Frigyes Karinthy : Poésies

                                                           

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Martinovics[1]

 

I

 

Description : Marinovics b l  nuit de mai silencieuse et sublime !

 

Le miroir du Danube sommeille frémissant,

La lune moire la profondeur de l’eau.

Au loin le Mont Gellért, là-bas la nuit

Au bandes allongées vertes, noires.

 

La masse noire de la Colline du Château

Se fond dans la nuit, aveugle –

Une lueur cuivrée estompée se reflète

Sur les fenêtres, en rythmes tendres

 

Mai, le jeune homme sanglotait du plaisir de la vie,

Du plaisir de l’été – :

 

À minuit sous le pont des bateaux

Les ombres se mirent à défiler.

 

II

 

À minuit des doigts froids, silencieux frappèrent

Le mur de pierre,

À minuit se réveilla soudain

Martinovics, l’abbé franciscain.

Deux yeux exorbités, défaillants

Aperçurent la muraille muette :

Des rayons verts dansaient

Sous la voûte violette.

 

(Grimpa alors au mur,

Le regard horrifié,

Alors tapa un ongle long,

Une main froide de couleur verte.)

 

Deux marches en pavé de granit,

Un passage, gorge étroite,

De la fenêtre jusqu’au sol

S’étire un trait moite.

 

(Son œil le fixe par la fenêtre,

Le moindre espace est plein,

Son visage est blême couleur de craie,

Sa bouche est un vide noir)

 

III

 

Les mots toquèrent dans la froideur de la salle

Sous la sombre voûte les flammes des bougies flamboyaient,

Des visages de plomb usés, feuilles blanchâtres,

Vacillaient, s’entremêlaient, Le greffier fit lecture de l’acte ;

 

La lumière grise s’étalait sur le feutre.

Les juges en rangées longues obscures se turent.

Cour à sept juges. Derrière eux sur le mur

Le Christ, figure de pierre, figé, aveugle.

 

En mille sept cent quatre-vingt-quinze… L’abbé Martinovics,

Blasphème au roi… L’empereur… Brûlots, habits…

…Critiquèrent l’institution… s’opposèrent…

Réunions… souterraines… Idées républicaines...

 

Le voici… celui qui conspirait, en souterrain secret

Faisait bouillir des horreurs sous la braise,

Empereur… Aussi l’État… Voyez le crime,

- Il traduisit secrètement la Marseillaise.

 

La Marseillaise !... Oh comme furent secoués les cœurs rances

Par la grise frayeur !

Oh comme se révulsèrent leurs yeux cendreux !

…Paris !... La Marseillaise !... Mille sept cent quatre-vingt-quinze !

 

IV

 

Paris ! Place de Grève

Là-bas le tambour tonne !

Le soleil n’est qu’étincelles,

La foule bariolée tourbillonne.

 

Holà, gaiement

Dégoulinent  les têtes coupées !

Le sang jaillit joyeux,

Baguettes  battent rantanplan.

 

Holà ! Nous dégoulinons !

Holà ! il en reste assez !

Qui donc ça regarde ?

On la donne, elle est à nous !

 

Holà, qui murmure ? L’Europe ?

Un chien jappe ?

Holà ! À lui aussi

Faisons rouler quelque chose !

 

Deux boulettes grassouillettes,

Poils blancs de poudre de riz,

Comme soufflait Louis Capet !

De son cou le sang giclait !

 

Des rois s’élevèrent contre nous,

Du nôtre nous jetions la tête !

Citoyen Danton, les dés sont jetés,

À la frontière attend Dumouriez !

 

Un unique hurlement,

Le monde en tremble, étonné :

Aux armes citoyens, aux armes… !

 

Le jour de gloire est arrivé… !

 

V

 

Écoutez ! Dans mon cœur brisé

Plus de passions, - apaisé, désert.

La terrible voûte grise

Pèse sur mon cœur, une prison.

Coupable suis, reconnais tout,

L’horreur la prison m’ont cassé,

- Ô mes juges, je me confesserai -

Ô douleur !

Tremblant, lâche, broyé.

