’en vais. Il fait très froid ici.

 

L’obscurité est totale.

 

GENIUS (faible, entêté) : Je n’ai pas besoin de te toucher… je sais où tu es… sans te toucher…

DÉLIA (douce mais ferme) : Tu ne peux pas le savoir si tu ne me touches pas.

     Les orgues retentissent en bas depuis la Caverne d’Honneur. Une mélodie morne, dans les basses, en crescendo.

GENIUS (très faiblement) : Mais si… mais si…

DÉLIA (après un silence) : Même si tu pouvais le savoir, cela n’aurait pas d’intérêt pour toi… tu devrais aussi savoir… si un autre m’embrasse en ton absence.

GENIUS (sursaute) : Délia !...

DÉLIA (vivement) : Pourquoi pas ! Si tu ne me trouves pas digne d’être embrassée ?!... J’ai trop froid… Je dois me blottir contre quelqu’un…

GENIUS (saisi pas la peur) : Délia, où es-tu ?... Où es-tu ?…

DÉLIA (ironique) : Pourquoi me le demandes-tu ?!... Puisque tu le sais, même si je me tais, même si je ne bouge pas – même si tu te tais, même si tu ne bouges pas.

GENIUS : Je le savais, mais je ne le sais plus… Délia !... Où es-tu ?... Arrête-toi… Viens… J’ai peur !...

DÉLIA : Ça n’a duré qu’un instant ?

GENIUS : Je l’ignore. Je suis sonné, je vais tomber. (Il titube.)

DÉLIA (l’attrape et le tient fermement dans ses bras) : Tu ne tomberas pas. N’aie pas peur, mon pauvre chéri, je suis là.

GENIUS : Tiens-moi dans tes bras !

DÉLIA : Je te tiens dans mes bras.

GENIUS (s’accroche à elle convulsivement) : Délia !... tu es brûlante… cache-moi…

DÉLIA (le caresse) : Calme-toi. C’est passé… C’est passé, n’est-ce pas ?

GENIUS (somnolant) : Qu’est-ce qui s’est passé ?

DÉLIA : La fièvre… la folie…

GENIUS (d’une voix d’enfant) : Oui… apparemment… c’est passé… c’est étrange… (Il rit comme un enfant.) Quel rêve étrange c’était… Un rêve fort… et étrange… (Il rit.)  Lux… Fux… Stux… sors-tu du Benelux...

DÉLIA : Mon petit. Tout redeviendra beau comme avant. Attends, Maman va habiller son petit garçon. (Elle saisit la cagoule sur la table, elle la glisse sur la tête de Genius et crie victorieusement.) Vive Genius ! Nouveau membre de l’Académie !...

GENIUS (muet, se laisse faire) : Délia… serre-moi contre toi…

 

Trois silhouettes se détachent d’en bas dans l’obscurité, les Chevaliers Cagoulés montent les escaliers. Le son de l’orgue forcit.

 

PREMIER CHEVALIER (d’une voix basse et sourde) : Nous recherchons Genius – les cors ont retenti. La fête de la grande Descente commence… Genius ! Viens, occupe ta place !

LES DEUX AUTRES CHEVALIERS (mornement) : Genius ! Viens, occupe ta place !

DÉLIA (vive, gaie, heureuse, en vraie femme) : Nous sommes ici, nous sommes ici ! Nous arrivons !... Nous arrivons – allons vers le bonheur !...

 

Genius fait un pas en avant, les trois cagoulés l’entourent, Délia reste blottie contre lui, ils descendent tous lentement pendant que l’orgue joue fortissimo.

 

GENIUS (en bégayant) : Le bonheur… le bonheur… ici… dans mes bras…

 

Rideau.

 

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[1] À trois pas du corps.