Frigyes Karinthy -
Poésies : Message dans une bouteille
terreur
rose
Manifeste
aux jeunes de vingt ans
Oyez, vous les millions Qui ont vingt ans en ce monde Futurs soldats du grand compte Qui devra mettre en sang Le monde vieilli oyez Oyez les trente-trois points Les vingt ordres rédigés Dans cette proclamation Où je lance cet appel À la révolte et aux armes Fièvre révolutionnaire Contre des lois sévissant En clamant la dictature Et le dur règne des ordres Et la finale victoire Glorieuse de nos principes Si vous me rejoignez tous Vous vous rangez sous mon drapeau Nous créerons pour nous amis Le règne mondial des cœurs Dans le feu des jeunes cœurs Le fer chauffé au rouge De leurs désirs leurs désirs Donc par le fer et le feu Si nécessaire pour atteindre Le Centième grand Empire Des états en vain tentés Qui ont existé au monde Ont fait long feu et pourri Dégagez de notre route Qui avez plus de vingt ans Et moi compris, s’il le faut En tout cas mon ambition Et morte a perdu son sang Dans des combats sans espoir Pour que je puisse être Chef Dans mon cercle de fratrie Premier de tant de premiers Dans leur camp resplendissant Mais je ne pourrai pas l’être Je l’affirme tout d’emblée Quelle idée La Terreur Rose N’élira jamais pour chef Pour empereur ou pour roi Un mi-homme solitaire Un imparfait un errant Un perdu parmi la foule On y élira pour chef Un entier en deux moitiés Un homme heureux amoureux Et une femme amoureuse Autour desquels le ciel rayonne Les arbres rient de bonheur Ce couple dans sa sagesse Heureuse gouverne le Royal peuple du pays Fier du bonheur de ses sages Et ce sont eux qui sont dignes Du pluriel impérial (Qui se doit d’être un dual) Ce sont eux qui créent la Loi Et aussi la sanctifient Et veillent dessus telle à l’orchestre Une baguette de chef Ils lèvent un sceptre double Ils mènent la symphonie Des cœurs mis en harmonie |
Comme la constitution En a décidé ainsi Dont le Parlement étant L’autorité supérieure Avec des décrets nombreux Salutaires fige le monde Dans une peur couleur rose Et habitue notre cœur À une frayeur exquise Le parlement par la voix De ses ministres mystiques Et des commissaires esthètes Ferait voter ces décrets Par poètes et musiciens À l’instar du cœur qui vote De sa foi la plus secrète Un bel amour d’élection Et secrète et générale L’émissaire législatif Ensuite proposera À ce beau couple roi-reine Ce qu’il propose et suggère Pour le bien des citoyens En beaucoup d’innovations Avec imagination Car ce sera le premier Mystère du temps nouveau Remplaçant les ministères Mystère imaginatif (Office Fantasiarum) Qui se complète aussitôt D’un air d’accompagnement Que délivre à la patrie Le ministre des affaires Des oreilles et des sons Le ministre des finances Encaisse alors les impôts En rimes riches et sonnantes Et palpitations de cœur Que le chanceux et l’élu Débourse selon richesse Au marché des sentiments Pour qu’enfin de ce surplus On nourrisse les infirmes De l’âme en pleine harmonie Entre la scolarité Et les affaires culturelles Et les besoins de transport Les transports doivent aller Par voies propres et fleuries De la compréhension Et d’ailleurs dans les débats Des séances au parlement Il faudra parler en vers Mais il est aussi permis De chanter accompagné D’un instrument mélodieux Cela vaut aussi à l’ordre Des rues et des véhicules Où il est obligatoire De parler au conducteur Sur le perron du tramway Où échanger des idées Par contre le receveur Doit demander les billets Sous la forme de comptines (À l’instar de l’écriteau Qu’on voit dans les restaurants |
« Es wird höflich
gebeten Nur gegen Nota
zahlen » On peut et on doit payer Seulement contre des notes) Tout cela signifie donc Changer de nombreuses lois Et de nouvelles coutumes L’édit du mot ordonné Les "cœurs vides de chansons" Devront suivre assidûment Un enseignement sérieux Car il y aura contrainte De ballades que chacun Devra livrer chaque jour Au bureau local des rêves Où l’on pourra contrôler Tous les rêves des garçons Et tous les rêves des filles Et on les transfèrera À l’office du Bien-être Là on fera des bilans Et quiconque te demande Avec chaude compassion « Alors comment vous allez ? » Sur appel téléphonique Reçoit rapport détaillé Car les vagues colorées Du bonheur et du chagrin Sont le cours de notre vie C’est pourquoi de nos sourires Et de nos yeux embrumés L’État tient la main courante On enseignera à part Dans les écoles primaires La science compliquée De la comptabilité Et du rire populaire Puis à la suite viendront Les interdictions sévères Parmi elles la première Est la loi draconienne D’interdiction du travail Et l’introduction complète Des baignades au clair de lune Et puis en agriculture On met à l’ordre du jour La question très importante Comment des fruits sur un arbre Qui n’a jamais eu de fleurs Peuvent-ils aussi mûrir ? Mais enfin la Cour d’Appel Traitera le grand procès Et prendra sa décision Qui avait poussé le cri Étranglé qui ronfle tel Qu’une meule de l’enfer Et dans la voûte du ciel Qu’est-ce donc qui hurle et frappe Pendant que les policiers Enquêteront gentiment Pour savoir dans quoi plongea Le regard de tes beaux yeux Où a disparu du ciel L’arc-en-ciel multicolore Et où a fui la jeunesse La jeunesse en compagnie Des vieux astronomes royaux Qui seront tenus de faire |
Quelques calculs très précis On compte combien d’étoiles Dans tes yeux brillants, Sophie Et n’oublions pas non plus Les affaires de santé Les malades fréquentant Les hôpitaux recevront Un violoneux des gris Un poète en aucun cas Évidemment ne sera Ce violoneux des gris-là Le même hôpital aura Une nouvelle chirurgie Destinée aux cœurs fendus Et des transplantations Aideront à suppléer Le cœur triste et douloureux En le sortant de sa place En y mettant une pierre On montera des béquilles Sur les pieds des vers boiteux La vanité offensée Recoudra la plaie ouverte Ainsi pourra refleurir Une liberté complète La censure nous scanderons En distiques beaux et fiers En regardant vers le ciel Le cœur plein de gratitude Seuls ces ciseaux de censure Pourront alors les couper Et aussi la peur qu’un jour Des puissances ennemies Envieuses et jalouses Osent nous envahir au nom De la raison détestable Mais nous n’aurons nulle peur Car d’ici-là nous aurons Le pouvoir de nous défendre En sus de la politique Du ministre de la guerre Qui érigea entre-temps Une immense forteresse Tout au long de la frontière Une ligne sans limite Où s’alignent avec des tours Nos gais châteaux en Espagne Perçant les plus hauts nuages Que nulle grenade n’atteint Ni gaz ni autre violence Tout au plus un mot coquin Incroyable et ironique Ou bien le regard de biais De la Tête de Cochon Ou un brin de chevelure De notre jeune infidèle Mais nous aurons tout de même Le courage d’affronter La lumière du tyran Ainsi que la terreur rose En proclamant son slogan Et en psalmodiant son hymne Dans les grandes brumes roses Nous dispersant en nuées Pendant que les beaux nuages Aspirent en leur giron Les figures honorées De nos deux chefs adorés Titania et Obéron. |