 

Je reconnais tout... Catéchismes et discours,

Il y en eut c’est vrai... Livres et écrivains,

Liberté idéaux… ils étaient nos débats,

Et nous avons même aussi critiqué l’État.

Nous avons traduit la Marseillaise

Et en effet, maintes fois,

Nous avons blasphémé, je l’admets,

Ô douleur !

Sa majesté François !

 

Mais j’étais jeune encor dans mon cerveau obscur

Flamboyaient des visions brumeuses alarmantes.

Et je voyais le monde comme un seul cœur,

Un cœur battant de lourds idéaux sombres.

C’est leurs cris qui vinrent à moi,

De vieux livres, déluge de mots,

Le brouillard m’empoigna,

Ô douleur !

La froide indifférence, la moiteur.

 

Tout à coup vinrent… Des courants d’air…

Dans un bruissement de crépuscule.

Le feu à Paris… Les trottoirs tremblent à Paris…

À Paris on abat les vieilles portes de fer… !

À Paris bouillonnent les égouts,

À Paris on se révolte !...

À Versailles à travers les jardins de plaisir,

Hallali !

Hurlent cent mille gorges puantes, affamées… !

 

Les yeux apeurés, les lèvres tremblantes

Le pouvoir perd sa voix bégayante :

Dans un long appel sanglant à l’histoire,

Le peuple, le peuple crie victoire !

Fantômes pâlissants, feux follets,

Spectres errants,

Vous entendez ? Desmoulins crie,

Hallali !

Danton trépigne l’alarme !

 

Oh quels temps ! Oh quels jours ! Sous nos yeux !

Cette force, comme elle est dure et fière !

Elle s’est alarmée dans mon cerveau hébété

Cette vision ! J’étais le seul à la comprendre !

J’ai pleuré toute une nuit,

J’ai cogné mon front contre les murs froids,

Ces murs résonnèrent

Ô douleur !

De sons inhospitaliers, étranges.

 

Toute une nuit j’ai pleuré la gorge serrée,

Sanglotant j’ai frappé le mur froid.

À Paris alors la Convention jubilait,

Jourdan et son armée attendaient sous Jemappes.

Chez nous les champs se recouvraient d’un mutisme mortel

Des champs sourds, un lointain dévasté,

Ô douleur !

Une pluie douce, larmoyante.

 

Comment ? Est-ce vain ? Est-ce incompris chez nous ?

Ne comprend-on pas chez nous cette voix ?

Peuple sourd imbécile, langue pendante

Piétiné dans la poussière, gibier de potence !

Et ceux-là portant sur la tête la stupidité décorée !

Vêtus de leur manteau de pourpre !

Oh douleur !

Et moi j’ai vu cela, je l’ai vu !

Oui.., dans les caves… cachés…moi

Je les guidais !... Conspirations ?

Vos lèvres en gercent, vos dents en claquent !

Verdissez tous… Piètre expiation !

Que grince les brodequins,

Tordez-moi les poignets,

Crevez tous !... Je sais tant d’autres choses…

Ô douleur !

Bruissez murs étouffants !

 

Libérez dans la joie et d’un coup de sabre

Les forces profondes… et moi… qu’on le voie… !

D’un coup de sabre balayez d’ici

La lourde chape des cœurs.

Fiers combats des cimes orageuses,

Guerres retentissantes des champs libres,

Ô douleur !

…Son visage est blême crayeux,

Sa bouche est un noir recoin…

 

VI

 

Parmi eux Sigray fut conduit le premier,

Szolárcsik, près des marches a trébuché.

Szentmarjay a violemment repoussé le prêtre,

Hajnóczy marcha en pleurant, Pál Őz se débattait.

 

Martinovics – selon les anciennes chroniques –

S’évanouit, il fallut le traîner là.

Lèvres ouvertes, écumeuses, un sourire pâle,

C’est par les aisselles qu’on le porta.

 

Cheveux hirsutes et mouillés, sa maigre tête d’enfant

S’inclina doucement sur le flanc du bourreau.

Celle-là qu’inonda son rouge sang caillé,

Ses deux bras étreignaient doucement le billot.

 



[1] Ignác Martinovics (1775-1795). Théologien, chef des "Jacobins hongrois" en 1793. Exécuté en 1795.